Derrière les vieux murs en ruines/36

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 123-132).

23 avril.

Quatorze plats coiffés de leurs couvercles coniques, en paille tressée ou en poterie, s’alignent devant la salle où le tajer Ben Melih a réuni ses hôtes.

Il se plaît, quand il reçoit, à étaler une excessive magnificence.

Nous ne sommes que cinq, et les esclaves ont disposé auprès de nous une dizaine de mrechs d’argent, lourdement ciselés, pleins d’eau de rose ; des brûle-parfums dont les effluves estompent la pièce d’une buée bleuâtre ; des plateaux chargés de tasses et de verres ; des buires en cristal contenant les sirops variés ; des coupes débordantes de pâtisseries.

Tout est splendide, abondant et riche… trop riche. Ce n’est point la seigneuriale opulence de Mouley Hassan, mais un luxe neuf, indiscret, qui dénonce la très récente fortune du marchand. La demeure rutile insolemment de ses couleurs et de ses ors, que le temps n’a point encore atténués ; les brocarts des tentures et les mosaïques étincellent à l’envi ; les piles de coussins menacent les précieuses stalactites du plafond ; les tapis, selon le goût d’à présent, ont été tissés en Angleterre, sur de fantaisistes modèles asiatiques. Un piano à queue voisine avec un phonographe, et le tajer Ben Melih aime à raconter qu’il le fit venir à grands frais, alors qu’aucune route n’était tracée, à travers le bled. Il fallut quatre chameaux pour transporter la lourde caisse, et quatre autres suivaient afin de les relayer… Les seize cents réaux[1] que coûta cet instrument procurent au marchand le plaisir vaniteux de relater son odyssée, tout en tapant avec un doigt, au hasard, sur les notes désaccordées.

De la coupole dorée, qui s’arrondit au centre de la salle, descend un lustre aux scintillantes pendeloques, et des glaces appliquées le long des parois prolongent et répètent la splendeur trop fastueuse des choses.

Le tajer Ben Melih est un personnage rubicond, aux mains grasses. Un très gros diamant brille à son annulaire, bien que le Coran interdise aux hommes les bijoux d’or et les pierreries. Des mousselines superposées calment l’éclat de son caftan géranium, dont le bord heurte des chaussettes d’un vert pistache, fort irritant. Car le marchand, dans ses voyages, prit quelques habitudes d’Europe. Ses commensaux, qui fréquentent aussi Manchester et Marseille, Si Abd el Kerim à la figure chafouine, et le noir Si Aïssa Zerhouni, affectent certain mépris pour les Marocains à l’entendement étroit. Leurs critiques ne ménagent ni les lettrés, ni les Chorfa, ni les Sultans ; elles s’exercent même très volontiers à leurs dépens.

— En l’an 1330[2], nous raconte Si Abd el Kerim, Fès fut assiégée pendant trois mois par les Berbères qui pillaient les douars environnants et répandaient l’épouvante. Notre maître Mouley Hafidh dut se résoudre à appeler les Français à son secours. Mais, lorsque leurs troupes approchèrent de la ville, le Sultan eut une hésitation. Il réunit tous les savants pour prendre leurs conseils et décider avec eux s’il convenait de laisser l’armée du général Moinier pénétrer dans la sainte cité de Mouley Idriss… Le Sultan, qui était lui-même un lettré, se plaisait aux controverses ; comme toujours en pareil cas, l’entretien dévia ; et il discutait interminablement avec les savants sur le sexe de la fourmi qui, selon les Écritures, adressa la parole à Salomon, — les uns prétendant que c’était une fourmi-mâle, et les autres une fourmi-femelle, — tandis que les Français entraient à Fès, sans rencontrer de résistance… Allah est le plus savant !

À ces paroles, Si Ben Melih fut pris d’un tel rire qu’il faillit pâmer, tandis que Si Aïssa Zerhouni se convulsait de plaisir.

— Certes ! s’écria le marchand, après qu’il se fut calmé, cette histoire est fort divertissante, mais je puis vous citer un trait, plus curieux encore, de nos mœurs arriérées : Mouley Ahmed et Mouley Mahmoud, petits-fils du Sultan Mouley Abd er Rahman, héritèrent en commun de la demeure paternelle. Aucun d’eux ne voulut se désister de son droit, moyennant une redevance à l’autre. Or, selon la coutume des Chorfa Alaouiïne, un frère ne saurait voir les femmes de son frère, et leurs épouses et concubines demeurant ensemble dans cette maison, ils se trouvent ainsi proscrits de leur propre logis. Ils ne peuvent dépasser les petites mesrias attenantes qu’ils habitent. En sorte que, s’ils veulent parler à une épouse ou une favorite, et faire avec elle ce qu’ils ont à faire, il leur faut l’envoyer quérir par une esclave, qui la remmène une fois l’entretien terminé…

Nous accueillîmes ce récit par des exclamations et des compliments. Et nous nous dilations intérieurement, en songeant que, si l’on en venait aux anecdotes de harem, il y aurait fort à rire avec celles qui circulent sur la maison de notre hôte… Ainsi nous devisions en l’attente du repas.

Pendant ce temps, les esclaves avaient encore aligné quelques plats devant nous, et Mahjouba la négresse passait l’aiguière aux ablutions.

On servit d’abord la pastilla, sorte de galette croustillante, feuilletée, toute farcie de pigeonneaux, saupoudrée de cannelle et de sucre. Puis un agneau rôti dont le ventre recelait un succulent couscous. Ensuite vinrent d’innombrables poulets diversement assaisonnés ; des tajines de mouton aux olives, aux jeunes courgettes, aux fonds d’artichauts, au fenouil, aux fèves tendres et vertes, aux aubergines, aux pommes précoces, à tout ce que le Seigneur fit pousser d’excellent à travers le bled et les jardins. Entre les plats, des hors-d’œuvre couvraient la mida pour exciter nos appétits ; mais, malgré l’extrême acidité des citrons au vinaigre, des piments rouges et des poivrons confits, nous regardâmes défiler les derniers mets d’un œil morne et sans désir.

Et nous répondions avec accablement aux insistances de Si Ben Melih :

— Pardonne-nous !… Grâce à Dieu, nous sommes rassasiés ! Certes ! Tu n’as pas restreint avec nous !…

— Si je n’ai pas restreint, proteste le marchand, c’est dans la restriction, car, pour honorer des hôtes tels que vous, il ne devrait plus rester en ville un poulet ni un seul mouton !… Au moins, goûtez encore à ce méchoui.

Mais le méchoui au cumin ne saurait nous tenter, pas plus que les charia[3] », — les petits cheveux, — que les femmes ont roulés patiemment, un à un, entre leurs doigts ; ni les beignets bourrés de crème, de viandes ou d’amandes pilées ; ni les beraouat à la frangipane ; ni les confitures de limons, de tomates et de fleurs d’oranger.

La verve des convives s’est éteinte ; ils ne songent plus à médire de leurs compatriotes.

Affalés sur les sofas, nous nous taisons, l’esprit lourd et la pensée vague. Les pâtisseries, que les esclaves passent en même temps que le thé, nous font presque horreur ; le moindre geste nous semble épuisant…

Pourtant je me lève et je suis Mahjouba la négresse, afin d’aller dans le harem où l’on m’attend. J’accomplis cette visite sans joie, par simple bienséance, car les femmes du tajer Ben Melih ne méritent pas seulement leur réputation de dévergondage. Ce sont les plus communes, les plus grossières créatures que j’aie rencontrées ; leurs conversations feraient rougir un eunuque !

Elles m’entourent, me tripotent, m’examinent, tâtent mes vêtements, évaluent mes bijoux, s’enquièrent du prix de tout ce que je porte, soulèvent mes jupes, me posent des questions malséantes, rient de mes moindres paroles avec des airs sournois et vicieux, m’indiquent d’invraisemblables remèdes…

J’ai peine à me défendre entre leurs mains curieuses et leurs langues déchaînées. Yakout, la favorite, s’est emparée de ma bague, qu’elle prétend échanger contre un vulgaire anneau dont elle fait miroiter devant moi, la pierre.

Elles sont toutes couvertes de joyaux et de brocarts rutilants ; elles exhalent des parfums violents et leurs visages si fardés ont des expressions plus équivoques encore que ceux des cheikhat de Fès. Où donc le tajer Ben Melih a-t-il été recruter son harem ? Les esclaves rivalisent avec leurs maîtresses d’inconduite et de propos obscènes.

Une jeune fille très brune, aux épaisses lèvres violettes et sensuelles dans la face ronde, se glisse près de moi et murmure une plaisanterie, que je feins n’avoir pas entendue.

Elle ne connaît pas la honte ! C’est Halima, la fille aînée du marchand, l’immariable jouvencelle. Qui voudrait épouser celle que tous les hommes du pays ont approchée ? Ses scandaleuses aventures ne se racontent qu’après avoir dit : « Hachek ! » (Sauf ton respect !)

Elle a dépassé les limites du célibat. Sachant trop bien qu’aucun Meknasi ne consentirait à devenir son gendre, Si Ben Melih fit pressentir un caïd du Zerhoun, en lui offrant, avec la fille, des troupeaux de moutons, des oliveraies et des sacs de réaux. Malgré l’appât, le montagnard déclina, lui aussi, l’opulente alliance.

Il eût peut-être passé sur la réputation de Halima, mais il craignit de corrompre à jamais son harem, en y introduisant une femme sortie de celui du marchand. Par une fatalité, la vierge la plus pudique et la mieux gardée devient une fille de péché dès qu’elle pénètre chez Si Ben Melih ! Et les répudiations, la bâtonnade, les châtiments variés, pas plus que les verrous, ne sauraient empêcher les débordements de toutes ces perverses.

Las de surveiller, de sévir et de frapper en vain, Si Ben Melih se résigne à ne plus voir, à ne plus entendre,… il voyage. Sans doute, n’a-t-il d’espérance qu’en les compagnes dont, au paradis, le Rétributeur dédommagera ses infortunes terrestres :

« De bonnes et belles femmes,
Des femmes vierges aux grands yeux noirs, bien enfermées dans des pavillons,
Et que jamais homme ni génie n’a touchées[4]… »

… Je me sens fort mal à l’aise au milieu de ces effrontées. J’ai tenté de prendre congé, mais je suis enlacée dans un réseau de protestations et de mains familières.

Deux visiteuses, emmitouflées dans leurs haïks, détournent heureusement l’attention. Elles quittent leurs babouches au seuil de la salle et nous saluent.

La première écarte ses draperies de laine, et fait glisser, au bas du menton, les linges dont elle avait masqué son visage. C’est une vieille aux dents cariées, aux petits yeux larmoyants entre les rides, fort déplaisante en vérité !… Elle me considère sans bienveillance et va s’accroupir à l’autre bout de la pièce, entraînant Khaddouje et Saadia, les co-épouses. Sa compagne, effacée, discrète, toujours voilée, se place derrière elle et ne prononce pas une parole, désintéressée, semble-t-il, de l’entretien.

Le vide, subitement, s’est fait autour de moi. Les femmes, les favorites, les esclaves, les grandes et les petites filles, enveloppent la vieille à figure d’entremetteuse, attentives, les regards brillants, un sourire suspect au corn des lèvres. Elles discutent à voix basse avec animation.

Personne, maintenant, ne s’occupe de moi. Je suis toute seule dans mon coin, sur le sofa déserté. Même, il me semble sentir une gêne causée par ma présence, un désir d’en être débarrassées…

Je me lève et prononce, par politesse, quelques formules de départ, auxquelles on répond à peine.

Mais, dans le mouvement que j’ai fait en me rapprochant du groupe, j’aperçois le pied de la silencieuse et pudique forme voilée, qui se recule un peu plus dans l’ombre.

Et c’est un large pied, robuste, aux phalanges embroussaillées de poils !…

  1. 8 000 francs.
  2. L’an 1330 de l’hégire (1911 de l’ère chrétienne).
  3. Sorte de vermicelle.
  4. Coran.