Derrière les vieux murs en ruines/38

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 136-140).

29 avril.

Les esclaves s’affairent tandis que, installées sur des sofas, nous, les privilégiées du destin, attendons patientes et oisives.

Malgré nos caftans de satin et nos tfinat de mousseline neuve, ce n’est point une fête de noces qui nous assemble, mais la réjouissance intime à laquelle nous fûmes conviées par Lella Fatima Zohra.

Mouley Hassan lui a fait construire, au fond de son riadh, le superbe hammam, pavé de marbres et de faïences, que nous inaugurons aujourd’hui.

Comme les sultans, ses ancêtres, le Chérif a le goût de bâtir et ne recule devant aucune somptuosité. Ce présent, offert à l’épouse délaissée, veut, peut-être, lui faire mieux accepter la quatrième union qu’il prépare.

Lella Fatima Zohra ne songeait point, en sa résignation, à combattre son involontaire et malheureuse petite rivale… Mais la splendide générosité de son époux comble ses désirs les plus intenses et la relève aux yeux des gens. Qui donc oserait plaindre une femme possédant un pareil hammam en sa demeure ?

Une coupole s’élève au-dessus de la salle de repos où nous sommes réunies, et ses bois peints et dorés s’éclairent étrangement par une vingtaine de petites ouvertures, dont les lumières symétriques participent à la décoration. Des mosaïques, d’une extrême finesse, montent aux murs, rejoignant les stucs ciselés. Une fontaine ruisselle en sa précieuse niche de marbre blanc. Le tintement des eaux enchante notre silence.

Lella Meryem, aujourd’hui, reste immobile et muette. Marzaka, trop parée, affecte des allures rigides ; Lella Oum Keltoum garde ses airs maussades… Malgré les projets du Chérif, Lella Fatima Zohra, la très sage, a sans doute jugé nécessaire d’inviter sa jeune parente, pour éviter les commentaires et ne point déplaire à l’époux…

Le temps s’écoule comme les eaux inutiles de la fontaine. Le temps n’est ici d’aucun prix. Chose monotone, vide et superflue. On apprend, en pays d’Islam, à attendre, sans rien faire, durant des heures, à « patienter ».

Une négresse, enfin, sort des chambres de chauffe.

— Tout est prêt, dit-elle ; le sol est si brûlant qu’on n’ose y mettre le pied.

Sa face bestiale s’épanouit. Plus un hammam est chaud, plus il est confortable. Cela dénonce qu’on n’a pas épargné le bois.

Nous abandonnons lentement les sofas. Dès la première porte, une moiteur nous enveloppe. Dans la salle suivante règne la chaleur. Mes compagnes, aidées par leurs esclaves, quittent leurs vêtements sans la moindre gêne. Elles sont trop naturelles pour connaître d’autre pudeur que celle de l’instinct, devant l’homme.

La pudeur naquit aux pays froids, elle fond à la chaleur, comme la neige. Et, dans cette pièce, il fait terriblement chaud !

Les négresses ont, en hâte, rejeté leurs caftans. Toutes les femmes sont nues. Elles s’engouffrent par une troisième porte dans l’étuve, troupeau de brebis blanches encadrées de brebis noires.

Un brouillard dense et brûlant atténue encore la lumière parcimonieuse qui filtre des voûtes. Les formes confuses semblent s’agiter dans un rêve. Lella Meryem devient une blancheur imprécise et charmante ; Lella Fatima Zohra s’effondre sur le sol comme un tas de linge ; une esclave blanche, favorite du Chérif, surgit, sculpturale, à travers la buée… Les autres femmes, bronzées ou noires, ont disparu, happées, anéanties, absorbées par les ténèbres.

Des groupes se forment suivant les préséances. Lella Fatima Zohra me fait asseoir, auprès d’elle et de Lella Meryem, sur les dalles chaudes. Un peu plus loin, Marzaka et Lella Oum Keltoum se sont installées avec d’autres parentes. Les petits clans de négresses restent invisibles au fond de l’ombre.

Des enfants s’amusent et barbotent, bébés gras et potelés, roulant avec béatitude dans l’eau ruisselante, fillettes grêles, petits garçons qui garderont plus tard, en leur souvenir, la vision de ces femmes — qu’ils ne reverront plus… De jeunes esclaves circulent, belles comme des bronzes antiques, les membres fermes, les seins arrondis, les reins polis et luisants. Ce sont là ces mêmes négresses aux faces de singe et aux rires niais !…

Elles plongent dans l’eau bouillante d’un bassin les énormes cruches de cuivre, les kemkoum dont le fond est rond et qui oscillent sur leur base, et elles aspergent leurs maîtresses avec des gestes parfaits. Une esclave de Lella Fatima Zohra frotte le dos de la matrone. Son buste se courbe et s’élève, dans l’harmonie du mouvement ; son corps ruisselle de sueur et la lumière diffuse, qui tombe de la voûte, y accroche quelques reflets.

Mes yeux, habitués à cette ombre, distinguent à présent les rotondités noires de Marzaka, les chairs flasques, les seins ballottants de quelques vieilles, et, tout à coup, m’apparaît Lella Oum Keltoum, souple, juvénile, attirante en sa gracilité de bel animal sauvage. Ses cheveux défaits et crépus s’ébouriffent comme une crinière ; ses jambes sveltes, ses bras fuselés s’étirent voluptueusement, tandis que son esclave la masse, la lave et la parfume.

Lella Oum Keltoum n’est plus la fillette à la mine maussade, laide et sans charme, parée de sa seule révolte. C’est un fruit vert, plein de sève, déjà gonflé par le printemps, dont la saveur acide peut exciter la convoitise de Mouley Hassan.

Mes yeux se sont tournés instinctivement vers Lella Fatima Zohra.

Impassible, la vieille Cherifa regardait, elle aussi, le corps brun de l’adolescente…