Derrière les vieux murs en ruines/39

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 140-145).

1er mai.

… « Or, continua le mohtasseb[1], Si Abd el Hamid excitant la jalousie des gens par son orgueil et sa rapacité, ses ennemis voulurent le perdre. Comme il était gardien des trésors impériaux, voici ce qu’ils imaginèrent :

» Un jour que Si Abd el Hamid se présentait au Makhzen[2], quelqu’un fit remarquer une toile d’araignée sur sa djellaba. Chacun, aussitôt, cria au scandale, car, disait-on, il fallait qu’il eût pénétré dans le lieu préposé à sa garde, avec de malhonnêtes intentions, pour en avoir rapporté cette toile d’araignée…

» … Et, par la permission d’Allah, notre maître, ce petit détail entraîna la disgrâce d’un puissant… »

Nous étions à cette heure savoureuse qui suit un repas d’amis. Certes, délectable ce repas, mais non de ceux dont l’abondance empêche l’allégement de l’esprit. Nos convives, rassasiés et satisfaits, se plaisaient aux anecdotes, tout en parfumant leurs vêtements d’effluves et d’eaux odorantes.

Tandis que le mohtasseb terminait son récit, au milieu d’une discrète approbation, j’entrevis une forme blanche glissant en hâte sous les arcades… Nos hôtes, par bienséance, avaient baissé les yeux, afin de ne point apercevoir cette chose indécente et prohibée, une femme.

Yasmine entre aussitôt et, selon les convenances, me chuchote à l’oreille.

— Viens parler à Zeïneb.

— Dis-lui de patienter, je suis avec des gens.

Mais il paraît qu’il y a urgence, car Yasmine me presse de la suivre.

La femme de Kaddour s’est réfugiée dans une pièce voisine, pour ne pas être vue par les hommes. Sa pudeur ne va point jusqu’à modérer l’éclat de sa voix… Je subis, sans y rien comprendre, des invocations et des pleurs.

Zeïneb garde son haïk, tout en écartant de son visage les linges trempés de larmes… Le désespoir et la colère alternent sur sa face.

— Ô ma petite mère ! Ô Lella ! Je suis réfugiée en toi !… Je veux retourner dans ma famille. Dis au hakem d’obliger Kaddour à me rendre mon acte de mariage !… Ô mon malheur ! Comment supporter un homme tel que lui ? Il me dénude aux yeux de tous !

— Allons ! explique-toi ?… Quelle est cette histoire ?

— Depuis l’hiver il m’a promis un caftan « courge » et je suis lasse de l’attendre !… Vois, le mien est en lambeaux ! Les pauvresses de Mouley Abdallah auraient honte d’en porter un semblable !

Elle rejette son haïk pour me montrer un caftan déteint, effiloché, béant par maintes déchirures, en vérité fort minable.

— Prends espoir. Nous sommes le premier du mois, Kaddour doit toucher sa paye aujourd’hui.

— Ce matin, il l’a reçue. Aussitôt, j’ai réclamé ce caftan et il me répond qu’il n’a plus rien !…

— Comment ! Tout son argent dépensé en quelques heures ?

— Il dit qu’il a réglé ses dettes… Je le connais ! Ses dettes, il ne les paye jamais, ou lorsque les gens veulent l’emmener devant le pacha… Par ma tête ! je suis sûre qu’il a mangé cet argent à acheter des oiseaux. Depuis qu’il a vu dix cages chez l’Amin el Mostafad, il a perdu son entendement. La maison est pleine de canaris. Puisse Allah les rendre muets ! Avant de me nourrir, il leur donne du millet. Ces canaris m’ont tuée !…

Je m’efforce de calmer Zeïneb, et lui dissimule que, ce matin même, Kaddour me fit admirer une superbe cage, aux treillis en piquants de porc-épic, ornés de perles multicolores. Il y sautillait un canari, obstinément silencieux, malgré les compliments, les objurgations et les injures dont, tour à tour, l’accablait son maître.

— Si tu l’entendais à l’aube ! me dit Kaddour. Il fait plus de bruit que le veilleur du Ramadan avec sa trompette ! Que sont auprès de lui les canaris de l’Amin ?… Je l’ai eu pour vingt-cinq réaux[3] ; il serait bon marché à quarante.

Kaddour, évidemment, n’a même pas songé à ses promesses, — comment peut-on préférer un caftan à un canari ? ni qu’il leur faudrait vivre ce mois-ci.

— Va-t’en avec le bien ? dis-je à Zeïneb. Je parlerai à ton mari. Peut-être a-t-il encore de quoi te payer ce caftan courge.

Puis, je fais chercher Kaddour.

— Qu’ai-je entendu de toi, avec ce canari ?

— Ah ! tu sais déjà !… Ce Zerhouni, un voleur ! Je le citerai devant le Pacha ; un fils d’adultère, un trompeur !… M’avoir vendu vingt-cinq réaux une femelle qui ne sait même pas dire cui-cui !…

— Ce n’est pas cela qui m’occupe, mais le caftan de ta femme.

— Ô Allah ! qu’elle est pressée !… Certes elle l’aura, sans aucun doute. À présent je n’ai plus rien… Je lui achèterai son caftan dès que ce Zerhouni m’aura rendu l’argent qu’il m’a volé. Je saurai bien où trouver ce coupeur de routes. Salah, le porteur d’eau, connaît son cousin. J’irai le chercher à Fès s’il le faut !… Vingt-cinq réaux un canari femelle !

— Fort bien ! mais Zeïneb réclame son acte de mariage.

Kaddour sursaute. Malgré les canaris, Zeïneb lui est chère.

— Aï ! Comment ferai-je !… Personne, assurément, ne voudra me prêter… Je suis sous ta protection et celle d’Allah, Donne-moi dix réaux, je te les rendrai dans un mois.

Je sais ce que l’on risque à prendre Kaddour pour débiteur, mais son enfantillage et son embarras me touchent.

Dès qu’il tient l’argent, Kaddour retrouve toute sa gaîté. Que lui importe le mois suivant et, après tant d’autres, cette nouvelle dette qu’il ne payera jamais.

Pourvu qu’il achète le caftan et ne se laisse pas tenter par un chardonneret !…

Je suis passée chez lui, tout à l’heure, pour m’en assurer.

Cette fois le ménage est en paix. Grâce à Dieu ! les dix réaux ont eu cet heureux effet.

— Zeîneb, montre-moi ton beau caftan « courge ».

Elle rit.

— Je ne l’ai pas acheté. Qu’ai-je à faire d’un caftan ? Le mien durera, s’il plaît à Dieu, jusqu’à la fête prochaine… Regarde ces bracelets. Combien ils sont lourds ! Le Juif les vend quarante réaux, je lui en ai versé dix et il patientera pour le reste.

  1. Prévôt des marchands.
  2. Cour du Sultan.
  3. 125 francs.