Derrière les vieux murs en ruines/29

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 99-104).

28 mars.

Vers le soir, à l’heure où s’embrasent les vieux remparts, il est doux et paisible d’aller rêver, boire du thé, parler un peu et contempler en silence, dans l’arsa de Mouley el Kebir, chef de la famille impériale.

Il faut suivre, pour s’y rendre, un chemin désert, impressionnant, solennel au milieu des ruines.

Mais ce ne sont point des ruines habituelles, des ruines de demeures humaines, ces murailles si démesurées, si épaisses, au bas desquelles on se sent infimes, écrasés, tels des insectes ; ces voûtes immenses, ces arcades, ces salles larges comme des places publiques… Elles n’ont plus de plafond, plus de carrelage ; les arbres forment des vergers très riants entre les murs où des cigognes bâtissent leurs nids.

Parfois on distingue encore une inscription rongée par le temps, un fragment de stucs ciselés, quelques carreaux d’un ton précieux. Et cela rappelle que, jadis, ces lieux furent habités, somptueux et clos, que les sofas et les tapis s’étalaient à la place des herbes sauvages, que l’eau riait au fond des bassins et qu’une vie intense anima cette désolation.

Dans ce palais, beaucoup plus vaste que la ville, Mouley Ismall rêva d’amener Mademoiselle de Gonti, la fille de La Vallière et de Louis XIV, dont une ambassade alla, pour lui, vainement solliciter la main.

Et certes elle se fut trouvée bien exilée, bien en peine, la pauvre princesse, en cette demeure de géants, au milieu d’une cour étrange et barbare, près d’un époux plus magnifique mais plus sanguinaire qu’aucun despote oriental !

Il répandait autour de lui l’épouvante. Il aimait tuer et fit périr, dit la légende, vingt mille personnes de sa propre main. Ses courtisans ne l’abordaient que prosternés, rampants, vêtus comme des esclaves et les pieds nus, avec la crainte au fond du cœur. Car on se sentait toujours guetté par la mort en sa présence… Même ses femmes les plus chères furent suppliciées. Il leur faisait couper les seins, ébouillanter le corps pour la moindre faute. Il en eut plus de six cents dans son harem, et elles lui donnèrent mille enfants, sans compter les filles…

Mouley el Kebir nous raconte tout cela de sa douce voix tranquille, et parfois il rit en relatant quelque cruauté de son formidable ancêtre, — lui qui aime les oiseaux et les fleurs, et qui compose des poésies subtiles à la louange du Prophète.

L’arsa s’épanouit, tout heureuse, pleine de couleurs, de parfums et de chants, au milieu des ruines qui virent tant de drames. Les lys, les giroflées, les soucis ardents, les roses, les glaïeuls, se mêlent en un désordre charmant, malgré les tentatives du nègre jardinier pour diriger leur exubérance. Les orangers, à bout de forces, laissent plier leurs branches sous des fruits plus éclatants que les fleurs ; mais leurs feuilles luisent, vivaces et charnues et de petits boutons suaves entrouvrent déjà leurs corolles à côté des oranges très mûres. Quelques cyprès pointent vers le ciel ; des tonnelles de jasmin et de vigne étendent sur le sol une ombre douce, et l’eau sinue, avec un glissement fluide et lisse de couleuvre, à travers la verdure.

Par delà les croulantes murailles, le minaret de Lella Aouda, tout émaillé de faïence, découpe sa sveltesse sur le ciel.

Mouley El Kebir disserte d’une voix égale, dont le timbre ne s’altère et ne se hausse jamais. Ses draperies superposent leurs teintes en une mourante recherche : le caftan de drap « cœur de pierre » apparaît sous la djellaba couleur « sucre » et le selham, fauve et pâle comme le ventre d’une tourterelle. Les mousselines les plus fines, tissées à Fès, enveloppent son visage intelligent, d’une extrême distinction, qu’éclairent de petits yeux bridés, étroits, amenuisés par le sourire jusqu’à n’être plus que des fentes brillantes remontant un peu vers les tempes. Il est accroupi d’une étrange façon : une jambe pliée et relevée, dont il tient le pied à hauteur de l’épaule, en une attitude de miniature persane.

Le négrillon Mbarek, toujours sautillant, apporte des parfums. Les fumées du santal mêlent leur odeur d’aromates à celle, plus fraîche et plus pure, des fleurs, que le vent dissémine.

Le ciel rosit… un enchantement paisible enveloppe toutes choses et nous sépare du monde réel. Il n’y a plus de ville, plus de foule. Il n’y a plus rien que ce palais mystérieux, cet immense parterre multicolore éclos au milieu de tant de ruines… et la vie s’évapore, précieuse, bleuâtre, avec les fumées du brûle-parfums…

Mbarek s’agite et me lance des regards furibonds. Il n’ose parler, mais sa mimique, ses grimaces de ouistiti dont la bouche atteint les oreilles, ses yeux qui tournent, blancs et ronds, sous les paupières écarquillées, sa mèche secouée d’indignation au sommet du crâne, doivent me faire comprendre l’indécence de ma rêverie, car on m’attend dans la maison…

Je me lève… ; aussitôt, mû par un ressort, le négrillon cabriole et s’élance d’une patte sur l’autre. Il atteint la petite porte, celle que les hommes ne doivent point franchir, la bouscule, se précipite à travers le vestibule, pirouette et roule jusqu’à l’extrémité du patio.

De suprêmes rayons irisent encore les arcades au-dessus desquelles s’élèvent, gigantesques et délabrées, les murailles de Mouley Ismaïl. Cette demeure toute neuve, spacieuse, miroitante de mosaïques, est une surprise inattendue égale à celle du jardin… Des canards barbotent autour de la vasque ; un dindon pontifie parmi les poules ; des chats bondissent et filent ; le perroquet s’agite dans sa cage en criant :

— Quel est ton état ?… Marzaka !… Marzaka !…

Un bambin, mal affermi sur ses jambes, traîne au bout d’une ficelle un lapin rétif ; les ramiers rentrent en hâte dans tous les trous des vieux murs, tandis que les cigognes s’abattent lourdement au sommet des ruines où elles ont tressé leurs nids depuis d’innombrables années.

D’imposantes négresses circulent, portant à bras tendus des plateaux d’argent, des corbeilles pleines d’oranges ou de piments, des cuivres étincelants. Les esclaves, les vieilles femmes, vaquent aux occupations les plus diverses, dans le grouillement des négrillons et des volailles, qu’elles écartent, indistinctement, d’une taloche ou d’un coup de reins. Précieuse, exquise, mais insolente de dédain, une fillette du Chérif promène ses airs de princesse… Toutes, elles portent les hautes ceintures de Fès, rigides, chamarrées d’or et de soie, et les volumineux turbans réservés aux femmes de la maison impériale.

Et, sur un sofa, impassible au milieu de cette agitation, grave, hiératique, éblouissante en ses vêtements couleur de flammes,

Celle dont je ne parlerai point, car il convient de respecter son mystère ;

Ma très chère, ma très admirée ;

La pure, la noble, la haute influence ;

Petite-fille, nièce et cousine de sultans…