Derrière les vieux murs en ruines/37

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 132-136).

27 avril.

Dès le matin, le soleil pénètre à travers les fentes des volets et ces quelques rayons suffisent à ranimer tous les ors, toutes les couleurs, toutes les harmonies, assoupis dans l’ombre. Mais la splendeur des boiseries peintes me trouve indifférente, en ces jours de printemps étincelant et passionné.

Il y a trop d’azur dehors et trop d’allégresse pour rester enfermée, même en un palais. Les arbres du riadh étouffent entre les murs, mes amies musulmanes souffrent d’un malaise qu’elles ne raisonnent point… Elles voient un ciel plus bleu dans l’encadrement des tuiles, au-dessus de leurs patios, elles respirent un air plus vibrant. Le vent leur apporte l’âme forte, amère et saine des fleurs sauvages, et les lourds parfums des orangers et des rosiers. Les petits rapaces roux se disputent et piaillent sur leurs terrasses ; les tendres ramiers s’attardent en caresses.

Que devinent-elles de cette griserie épandue sur la terre, de cette nature en délire qu’elles ne connaîtront jamais ?

Lella Meryem soupire et me confie ses rêves :

— Si Mouley Abdallah voulait me conduire dans cette arsa qu’il possède au bord de l’oued !… Tu viendrais avec moi ! Nous y passerions quelques jours, car il y a un petit pavillon. C’est chose permise d’emmener sa femme en un jardin, lorsqu’il est bien clos…

Rares ! oh ! si rares ! Lella Meryem, les citadines qui se sont étendues sous les figuiers à l’ombre épaisse, qui ont connu le goût des feuilles fraîches et des petites fleurs écloses dans les herbes !

Parfois, là nuit, furtivement, mystérieusement, s’ébranle en caravane le harem de quelque bourgeois, de quelque riche marchand… Mais une cherifa ne saurait s’échapper des murailles qui l’enserrent, même sous la protection des ténèbres et des voiles. Ma folle petite amie sait fort bien que ses désirs ne peuvent pas, ne doivent pas être satisfaits ; qu’elle ne connaîtra du printemps que sa caresse énervante et tiède, et cette oppression délicieuse, dont tout son être est troublé…

Pourtant, chaque année, à cette époque, elle se leurre de vains projets. Elle imagine des séjours dans les jardins qu’elle conçoit comme ceux du Paradis, décrits par le Livre :

« Couverts de verdure, où jaillissent les sources,
Là des fruits, des palmiers et des grenadiers,
Des sièges élevés au-dessus du sol.
Des coupes préparées,
Des coussins disposés par rangées,
Des tapis étendus… »

Et Lella Meryem répète, tel un refrain :

— Si Mouley Abdallah voulait me conduire dans son arsa, au bord de l’oued !

Ainsi, toutes les prisonnières se sentent tourmentées par l’attrait des choses impossibles.

Celles qui vivent en un froid patio, miroitant de mosaïques, envient le bonheur des autres, maîtresses d’un riadh où l’on peut cueillir des oranges et surveiller l’éclosion des feuilles.

Mais ces privilégiées ne jouissent point non plus d’un cœur apaisé. Elles rêvent aux vergers dont on ne voit pas les murs, aux tapis étalés dans l’herbe. Là se borne leur ambition ; le bled immense les effraye ; l’idée d’une promenade n’effleure même pas leur esprit. Inhabitués au mouvement, leurs membres n’en supporteraient pas la fatigue. Et je sais que les femmes du tajer Ben Melih, qui partirent cette nuit pour l’arsa où le maître les emmène parfois, ne changeront rien à leurs habitudes. Elles n’iront point se perdre dans les sentiers, ni s’ébattre à travers la verdure. Elles ne quitteront guère les sofas disposés sous les arbres, et, tout le jour, accroupies, presque immobiles, elles boiront d’innombrables tasses de thé, comme à la ville.

Le printemps éveille des instincts plus vagabonds au cœur des hommes. Dès que le soleil tiédit les rues encore luisantes de pluie, on les voit s’acheminer vers la campagne. Les lettrés, blancs et soignés, s’en vont à petits pas, tenant leur inséparable tapis de prière. Les artisans, les jeunes bourgeois, les étudiants, seuls ou par bandes joyeuses, envahissent les vergers. Chacun balance au bout, de son bras la cage de jonc où voltige un canari. Les pépiements enivrés dans les branches ne leur suffisent pas ; il faut, pour compléter leur extase, les roulades et les vocalises d’un virtuose.

Parfois aussi, l’un d’eux, plus sentimental, gratte les cordes d’un gumbri, et les grêles notes sautillantes se mêlent aux cris des insectes.

Escortés de leurs esclaves, des notables, à mules, gagnent les arsas plus lointaines où ils festoieront jusqu’au moghreb.

Cet exode de toute la ville suscite en moi la nostalgie des grands espaces illimités. Le riadh m’apparaît plus étroit, plus écrasé par ses murailles, et d’une somptueuse mélancolie. Les fleurs y poussent en des parterres trop réguliers, elles se heurtent aux mosaïques des allées, elles s’étiolent loin du soleil. Comme les Musulmanes, elles souffrent d’être belles et recluses, et de ne pouvoir s’épanouir dans le printemps.