Derrière les vieux murs en ruines/28

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 96-99).

23 mars.

Un petit terrah[1], portant ses pains au four, s’attarde à bavarder devant une porte. Je dérange son aventure, car c’est justement là que je me rends, et une tête ronde, noire, crépue, disparaît à l’instant où je m’engage dans l’impasse. Au fond du vestibule, je retrouve Minéta, la petite négresse bavarde et coquette. Elle me sourit de toutes ses dents et de ses yeux d’émail mauve.

Ce n’était que moi !… elle se rassure. J’ai, dans les harems, la réputation d’être discrète. Minéta ne craint pas que je la dénonce, elle regagne la porte avec une tranquille impudeur.

Lella Lbatoul buvait le thé, entourée de femmes. Elle m’accueillit par des reproches :

— Qu’est-ce que cette absence ? Tu oublies tes amies pour les abandonner ainsi ? Nous ne t’avons point vue depuis combien de jours ?

— Pardonne-moi, lui dis-je, j’étais invitée aux noces de Lella Henia, fille d’El Ouriki, j’y ai passé toute la semaine.

— Ah ! s’écrie une inconnue, esclave en visite dans la maison, c’est toi la femme du hakem ! Que tu es heureuse d’avoir un tel époux !… Il ne te ménage pas les parures. On m’a répété qu’à ce mariage tu portais un caftan de brocart vert et un izar splendide qui valait au moins trois réaux la coudée.

J’ai gagné beaucoup dans l’estime des Musulmanes, depuis que je rivalise de luxe avec elles. Lella Lbatoul me regarde encore plus amicalement. Il faut que je lui décrive mes toilettes successives dans leurs moindres détails.

— Habille-toi ainsi, pour venir me voir.

— Ô ma sœur ! Quand je revêts vos costumes, je ne circule, comme vous, que la nuit, et pour une fête.

— C’est juste, approuve-t-elle, tu connais nos coutumes… Pourtant j’aurais eu un extrême plaisir à t’admirer.

— Lorsque vous célébrerez des noces dans cette maison.

— Mais nous n’avons ici personne à marier, pas la moindre jouvencelle.

— J’attendrai donc que Si Ahmed te donne une co-épouse, dis-je en riant.

— Tais-toi ! mauvaise ! s’écrie la jeune femme, ou bien je vais souhaiter que le hakem te répudie.

Nous continuâmes ainsi à nous taquiner, tout en croquant des pâtisseries.

— Où est Minéta ! demanda tout à coup Lella Lbatoul, voici plus d’une heure que je ne l’ai vue…

Les esclaves se taisaient, aucune n’ayant aperçu la négrillonne ou ne voulant la trahir.

— Restez ici, vous autres ! Et sur toi la bénédiction d’Allah, ô ma mère Fatima ! reprit la « maîtresse des choses » en s’adressant à une vieille femme. Va donc, je te prie, dans le vestibule et sur la terrasse. Je gage que cette fille de péché est encore à bavarder avec les passants. Par le serment ! Ô Prophète ! elle sera corrigée…

La vieille ne tarda pas à revenir, suivie de Minéta, très penaude.

— Tu as dit vrai ! Elle s’amusait avec le terrah, cette calamité !

Lella Lbatoul fît un signe, une esclave apporta une baguette et la lui donna. Je tentai d’intervenir.

— À cause de ma visite, pardonne-lui encore aujourd’hui !

— Demande-moi ce que tu voudras, mais pas cela, ô chérie ! J’ai juré par le Prophète !…

Elle tendit sa baguette à la coupable, d’un geste impératif.

Alors la fillette releva ses caftans, les fixa soigneusement dans sa ceinture, laissant ainsi ses jambes et ses cuisses à nu, jusqu’au bas de son petit ventre noir. Puis elle prit la baguette et se mit à s’en fouetter elle-même, à coups cinglants, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Des lignes blêmes commencèrent à rayer sa peau. Lella Lbatoul, impassible, la surveillait.

— Comment se fait-il qu’elle frappe si fort ? murmuré-je.

— C’est qu’elle sait bien que, si elle ne frappait pas comme il convient, deux esclaves s’empareraient d’elle aussitôt et lui infligeraient, de leurs mains, un châtiment plus cuisant.

Quelques gouttes de sang glissaient le long des cuisses, et la négrillonne pleurait à gros sanglots, la bouche crispée, tout en continuant à se fustiger, consciencieusement, sans faiblesse, pour l’amour du petit terrah.

  1. Garçon qui porte les pains au four et les rapporte à domicile.