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CHAPITRE II

MON IGNORANCE


Mes débuts à Sèvres ne furent pas sans me causer quelque appréhension. J’arrivais dans une grande école avec un rang supérieur. Je me trouvais placé au-dessus d’une élite de professeurs, munis, par la pratique et par l’étude, d’une étendue et d’une solidité de connaissances que me manquaient. Mon premier sentiment fut donc un sentiment d’inquiétude. J’étais inquiet de mon ignorance. L’histoire, surtout, me faisait peur. Je savais le professeur un homme d’un rare mérite ; on m’avait parlé de sa grande autorité sur les élèves, et je craignais fort de me trouver, en pleine classe, en état d’infériorité vis-à-vis de lui.

Je m’en tirai assez bien dans les premiers mois, ayant soin d’écouter plus que je ne parlais, et en ne parlant que sur les points où j’étais absolument sûr de moi. Vint pourtant un jour où il me fallut payer de ma personne et prendre parti bravement.

Arrivé, un matin, à l’improviste, je tombai sur une séance très intéressante. Une des élèves occupait la place du professeur, et, assise dans sa chaire, elle fit à ses compagnes une leçon d’une demi-heure environ, sur ce sujet : les Villes de Flandre et d’Italie au XIV siècle. Cette question, bien entendu, se rapportait et se reportait aux matières déjà traitées par le maître, et l’élève avait eu quatre heures pour la préparer. Placé à côté d’elle, sur la même estrade, faisant face, comme elle, à l’auditoire, je l’écoutai sans l’interrompre ; mais, la leçon terminée, le maître, se tournant vers moi, me pria, avec une sympathie pleine de déférence, de prendra la parole le premier, et d’adresser à l’élève mes observations et mes critiques.

Plus moyen de reculer.

Après un moment de silence et de réflexion, je répondis : « Mon cher professeur, vous me mettez dans une position difficile. J’ai suivi avec la plus vive attention la leçon de mademoiselle, et ma conclusion est… qu’elle en sait beaucoup plus que moi sur ce sujet. Il me reste sans doute çà et là dans la mémoire quelques faits curieux sur les villes de Flandre et d’Italie au XIVe siècle, mais rien de suivi, rien qui constitue un fond de connaissances, suffisant pour me donner le droit de juger, de discuter, moins encore, de critiquer la leçon que je viens d’entendre ; de façon, ajoutai-je, que voilà monsieur l’inspecteur général dans l’embarras. » Mon auditoire se mit à rire. « Heureusement, repris-je, j’entrevois un moyen d’en sortir. Faisons une supposition ? Je change de rôle. Je ne suis plus un maître, je suis un élève : J’ai écouté cette leçon, non pour la juger, mais pour en profiter. Oh ! alors, la position devient tout autre. Comme élève, j’ai un droit. Je puis dire au professeur : « Vous étiez chargé de m’instruire, m’avez-vous instruit ? M’avez-vous clairement exposé le sujet ? Au sortir de la leçon, suis-je en état d’en rendre compte ? » Eh bien, à cette question, je réponds hardiment non ! Certes, cette demi-heure d’audition n’a pas été perdue pour moi ? J’ai eu plaisir à apprécier la facilité et la distinction de parole de mademoiselle, j’ai recueilli quelques faits intéressants, quelques aperçus ingénieux ; mais l’ensemble m’échappe. Je serais absolument incapable de résumer en cinq minutes ce qui m’a été dit dans une demi-heure. Dès lors la question est jugée. La leçon pèche par la base, puisqu’elle n’a pas atteint son but. J’en puis parler savamment, je parle au nom de mon ignorance. »

Après ce mot, qui me parut frapper mon jeune auditoire, je me retournai vers le professeur, et je lui demandai si ma démonstration lui semblait juste.

« Juste et topique, me répondit-il vivement, et je la retiendrai certainement pour m’en servir au besoin.

― Voilà donc mon honneur sauf ! repris-je, en souriant, mais je veux plus. Je veux, rentrant dans mes fonctions de directeur des études, et faisant appel à mon expérience d’écrivain, essayer, à ce titre, de vous montrer, en quoi la leçon pèche, et comment on aurait pu la faire.

L’attention des élèves redoubla.

« Certes, repris-je, le sujet proposé est bien beau ; mais sa richesse même en augmente beaucoup les difficultés. Songez donc ! Les villes de Flandre et d’Italie au XIVe siècle ! C’est-à-dire la réunion de trente ou quarante cités, ayant toutes un rang dans l’histoire ; marquées toutes d’un signe particulier de puissance, de grandeur, d’éclat, et toutes en plein épanouissement ! Si préparée que vous fussiez, mademoiselle, à traiter un tel sujet, grâce aux leçons antérieures du maître et à votre propre étude personnelle, il était malaisé de vous reconnaître dans un tel dédale ; de trouver une route dans ce fourmillement d’étoiles. Aussi qu’est-il arrivé ? C’est que vous ne l’avez pas trouvée… Vous vous êtes perdue au milieu de tant de noms et de tant de questions ; vous avez parlé de trop de ville, vous avez abordé trop de sujets !

« Eh bien, moi, si j’avais été à votre place, je me serais rappelé un des principes fondamentaux de l’art d’écrire, et voici la méthode qu’il m’eût suggérée.

« D’abord, j’aurais fait un double choix ; j’aurais pris deux villes en Italie et deux villes en Flandre, pour représenter les autres : par exemples, Venise et Florence pour l’Italie, Gand et Anvers pour la Flandre.

« Cette première sélection faite, j’aurais cherché trois points fondamentaux, caractérisant le mouvement de la civilisation en Italie et en Flandre au XIVe siècle ; supposons : l’industrie ou le commerce, représentant la vie pratique et sociale ; l’art, représentant la vie de l’intelligence et de l’imagination ; le gouvernement, représentant la vie politique.

« J’aurais pris ensuite chacune de ces quatre villes séparément et j’aurais étudié chacune d’elles à ce triple point de vue.

« Puis je les aurais comparées toutes les quatre entre elles, Venise par exemple, au point de vue du commerce, de l’art et du gouvernement, avec Anvers ; et Florence m’aurait fourni le parallèle le plus intéressant avec Gand.

« Enfin, pour dernier travail, j’aurais fait entrer, dans cette quadruple étude comparative, quelques faits, quelques témoignages, empruntés aux autres villes de Flandre et d’Italie, de façon à traiter le sujet dans son ensemble. Certes il n’y aurait eu là qu’un tableau incomplet, une ébauche, une esquisse, un crayon, mais dont les lignes précises, le dessin arrêté, auraient suffi pour laisser dans l’esprit de l’auditeur une idée nette de cette belle question. »

Après ces quelques paroles, je me retournai de nouveau vers le professeur, et je lui demandai s’il approuvait ma façon de procéder.

« Si je l’approuve ! répliqua-t-il, c’est le point sur lequel j’insiste le plus auprès de nos élèves. La composition ! Le plan ! Il y a, dans ces quelques paroles, toute une leçon de plan.

― Une leçon de plan ! repris-je en insistant sur le mot. Tel est, en effet, l’enseignement que je voudrais avoir gravé dans vos esprits, et, si j’y ai réussi, je vous aurai mis en main un utile instrument de travail.

« Racine a dit : « Quand mon plan est fait, ma tragédie est faite. »

« Eh bien, sachez-le, ce qui est vrai pour une pièce de théâtre est vrai pour tous les ouvrages de l’esprit. Qu’il s’agisse d’un livre, d’un chapitre, d’un article, d’un discours, d’une étude d’histoire ou de littérature, il n’y a pas plus de bons écrits sans plan, que de maison solide sans charpente.

« Aussi, écoutez un dernier conseil.

« Quand vous vous asseyez à votre table, avec un devoir à faire, employez les premières minutes, disons le premier quart d’heure, à vous rendre compte de votre sujet, à l’embrasser dans tout son ensemble. Ensuite, distinguez, les unes des autres, les diverses parties qui le composent, et étudiez-les séparément ; après, rangez-les dans l’ordre qui vous semblera le plus progressif, et enfin ne vous mettez à écrire que quand vous savez nettement par où vous devez commencer, par où vous devez passer, par où vous devez finir. Vous me répondrez : mais, monsieur, si je perds tant de temps à faire mon plan, il ne m’en restera plus pour faire mon devoir. Rassurez-vous. Ce que vous croyez du temps perdu sera du temps gagné. Votre travail de rédaction s’abrégera de moitié, par ce travail de composition ; une heure de marche en vaut deux, quand on suit un chemin bien tracé. »