Depuis l’Exil Tome VI La fête de Besançon

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J Hetzel (p. 141-149).

IV

LA FÊTE DE BESANÇON

— 27 décembre 1880 —

En mai 1879, M. le sénateur Oudet, maire de Besançon, transmettait à Victor Hugo un extrait d’une délibération du conseil municipal de Besançon, lequel décidait :


« Une plaque en bronze sera placée sur la façade et contre le jambage séparatif des deux fenêtres de la chambre où est né Victor Hugo, au premier étage de la maison Arthaud ; cette plaque portant une inscription qui rappellera la naissance de notre illustre compatriote.

« La rue du Rondot-Saint-Quentin recevra à l’avenir le nom de rue Victor Hugo. »

En conséquence de cette décision, la ville de Besançon célébrait, le 27 décembre 1880, par une fête en l’honneur de Victor Hugo, l’inauguration de la plaque commémorative.

À une heure, le cortège officiel se réunissait à l’hôtel de ville : le maire, M. Beauquier, député, M. Alfred Rambaud, délégué du ministre de l’instruction publique, les professeurs, les magistrats, les généraux, etc.

Paul Meurice, venu de Paris, représentait Victor Hugo.

Le cortège s’est dirigé vers la maison natale de Victor Hugo.

Le Rappel donne ce récit de la journée :

… La foule est immense sur la place du Capitole, sur les balcons, aux fenêtres.

Une vaste estrade a été dressée, toute fleurie d’arbustes charmants. Elle est recouverte d’un haut pavillon, constellé des initiales V. H. sur fond d’or.

En face de l’estrade, la maison où est né Victor Hugo.

Cette maison, qu’habitait en 1802 le commandant Hugo, père du poète de la Légende des Siècles, s’élève dans la Grande-Rue qui conduit à la citadelle. Une place, ornée d’une fontaine, monumentale, s’étend devant la maison célèbre.

La maison a deux étages et cinq fenêtres de front. Les deux fenêtres, à droite de la porte d’entrée, au premier étage, éclairent une vaste chambre, celle où Victor Hugo est né.

Le large toit flamand a deux rangées de mansardes espagnoles, surmontées de frontons terminés par des boules de pierre. L’une de ces boules, celle du milieu, se termine par trois feuilles de chêne en granit sculpté. Celui qui a sculpté ces feuilles de chêne savait-il quel grand front elles couronneraient ?

Les fenêtres sont aujourd’hui remplies de larges camélias en fleurs et surmontées d’écussons peints et dorés sur lesquels on lit : Hernani — Ruy Blas — Les Orientales, etc.

Une immense guirlande de bois émaillée de roses brode la frise et la corniche du toit et encadre en retombant la sixième croisée du premier étage, qui est du quinzième siècle.

Cette ouverture étrange, formée de deux croisées jumelles à ogive, fait partie de la maison voisine ; mais elle appartenait alors à l’appartement du commandant Léopold Hugo, et encore aujourd’hui la chambre sur laquelle elle s’ouvre est annexée à l’immeuble du présent propriétaire.

Ainsi, la maison où Victor Hugo est né, située sur l’emplacement d’un ancien capitole romain, donne la main à une maison contemporaine de Notre-Dame de Paris.

Autre coïncidence : à dix mètres de cette maison illustre se dresse une magnifique colonnade antique qui a été retrouvée en 1870 avec plusieurs chapiteaux et fragments de statues antiques. Ces restes d’un ancien théâtre romain semblent être sortis de terre pour saluer le glorieux représentant du théâtre moderne.

À quelques pas se dresse un arc de triomphe du temps de Marc-Aurèle.

Le maire, le préfet, les députés, les généraux, les universitaires, le premier président, Paul Meurice, montent sur l’estrade.

M. Oudet prononce, au milieu des applaudissements, un chaleureux discours, dont voici les principaux passages :

Le père de Victor Hugo revint de la campagne du Rhin chef de bataillon ; et, dans les premiers mois de 1801, il fut appelé en cette qualité au commandement du 4e  bataillon de la 20e demi-brigade, alors en garnison à Besançon.

À cette époque, Jacques Delelée, aide de camp de Moreau, était rentré à Besançon, où il habitait avec sa jeune femme. Peu de nos contemporains ont connu le commandant Delelée, décédé en 1810, à l’armée de Portugal, à l’âge de quarante-neuf ans ; mais plusieurs de ceux qui m’entourent se souviennent de sa veuve, Mme Delelée, morte le 17 mars 1850, et d’un frère de celle-ci, le capitaine Dessirier, décédé en cette ville depuis quelques mois seulement. Si donc nous n’avons plus aujourd’hui les témoins des événements que nous allons raconter, du moins nous en tenons le récit de première main.

Delelée était l’ami du commandant Hugo, qui descendit chez lui et profita de celle hospitalité pendant deux ou trois mois, d’après l’affirmation que m’en donnait le capitaine Dessirier lui-même, peu de temps avant sa mort. Mais le commandant, ayant appelé près de lui sa femme et ses deux enfants, dut chercher en ville un appartement suffisant pour installer sa jeune famille. Et c’est ainsi qu’il vint à louer le premier étage d’une maison appartenant aux enfants Barratte, située sur la place du Capitole (ancienne place Saint-Quentin, 264). Cette maison, d’une certaine apparence extérieure, était d’ailleurs admirablement placée au point de vue de l’hygiène, dans le quartier le plus salubre de la ville, protégée contre les vents humides et malsains du sud-ouest par la montagne de la citadelle, et ayant sa façade largement aérée et tournée au soleil levant, comme la vigne du chansonnier.

Peu après, s’annonça un troisième enfant. Le père, ayant déjà deux garçons, désirait une fille. Garçon ou fille, on lui chercha un parrain ; la marraine était toute trouvée, c’était Mme Delelée. Pour parrain, on pensa au général Lahorie. Il était à Paris, Delelée le représenta.

La mère fut si rapidement relevée de ses couches, que vingt-deux jours après elle assistait elle-même, à la mairie de Besançon, à la rédaction de l’acte de naissance du fils d’un compagnon d’armes de son mari, acte qui porte la signature de Mme Hugo, et lui donne l’âge de vingt-cinq ans. Le commandant Hugo en avait alors vingt-huit.

À quelles circonstances extérieures la mère et l’enfant, l’enfant surtout, venu au monde si chétif, devaient-ils d’avoir surmonté si facilement, la mère les dangers d’un accouchement précédé d’une grossesse pénible, l’enfant la délicate constitution avec laquelle il vint au monde ? L’un et l’autre le durent à la salubrité de notre climat, aux soins affectueux qu’ils reçurent.

Oui, il y a de cela soixante-dix-neuf ans, Victor Hugo naquit dans cette maison, dans cette chambre au premier étage ; oui, il y est né d’un sang breton et lorrain à la fois ; mais il y naquit chétif et moribond, et s’il survécut, s’il fit mentir les prévisions de la science, c’est qu’il eut, dès sa première aspiration à la vie, pour se réchauffer et se revivifier, cet air si pur qui anime toute la nature dans notre pays, qui fait les constitutions solides, les caractères bien trempés, les âmes fortes, et qui, dans ses effluves généreuses, inspire nos artistes et nos poëtes.

J’ai donc le droit de dire que le sang qui a produit ce puissant génie n’est pas seulement lorrain et breton ; il est franc-comtois aussi, et j’en revendique notre part ; le berceau qui a recueilli et réchauffé au seuil de la vie l’enfant moribond est à nous tout entier !

Arrivé là, ma tâche est finie. Je ne suivrai pas cette longue et incomparable existence dans les diverses phases de son évolution littéraire, politique et sociale. Je n’oserais aborder un pareil et si vaste sujet. Une voix plus jeune, mais aussi plus autorisée par de savantes études littéraires, vous les fera connaître ou vous les rappellera tout à l’heure. Un de mes collègues et amis du sénat disait, il y a quelque temps, à la tribune, en parlant de Victor Hugo : « Cet homme de génie dont le cerveau a donné l’hospitalité à toutes les idées généreuses et à tous les progrès de son siècle. » Cet éloge, si grand qu’il soit, est insuffisant. Victor Hugo fut avant tout le poëte du dix-neuvième siècle. Or, le poëte ne reçoit pas les idées, il les crée, ou plutôt il les devine. Ce n’est point un vulgarisateur, c’est un prophète. Il ne suit pas, il marche en avant. Tel fut le rôle de Victor Hugo, tel il est encore.

J’en ai dit assez pour faire comprendre à mes concitoyens pourquoi j’ai, le 3 mars 1879, proposé au conseil municipal, et pourquoi le conseil a décidé de donner le nom de Victor Hugo à l’une des rues de la ville et de poser sur la façade de cette maison une plaque commémorative de sa naissance.

Vive Victor Hugo ! Vive la république !!

Au dernier mot du maire, le voile de velours cramoisi qui cache la plaque commémorative est enlevé, aux acclamations de la foule.

La plaque est en bronze. Une lyre sur laquelle montent deux branches de laurier d’or dresse ses cinq cordes au dessus d’une inscription qui, d’après le désir du poète, se compose uniquement d’un nom et d’une date :

VICTOR HUGO
26 février 1802.

La lyre est couronnée par la rayonnante figure d’une République étoilée.

La jeune fille du propriétaire de la maison, Mlle Artauld, apporte au maire, qui le remet à Paul Meurice, un superbe bouquet destiné à Victor Hugo.

Puis le cortège se dirige vers le théâtre.

Il y entre par une grande porte de côté qui s’ouvre sur la scène même.

Des gradins recouverts d’un tapis y ont été ménagés pour donner accès à l’estrade où ont pris place les invités.

Le buste de Victor Hugo, par David d’Angers, est au milieu de la scène.

Les loges du premier rang, le balcon et l’orchestre étaient déjà occupés par les personnes admises sur lettres d’invitation. Mais alors on a ouvert les portes aux premiers arrivants d’une foule énorme qui se pressait sur la place, et cet admirable public populaire, vivant, bruyant et chaud, s’est entassé, non sans rumeur et sans clameur, sur les banquettes des places d’en haut.

Quand le calme s’est un peu rétabli, le maire-sénateur a résumé, dans une courte allocution, ce qui venait de se dire et de se faire devant la maison de la place du Capitole.

Il a ensuite donné la parole à M. Rambaud.

Ainsi que M. Rambaud l’a rappelé lui-même, il ne parlait pas seulement comme délégué du ministre de l’instruction publique, il parlait aussi comme enfant de Besançon, car il a l’honneur d’être le compatriote de Victor Hugo.

Il a pu ainsi donner à son éloquent discours une allure plus libre et moins officielle. Il a esquissé à larges traits la vie du grand poëte et du grand combattant. Puis, il a parlé de son œuvre si multiple et si puissante. Il a dit les luttes du commencement, la bataille d’Hernani, les résistances, les haines, puis la conquête progressive des esprits et des pensées, l’influence chaque jour grandissante, et enfin le triomphe éclatant et l’acclamation universelle. Il a raconté aussi les combats intérieurs et les progrès du penseur et de l’homme politique, son exil, son duel de dix-huit ans avec l’empire et, là aussi, sa victoire, qui est la victoire de la république et de la libre pensée.

Il a terminé ainsi :

« … Le génie lyrique de Victor Hugo n’entend pas vivre hors de ce temps et de ce pays ; il s’inspire des sentiments et des passions de l’homme moderne ; il a chanté la Révolution, la république, la démocratie, et, depuis l’Ode à la Colonne jusqu’à l’Année terrible, rien de ce qui a fait battre les cœurs français ne lui est resté étranger.

On peut dire qu’il n’est pas un sentiment humain, français, qu’il n’ait exprimé ; et qu’en revanche il n’est pas un de nous qui n’ait dans l’esprit et dans le cœur quelque empreinte de Victor Hugo, qui, sous le coup de quelque émotion, de quelque enthousiasme, de quelque sentiment triste ou joyeux, ne trouve cette émotion ou ce sentiment déjà formulé en lui avec la frappe que lui a donnée Victor Hugo.

De là cette action prodigieuse qu’il a exercée sur ses contemporains, pendant les trois générations, si différentes entre elles, qu’il a traversées. Les hommes du premier tiers de ce siècle se groupent autour de lui : Balzac a été un des applaudisseurs de son Hernani ; Lamartine, Musset, Vigny, Sainte-Beuve, George Sand, Mérimée, ont plus ou moins ressenti son influence. Paul de Saint-Victor a prophétisé que sous les pas de celui qu’on appelait le roi des Huns ne repousseraient jamais « les tristes chardons et les fleurettes artificielles des pseudo-classiques ». Théodore de Banville voit en lui un géant, un Hercule victorieux, et, dans son merveilleux Traité de la poésie française, justifie toutes les règles de la poétique nouvelle par des exemples empruntés à celui qu’il appelle tout simplement le poëte. Michelet se défend de toucher au sujet de Notre-Dame de Paris, parce que, dit-il, « il a été marqué de la griffe du lion ».

Théophile Gautier, bien des années après la représentation d’Hernani, lui qui a compté parmi les trois cents Spartiates, écrivait ceci :

« Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants… Cette soirée décida de notre vie. Là, nous reçûmes l’impulsion qui nous pousse encore après tant d’années et qui nous fera marcher jusqu’au bout de la carrière. »

« Cette impulsion n’a pas été donnée à Théophile Gautier seulement ; elle a été donnée à tout un siècle, à tout un monde, qui depuis ce jour-là est en marche.

« Les Grecs disaient que d’Homère découlait toute poésie. De Victor Hugo sort aussi une grande source de poésie qui s’est répandue sur les esprits les plus divers et qui les a vivifiés. Les peintres comme Delacroix, les musiciens comme Berlioz ont bu à cette source.

« L’action qu’il a exercée sur ses premiers contemporains s’étend encore sur la génération actuelle. Lorsqu’en 1867, sous l’empire, eut lieu la première reprise d’Hernani, le poëte exilé reçut une adresse de quelques-uns des noms les plus illustres de la jeune école : Sully Prudhomme, Coppée, Jean Aicard, Theuriet, Léon Dierx, Armand Silvestre, Lafenestre. Bien des vaillants qui avaient fait partie des « vieilles bandes d’Hernani » étaient couchés dans la tombe ; une armée nouvelle sortait de terre, rien qu’à voir frissonner de nouveau les plis du vieux drapeau ; la vieille garde morte, toute une jeune garde accourait se ranger autour du maître. »

Le public a souvent interrompu par ses applaudissements ce remarquable discours et les heureuses citations de Victor Hugo que M. Rambaud y a mêlées. On voulait presque faire bisser un passage du discours sur la loi de l’enseignement de 1850.

Les artistes du grand théâtre ont ensuite lu ou chanté diverses poésies de l’œuvre du maître.

Paul Meurice lit alors ce remerciement de Victor Hugo :

Je remercie mes compatriotes avec une émotion profonde.

Je suis une pierre de la route où marche l’humanité, mais c’est la bonne route. L’homme n’est le maître ni de sa vie, ni de sa mort. Il ne peut qu’offrir à ses concitoyens ses efforts pour diminuer la souffrance humaine, et qu’offrir à Dieu sa foi invincible dans l’accroissement de la liberté.

Victor Hugo.

Applaudissements prolongés. On couronne le buste d’un laurier d’or. Cris : Vive Victor Hugo ! vive la république !

La fête de jour s’est brillamment terminée par le chant de la Marseillaise, qui a été exécuté avec une verve toute patriotique par les artistes et l’orchestre du théâtre.

Le soir, à sept heures et demie, un magnifique banquet a été donné dans la grande salle du palais Granvelle, admirablement décorée pour la circonstance par le jeune et habile architecte auquel on doit le dessin de la plaque commémorative. Sur un fond rouge se détachaient en lettres d’or les initiales R. F. et V. H.

Plus de cent convives assistaient à ce banquet, qui réunissait les représentants de la presse parisienne et locale, les autorités civiles, municipales, universitaires et militaires du département.

Divers toasts ont été portés :

Le maire : Au président de la République.

A. Rambaud : À Victor Hugo, poète des États-Unis du monde.

Ad. Pelleport : À Garibaldi, qui empêcha l’ennemi d’envahir Besançon.

Le général Wolf : Au génie, dans la personne de Victor Hugo.

Paul Meurice : À la ville de Besançon.

M. Beauquier, député : À Victor Hugo, président de la république des lettres.

Après les toasts, de beaux vers de M. Grandmougin, enfant de Besançon comme Victor Hugo, lus par M. le recteur, ont été salués d’unanimes applaudissements.

On a passé dans un jardin d’hiver qui avait été improvisé dans une autre salle du palais Granvelle.

De beaux arbustes verts portaient des lanternes vénitiennes d’un effet charmant, l’hôtel de ville et la maison où est né Victor Hugo étaient brillamment illuminés.

La foule répandue dans les rues participait à la fête par sa joie et ses nombreux vivats auxquels faisait écho la musique militaire. — Ad. Pelleport.