Depuis l’Exil Tome VI L’instruction élémentaire

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J Hetzel (p. 137-140).

III

L’INSTRUCTION ÉLÉMENTAIRE

1er août

La Société pour l’instruction élémentaire (enseignement laïque), fondée en 1814 par J.-B. Say et Carnot, distribuait, dans la salle du Trocadéro, ses prix et récompenses, et célébrait en même temps son 65e anniversaire.

Victor Hugo présidait. Il a prononcé, en ouvrant la séance, le discours qui suit :

Il y a un combat qui dure encore, un combat désespéré, un combat suprême, entre deux enseignements, l’enseignement ecclésiastique et l’enseignement universitaire. J’ai proposé, il y a trente ans, à la tribune de l’Assemblée législative, une solution du problème. Cette solution, qui était la vraie, a été repoussée par la réaction, qui a dû en partie peut-être à ce refus son désastreux triomphe.

Aujourd’hui, messieurs, je veux rester dans le calme philosophique. Vous avez pu remarquer que, pour caractériser les deux enseignements qui se querellent, je n’ai voulu employer que les qualificatifs dont ils se désignent eux-mêmes : ecclésiastique, universitaire ; j’ai laissé de côté, vieux combattant, ces expressions vivement populaires dont la polémique actuelle se sert avec tant d’éclat. Ne mettons pas de colère dans les mots, il y a assez de colère dans les choses. L’avenir avance, le passé résiste ; la lutte est violente, les efforts sont quelquefois excessifs ; modérons-les. La certitude du triomphe se mesure à la dignité du combat ; la victoire est d’autant plus certaine qu’elle est plus tranquille. (Bravos.)

Quelle fête célébrons-nous ici ? La fête d’une société pour l’enseignement élémentaire.

Qu’est-ce que cette société ? Je vais tâcher de vous le dire.

Elle s’occupe peu de ce qui occupe particulièrement l’école ecclésiastique dont je viens de vous parler ; cette société est absorbée, d’abord par ce premier art, lire et écrire, puis par l’histoire, la géographie, la morale, la littérature, la cosmographie, l’hygiène, l’arithmétique, la géométrie, le droit usuel, la chimie, la physique, la musique. Pendant que l’enseignement ecclésiastique, inquiet pour l’erreur dont il est l’apôtre, entre en folie et pousse des cris de guerre et de rage, cette société, profondément calme, se tourne vers les enfants, les mères et les familles, et se laisse pénétrer par la sérénité céleste des choses nécessaires ; elle travaille. (Applaudissements.)

Elle travaille ; elle élève des esprits. Elle n’enseigne rien de ce qu’il faudra plus tard oublier ; elle laisse blanche la page où la conscience, éclairée par la vie, écrira, quand l’heure sera venue. (Bravos répétés.)

Elle travaille. Que produit-elle ? Écoutez, messieurs. Elle va donner, cette année :

Trois médailles de vermeil,

Trente-cinq médailles d’argent,

Cent dix médailles de bronze,

Deux cent dix-huit mentions honorables,

Et quinze cent quatrevingt-dix certificats d’études.

Ici, j’entends un cri unanime : Grand succès ! Messieurs, j’aime mieux dire : Grand effort !

Ce mot, grand effort, fait mieux que satisfaire l’amour-propre, il engage l’avenir.

Oui, un noble, puissant et généreux effort ! Et aucune bonne volonté n’est inutile à la marche de l’humanité. La somme du progrès, qu’est-ce ? le total de nos efforts.

Je suis un de ces passants qui vont partout où il y a un conseil à donner ou à recevoir, et qui s’arrêtent émus devant ces choses saintes, l’enfance, la jeunesse, l’espérance, le travail. On se sent satisfait et tranquillisé, quand on est de ceux qui s’en vont, de pouvoir, de ce point extrême de la vie, jeter au loin les yeux sur l’horizon, et dire aux hommes :

« Tout va bien. Vous êtes dans la bonne voie. Le mal est derrière vous, le bien est devant vous. Continuez. Les volontés suprêmes s’accomplissent. » (Vive sensation.)

Messieurs, nous achevons un grand siècle.

Ce siècle a vaillamment et ardemment produit les premiers fruits de cette immense révolution qui, même lorsqu’elle sera devenue la révolution humaine, s’appellera toujours la Révolution française. (Bravos prolongés.)

La vieille Europe est finie ; une nouvelle Europe commence.

L’Europe nouvelle sera une Europe de paix, de labeur, de concorde, de bonne volonté. Elle apprendra, elle saura. Elle marchera à ce but superbe : l’homme sachant ce qu’il veut, l’homme voulant ce qu’il peut. (Applaudissements.)

Nous ne ferons entendre que des paroles de conciliation. Nous sommes les ennemis du massacre qui est dans la guerre, de l’échafaud qui est dans la pénalité, de l’enfer qui est dans le dogme ; mais notre haine ne va pas jusqu’aux hommes. Nous plaignons le soldat, nous plaignons le juge, nous plaignons le prêtre. Grâce au glorieux drapeau du 14 juillet, le soldat est désormais hors de notre inquiétude, car il est réservé aux seules guerres nationales ; on ne ment pas au drapeau. Notre pitié reste sur le prêtre et sur le juge. Qu’ils nous fassent la guerre, nous leur offrons la paix. Ils veulent obscurcir notre âme, nous voulons éclairer la leur. Toute notre revanche, c’est la lumière. (Longue acclamation.)

Allez donc, je ne me lasserai pas de le redire, allez, et efforcez-vous, vous tous, mes contemporains ! Que personne ne se ménage, que personne ne s’épargne ! Faites chacun ce que vous pouvez faire. L’Être immense sera content. Il égalise l’importance des résultats devant l’énergie des intentions. L’effort du plus petit est aussi vénérable que l’effort du plus grand. (Bravos.)

Allez, marchez, avancez. Ayez dans les yeux la clarté de l’aurore. Ayez en vous la vision du droit, la bonne résolution, la volonté ferme, la conscience, qui est le grand conseil. Ayez en vous — c’est par là que je termine — ces deux choses, qui toutes deux sont l’expression du plus court chemin de l’homme à la vérité, la rectitude dans l’esprit, la droiture dans le cœur. (Triple salve d’applaudissements. Cri unanime de : Vive Victor Hugo ! Toute la salle se lève et fait une ovation à l’orateur.)