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CHAPITRE I

COMMENT JE SUIS ENTRÉ À L’ÉCOLE NORMALE DE SÈVRES


I[modifier]

C’était en 1881. L’École normale de Sèvres, acceptée en principe, constituée en grande partie, n’était pas encore ouverte. Restaient à régler quelques questions accessoires, mais importantes ; restait à achever de convaincre la Commission du budget. Je suivais, avec un vif intérêt, les phases de cette formation, car l’École normale de Sèvres consacrait l’idée que j’avais émise en 1848 au Collège de France, et dans mon Histoire morale des femmes, la création de lycées de jeunes filles.

Un matin, à la campagne, le 30 octobre 1881, je me rappelle la date, je lisais dans un journal quelques lignes sur ce sujet, quand un de mes plus chers amis, qui était venu passer plusieurs jours avec nous, entre, et me remet une lettre que le facteur venait d’apporter pour moi. Je lis, et tout à coup sursautant : « Hein ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Je rêve ! C’est insensé ! » Puis, me retournant vers mon ami : « Savez-vous de qui est cette lettre ? De M. Zévort, le directeur général de l’enseignement secondaire.

― Homme très capable, dit-on, et d’une grande force d’initiative.

― Oh ! Je vous en réponds ! Savez-vous ce qu’il m’écrit ? Ce qu’il me propose ? Le titre d’Inspecteur général de l’École normale de Sèvres : les fonctions de Directeur des études. Tenez ! Lisez. »

Je lui tendis la lettre.

― Hé bien ? me dit-il tranquillement après avoir lu.

― Comment ! Hé bien ? Moi ! Directeur des études ! Moi ! Inspecteur général ! Mais je ne suis pas même licencié ès lettres ! Je n’ai aucun rang dans l’Université. Cela n’a pas le sens commun.

― Je ne suis nullement de cet avis, reprit mon ami. La lettre de M. Zévort prouve qu’il connaît vos ouvrages, et d’après ce que vous avez écrit…

― Ce que j’ai écrit ! ce que j’ai écrit ! Mais écrire et agir sont deux. Emettre une idée et l’appliquer sont deux. La plume à la main, je suis sur mon terrain. Je fais mon métier. Mais diriger ! Inspecter ! Je ne saurais comment m’y prendre. Tous les universitaires…

― Mais c’est précisément parce que vous n’êtes pas universitaire que M. Zévort vous choisit. Relisez donc sa lettre. Pour fonder une chose nouvelle, il veut des instruments nouveaux. Vos principes d’éducation lui conviennent. Vos idées sur la famille le rassurent. Vous n’avez pas le droit de refuser. C’est le couronnement de votre carrière.

Ce mot m’arrêta. Je gardai un moment le silence, et, après une courte réflexion, je repris :

« Votre mot me frappe et me touche. Je mentirais si je n’avouais pas qu’une telle proposition me va au cœur. Mais je me connais. Mon premier besoin, c’est l’indépendance. Je suis de la race du loup de La Fontaine. Je n’ai jamais voulu m’attacher le plus petit fil à la patte, je ne peux pas me mettre une chaîne au cou. D’ailleurs, si je vaux quelque chose, ce n’est qu’à la condition de n’appartenir qu’à moi. M’asservir à quoi que ce soit, c’est m’annihiler. Membre de l’Université, je ne serais plus maître de ma plume… Jamais. J’ai payé ma dette en émettant quelques idées utiles, j’espère. Que d’autres les appliquent. Je vais donc écrire à M. Zévort…

― N’écrivez pas. Une lettre comme la sienne vaut bien une visite de remerciement. Allez trouver M. Zévort. Expliquez-vous avec lui à cœur ouvert, et, si vous ne pouvez vous entendre, séparez-vous du moins en ami.

― C’est juste, » répondis-je, et, le lendemain matin, j’entrais dans le cabinet de M. Zévort. Je lui exposait tout ; il m’écouta sans m’interrompre, puis il me dit : « Ma réponse est bien simple. On ne vous oblige à rien ; on ne vous demande rien. On ne vous interdit rien. Vous irez à Sèvres quand vous voudrez ; vous y direz ce qui vous plaira ; de temps en temps, un mot d’encouragement et de conseil aux jeunes filles, un mot d’entente avec les professeurs. Le ministre, car je ne suis ici que son interprète, s’en rapporte à vous, pour nous aider dans notre œuvre, à votre façon. Permettez-moi d’ajouter une chose qui vous sera agréable. J’ai créé, à votre intention, un cours de plus à l’École, un cours de diction, qui sera confié à ma fille. A bientôt, mon cher Inspecteur général. »

Devant de telles paroles, il n’y avait qu’à s’incliner et à accepter ; et voilà comment, le 1er novembre 1881, je me couchai le soir, en me disant : « Inspecteur général ! Me voilà Inspecteur général ! Et avec des appointements, encore ! Comment vais-je faire pour gagner mon argent ? »


II. Idée et plan de ce livre.[modifier]

Il y a quatorze ans que s’est passé ce que je viens d’écrire.

Plusieurs fois, dans l’intervalle, j’ai voulu me retirer, non par lassitude ou par ennui, mais par respect humain, en souvenir de la date de mon extrait de naissance. On ne doit plus rien inspecter, ni rien diriger, quand on est né le 14 février 1807. Mais, malgré mes instances réitérées, ma démission a toujours été refusée. Des hommes, dont je ne peux nier ni la compétence ni l’amitié, m’ont affirmé que j’avais rendu et que je rendais encore à Sèvres des services réels ; que j’y avais fait ce que d’autres n’auraient pu faire à ma place. Qu’ai-je donc fait ? Comment ai-je pu mériter cette confiance ? Voilà la question qui se pose aujourd’hui impérieusement devant moi. A la veille de dire adieu à cette belle École, j’éprouve le besoin de faire mon examen de conscience professorale. Je voudrais, ne fût-ce que pour me justifier à moi-même l’honneur dont j’ai été l’objet, je voudrais me rendre compte de la façon dont j’ai pu arriver à me faire ma place à moi, dans cette élite de professeurs ; je voudrais résumer mon enseignement en quelques chapitres, en un volume.

Que pourra être ce livre ?

Mes fonctions à Sèvres, telles que je les avais comprises, étaient doubles. Tantôt inspecteur, tantôt professeur. Inspecteur, je lisais et annotais les devoirs écrits, j’assistais à tel ou tel cours, j’écoutais la leçon, j’écoutais les élèves, et je mêlais mes observations à celles du maître.

Professeur, je les réunissais pour moi seul, non dans leurs grandes salles de cours, mais dans leur petite salle d’étude. Pas de chaire, je tenais à rester en communication directe et intime avec mes auditrices. Je m’asseyais en face d’elles, avec une petite table devant moi, et là, librement, familièrement, je tâchais de leur dire, d’accord avec leurs maîtres, autre chose que ce que leurs maîtres leur disaient. Mon enseignement s’associait au leur, s’ajoutait au leur et s’efforçait de le compléter. N’étant pas, comme eux, forcé de m’astreindre aux programmes, je me préoccupais moins d’assurer le succès de nos élèves comme candidates à l’agrégation, que de les préparer à leur rôle de professeurs.

Or, en interrogeant mes souvenirs, en fouillant dans mes notes, en relisant quelques-unes de mes conférences publiées dans le journal le Temps, je suis frappé de trois choses :

D’abord la plupart de mes leçons portaient sur les hommes et les œuvres des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Voilà, ce me semble, le plan de mon livre trouvé. Une première partie sera consacrée aux deux siècles qui nous précèdent ; une seconde au nôtre.

Ensuite, autre remarque : je cherchais toujours pour chacune de mes conférences, un sujet quelque peu nouveau, propre à exciter la curiosité, l’intérêt : Tout Lafontaine en une fable ; Les deux Vauvenargues, Napoléon Ier après sa mort. Je tâchais de mettre un peu d’imagination dans la pédagogie.

Enfin, mon instinct et mes habitudes d’auteur dramatique m’amenaient à présenter mes idées et mes personnages sous une forme vivante, à leur donner quelque chose du mouvement du théâtre.

Hé bien, voilà, il me semble, ce qu’il faudrait essayer de reproduire dans ce livre. Ainsi s’expliquerait l’action que j’avais, dit-on, sur mes élèves, ce qu’elles ont pu me devoir. Mais comment expliquer ce que je leur ai dû, moi ! Le bien qu’elles m’ont fait, c’est le mal qu’elles m’ont donné. Dieu sait ce qu’il m’a fallu lire et relire ; apprendre et réapprendre ! Les choses que je connaissais le mieux, prenaient un autre aspect quand il s’agissait de les leur enseigner. J’ai refait mes classes avec elles.

Autant de peines, autant de plaisirs. Que de bons jours j’ai passés à arpenter ma chambre, en me creusant la cervelle pour trouver le moyen le plus propre à leur élargir l’esprit, à éveiller en elles la personnalité de l’intelligence, l’indépendance du jugement. Je tenais aussi à leur donner quelque principe d’éducation, quelque loi morale, qui, plus tard, quand elles seraient professeurs, pût leur servir de guide vis-à-vis de leurs élèves ; de soutien vis-à-vis d’elles-mêmes ; tout cela me tenait sans cesse en haleine, et je suis sûr que, si j’ai gardé aujourd’hui encore la faculté du travail, j’en dois remercier l’École de Sèvres.

Ce n’est pas tout. Il en est des qualités affectives comme des qualités intellectuelles, l’exercice seul les conserve. La sympathie est un feu sacré, qui s’éteint avec l’âge, si on ne l’entretient pas. Or, quel meilleur sursum corda pour la vieillesse que de vivre en pleine jeunesse ! Il faut peut-être l’avoir éprouvé, pour le comprendre, combien ce commerce de plusieurs années avec tant de jeunes intelligences, si ardentes au travail, si pleines de bon vouloir, se préparant si sérieusement à une vie si sérieuse, vous intéresse profondément à elles ! Comme on a le désir de leur être utile ! et quelle force vous donne ce désir ! Je me rappelle toujours l’exemple de notre cher Bersot. Ne l’avons-nous pas vu, frappé d’un mal incurable et effroyable, épuisé de forces, rester jusqu’à son dernier jour, jusqu’à sa dernière heure, le directeur de l’École normale ? Le 31 janvier 1878, à quatre heures, je le trouvai lisant et annotant le travail d’un de ses élèves. Le lendemain, à midi, il était mort.

Qui lui a donné la force de combattre les plus atroces souffrances, de les dominer, de les oublier peut-être ? Comment ce martyr est-il devenu un héros ? à force d’être un maître.

À l’œuvre donc ! et que ce volume, en faisant renaître pour moi ce cher passé, me serve de compagnon de route, dans cette dernière étape de ma vie de travail.