Derrière les vieux murs en ruines/30

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 105-107).

9 avril.

Des cris furieux et des gémissements troublent la quiétude où s’alanguissait le quartier.

Par Mouley Ahmed ! ils sortent de la maison de Kaddour, notre mokhazni, et je reconnais son timbre altéré de rage, auquel se mêle, stridente et aigre, la voix de Zeïneb.

Leur porte n’est point fermée, j’entre sans bruit dans le vestibule d’où j’aperçois le patio. Ils ne m’ont point vue, car je reste dans l’ombre, et ils ne contemplent que leur colère.

L’homme est debout, frémissant, superbe, des lueurs féroces éclairant ses yeux. Une envie de tuer le torture… Toute son instinctive sauvagerie contracte son visage. Il ne fait pas un geste, mais ses mains crispées étreignent le burnous bleu…

La femme tourne autour de lui comme une bête mauvaise. Elle siffle, elle se moque, elle injurie ; elle provoque les coups prêts à tomber. Sa lèvre inférieure, qu’elle mord, saigne, et un mince filet rouge coule sur son menton.

— Ô gens ! comme il me traite !

— Elle parle ! cette fille de chien !

— Le chien, c’est toi !

— Ô la plus vile des peaux de mouton sur qui tous les hommes se sont étendus !

— Moi, moi ! qui t’ai rendu honorable !

— Tu n’étais qu’une vaurienne, tu tournais parmi les jeunes gens.

— Ô mon malheur ! Moi qui étais une vierge bien gardée ! qui lui ai donné la considération ! Il demandait l’aumône, ou « qui veut m’embaucher ? » C’est moi qui l’ai fait sortir, avec un selham et des caftans propres, devant les gens !

— Ô fille de l’âne, cet autre ! Si tu m’as fait des vêtements, c’est moi qui les ai payés ! et tu m’as dérobé du fil et des galons !… où est allé mon salaire ? Ce que je reçois je te le donne.

— Oui, tu vas le porter aux courtisanes de Sidi Nojjar, et tu me laisses en haillons !

— Toi pécheresse ! tu me voles. Tu as envoyé à ta mère ! C’est de moi que tu habilles tes parents. C’est de moi que tu fais tes bracelets. Même la farine, en mon absence, tu m’en soustrais pour la revendre !… Va chercher ce chien qui est ton oncle pour que je m’arrange avec lui.

— Qu’il maudisse le tien ! Je suffis seule à ma défense. Une poule n’a pas peur de toi ! Chapon !

À cette injure trop cinglante l’homme tressaille, il pousse une sorte de rauque hurlement et saisit Zeïneb par les cheveux d’où la sebenia glisse. De son bras maigre et musclé, de son poing nerveux, il frappe au hasard, sur le nez, sur les joues, sur les seins.

Zeïneb se tord en criant, elle se dresse, telle une vipère, crache au visage de son époux, y trace des sillons sanglants avec ses ongles… Couple tragiquement mêlé qui roule sur le sol…

Kaddour tape comme une brute, aveuglé de colère. Il ne m’entend ni ne me voit… J’essaye de les séparer. Alors seulement, il s’aperçoit de ma présence. Et soudain, rendu à lui-même, il se relève, s’immobilise, correct, les pieds joints au garde à vous, et fait le salut militaire !…

Zeïneb, gémissante, reste affalée. J’avise Mina qui pleure dans un coin :

— Soigne ta sœur ! Et toi, dis-je à Kaddour, viens avec moi.

Nous sortons. Kaddour me suit, penaud, sans prononcer une parole ; son turban, plus désordonné que de coutume, penche vers l’oreille, son visage saigne.

— Honte à toi ! lui dis-je enfin, de battre ainsi ta femme ! Qu’avait-elle fait ?

— Elle bavardait avec les voisines malgré ma défense. Lorsque je suis rentré, rien n’était cuit, et elle m’accueillit par des paroles amères. Mina s’est jointe à elle. Ces femmes se liguent contre moi, je m’en débarrasserai… Je vais aller trouver le cadi pour répudier Zeïneb.