Derrière les vieux murs en ruines/65

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 246-254).


30 novembre.

Deux Européennes sont entrées dans la demeure éblouissante où l’on célèbre les noces de Lella Khdija, fille d’un ancien vizir…

Elles ont un air à la fois hardi et apeuré, au milieu des Musulmanes dont elles ne comprennent ni le langage, ni les coutumes, et qu’elles méprisent avec curiosité… On nous avait prévenues, ce sont des étrangères de passage ; l’une, femme d’un officier, habite Casablanca ; l’autre vient de Paris et visite le Maroc. Elles avaient envie de connaître les fêtes d’un mariage et Si Mohammed ben Daoud, pressenti, n’a pu répondre que par une invitation.

Elles restent interdites dans le patio. Les esclaves s’agitent pour leur trouver des sièges et apportent enfin un vieux fauteuil et une chaise, qu’elles disposent à l’entrée de la salle, devant le divan où nous sommes accroupies.

La Parisienne arbore un impertinent face-à-main, son œil furète à droite, à gauche, dans tous les coins. On dirait qu’elles regardent une comédie, Elles échangent leurs impressions à voix haute, sûres de n’être point comprises. Je me rends compte que cette Parisienne est une femme de lettres faisant un « voyage d’études ». À tout propos elle dit :

— Tel détail est caractéristique, je le signalerai à mes lecteurs… Quel spectacle curieux ! Voilà un beau sujet d’article.

Sa compagne remarque surtout nos toilettes.

C’est le soir de la suprême cérémonie, le départ de la mariée pour la maison nuptiale. Aussi l’excitation, les parures, les chants atteignent-ils le paroxysme de l’intensité. Toutes les invitées resplendissent à l’envi.

Combien ces Européennes élégantes, certainement habituées au monde, apparaissent mesquines et ternes avec leurs costumes tailleurs, leurs bottes lacées, leurs chapeaux inesthétiques ! Gauches aussi, parmi les femmes, chargées de brocarts et de bijoux, aux mouvements lents et rituels… Le cadre trop somptueux ne convient point à leur frêle beauté. La moindre négresse a plus d’allure que ces jolies dames, qui auraient beaucoup de succès dans un salon.

Elles me considèrent à présent ; je continue à battre des mains au rythme de la musique, tout en chantant comme les autres :

— La paix, ô Lella !
La paix en notre demeure !

Elles ne me devinent pas. Elles ne peuvent pas me deviner sous le fard, le kohol et les parures… Cependant c’est vers moi que leurs regards convergent avec insistance… peut-être parce que je suis la plus éblouissante.

Lella Fatima-Zohra ne manque pas, chaque fois que je vais à des noces, de me prêter quelques-uns de ses extraordinaires joyaux. Des rangs d’émeraudes et de perles s’enroulent autour de mon turban, et les colliers de la sultane Aïcha Mbarka étincellent sur mon caftan noir broché d’or. Mais ce n’est pas seulement cette magnificence qui intrigue les jolies dames : mes yeux trop pâles, mes yeux bleus, ont une étrange douceur au milieu des sombres prunelles ardentes de mes amies…

Les chants ont cessé, nous reprenons nos attitudes d’idoles, échangeant à peine de rares paroles. Les Européennes quittent leurs chaises et viennent s’accroupir gauchement auprès de nous. Elles voudraient être aimables et répètent le seul mot qu’elles sachent :

— Mesiane ! Mesiane ! (joli).

Ainsi la conversation ne peut aller fort loin. Je doute que la femme de lettres pénètre beaucoup l’âme musulmane. Elle touche le brocart de ma robe :

— Mesiane ! dit-elle encore.

Une idée traverse mon esprit : je ne connais pas ces dames, je ne les reverrai jamais, nulle ne se doutera de la mystification.

— Comment trouvez-vous notre fête ? leur demandé-je ?

Elles me regardent, interloquées.

— Tu parles français ?

— Un peu.

— Très bien même, presque sans accent ! s’étonne la Parisienne. Où l’as-tu appris ?

— Ma grand’mère était Française.

— Ah ! c’est donc pour cela que tu as les yeux bleus !… Comment a-t-elle épousé un Musulman ?

— Je ne sais pas, dis-je, subitement hostile.

Elles comprennent qu’il ne faut point poser certaines questions. Pourtant le désir de m’interroger les tourmente, surtout la femme de lettres, ravie d’une si rare aubaine.

— Comme tu es belle ! reprend-elle en examinant mes parures. Ces bracelets d’or sont anciens ?

— Non ! m’écrié-je avec orgueil, ils sont tout neufs !

Les Européennes échangent de petits coups d’œil ironiques. La femme de lettre exulte. C’est tout juste si elle ne dit pas : « Je noterai cela pour mes lecteurs. »

Elle s’enquiert de mille détails saugrenus. Elle n’est pas bête cependant ; je la croirais même intelligente, mais si incompréhensive de tout ce qui n’est pas sa civilisation, ses habitudes, sa culture ! Elle est venue avec une idée toute faite sur les odalisques lascives, alanguies, fumant le narghileh, à moitié nues dans l’enroulement des gazes lamées d’or ou d’argent. Et aussi les désenchantées qui aspirent à la liberté et se meurent de ne pouvoir sortir ni fréquenter les hommes.

Elle rencontre ici des Musulmanes très graves, hiératiques, vêtues de lourdes soieries qui ne laissent même pas deviner la silhouette de leur corps, des femmes aux rigides allures de statues… Cela dérange sa conception, elle y tient et veut la retrouver. Toutes ses questions tendent vers ce but :

— Sais-tu danser ? me demande-t-elle. Y aura-t-il des danses aujourd’hui ?

— Chez nous les femmes ne dansent pas, seulement les fillettes ou les négresses.

— La danse du ventre ? la danse des poignards ?

— Non, elles ne connaissent pas ces danses à vous, mais les nôtres… Celle-ci, dis-je en désignant Kenza qui, justement, esquisse quelques mouvements harmonieux et lents, avec l’air inspiré, presque religieux d’une prêtresse.

— Et c’est tout ! interrogent les jolies dames fort déçues.

Je sais bien ce qu’elles attendaient : la figuration de l’amour, le drame de la volupté… Mais la danse ici n’est qu’un rite, le plus grave, le plus pudique des rites. La petite danseuse se rassied, une esclave lui succède, dont le visage noir s’ennoblit tandis que sa croupe ondule lentement sous le caftan…

Les chants ont pris un rythme de psaumes, ce sont les plaintes de la mariée songeant au départ :

Oh ! qu’y a-t-il en moi, ma mère !
Ô dame ! qu’y a-t-il en moi ?…
Elles sont parties, mes compagnes,
Elles ne m’ont point avisée !
Elles m’abandonnent, hélas !
Qu’y a-t-il en moi ?…

Bientôt, bientôt Dieu aura pitié de ma peine,
Je retrouverai tout ce qui m’a quittée.
Je ne me séparerai plus de toi, ma mère !
Ô beauté ! je ne partirai pas !
Même si je dois mourir, ô chef !
Même si l’on me charge de chaînes
Et que le collier en soit neuf !

Jeunes filles nous nous tenions au bord de la fontaine
Et l’on est venu me prendre parmi elles !
— Quelle est disaient-ils, la vierge au bandeau ?
Ils m’emmenèrent… quel trouble !
Qu’y a-t-il en moi, ô dame ?
Ô beauté ! Qu’y a-t-il en moi ?

Garde, ô Seigneur, les chérifat
Filles du Prophète, du Choisi !

Impassibles et silencieuses les femmes écoutent le chant nuptial, tandis que la petite mariée sanglote derrière les tentures du ktaa.

Mais la Parisienne ne sait pas se taire, et elle me presse de questions :

— Tu portes toujours des robes comme celle-ci ?

— Non, madame, c’est mon costume pour les noces.

— Dans ta maison, en temps habituel, que mets-tu ?

— J’ai un caftan de drap et une tfina de mousseline.

— L’été, lorsqu’il fait chaud, ou que tu attends ton mari, n’as-tu pas seulement des robes de gaze ?

— Certes non ! ce n’est pas notre coutume.

— Que fais-tu chez toi, tout le jour ?

— Je dirige mes esclaves, je m’occupe de mes enfants.

— Et tu ne t’ennuies jamais ?

— Pourquoi m’ennuierais-je ?

— Tu n’as pas envie de sortir, de voyager comme nous ?

— Si l’on voulait me faire sortir, je pleurerais pour rentrer, dis-je, répétant la réponse qu’une Musulmane me fit à moi-même, au temps où je ne comprenais pas encore.

— N’aimerais-tu pas voir les hommes, causer avec eux ?

— Quelle honte ! m’écrié-je convaincue.

La Parisienne est visiblement troublée ; je jouis de son désarroi. Elle croyait trouver des courtisanes et des rebelles en ces somptueuses barbares. Je lui laisse entrevoir des femmes très près d’elle, tout en étant si loin, très semblables, à part quelques différences de coutumes. — Des femmes adaptées à leur existence et qui n’en souffrent pas plus que nous, d’être clouées au sol, quand nous voyons passer des avions… Mais les apparences seules frappent son esprit ; elle a des étonnements excessifs pour les cérémonies de ces noces et ne fait pas de retour sur les nôtres. Elle n’en soupçonne point le sens profond. L’étrangeté du décor, le pittoresque de quelques détails suffisent à la dérouter…

Nos mariées, vêtues de blanc et couronnées d’oranger, qui s’avancent avec un traditionnel air pudique, sont pourtant les sœurs de cette aroussa « pleine de honte », chargée de bijoux et de voiles. L’étalage des cadeaux, accompagnés de la carte des donateurs, ne le cède en rien à leur présentation par la neggafa. La musique, les cierges, les parures, les festins forment le thème de nos fêtes aussi bien que de celle-ci… Vestiges des rites millénaires qui apparentent tous les humains et dont les symboles survivent incompris à travers les religions et les races. Ils m’apparaissent et m’émeuvent davantage au contact de ces curiosités superficielles.

Et soudain, j’ai la poignante impression d’être étrangère à toutes, dans cette fête. Si loin des Européennes qui ne peuvent comprendre les âmes vers lesquelles je me suis inclinée ! si loin ! plus loin encore des Marocaines que ne chercheront jamais à comprendre la mienne…

Cependant je sens mieux que, toutes, nous sommes des sœurs.

Il faut intimement connaître les Musulmanes pour ne plus voir en elles des créatures à part, mais de simples femmes animées des sentiments les plus naturels : des coquettes, des jalouses, des frivoles, des mères aussi, d’excellentes maîtresses de maison… Elles s’intéressent aux toilettes, aux histoires d’esclaves et d’amour. Cela me semble identique aux questions de chiffons, de domestiques et d’intrigues qui passionnent tant d’Européennes. Même l’ennui, l’inconscient ennui qui forme la trame de leurs existences monotones et recluses, n’est guère plus accablant que celui dont languissent nos petites bourgeoises, condamnées à vivre dans un fastidieux cercle restreint, hors duquel, si souvent, elles ne soupçonnent rien…

Je voudrais dire tout cela et tant d’autres choses à cette femme de lettres qui cherche à découvrir les Musulmanes. Mais je me tais, puisque aujourd’hui j’en suis une… Car jamais aucune d’entre elles n’analysa ses sentiments. Et c’est là surtout ce qui les différencie tellement de nos âmes occidentales, et forme tout le secret de leur paisible bonheur.