Derrière les vieux murs en ruines/77

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 309-316).

27 mars.

Turbulent et leste, Kaddour remplit la maison de son agitation. Les petites filles, radieuses, se bousculent, tout affairées ; Hadj Messaoud piaffe devant ses fourneaux ; Saïda, la négresse, affuble son minuscule négrillon d’un superbe burnous émeraude.

Notre expédition émeut tout le quartier ; on entend dans la rue le braiement désespéré des bourricots et les querelles des âniers. Mohammed le vannier, accroupi sur le pas de sa porte, cesse de tresser des corbeilles pour observer notre cortège, et des têtes de voisines s’avancent furtivement au bord des terrasses… Après beaucoup de bruit, de cris, d’allées et venues, de faux départs et de retours imprévus, Kaddour ferme enfin nos portes avec les énormes clés qui grincent.

La caravane s’ébranle.

Certes ! elle est digne d’un hakem qui va fêter le soleil dans une arsa, et les gens ne manqueront point d’en approuver le déploiement fastueux.

Kaddour prend la tête, fier, important comme un chef d’armée, une cage en chaque main. Dans l’une gazouille un chardonneret, dans l’autre, un canari.

Ensuite viennent les ânes chargés de couffas d’où sortent les plus hétéroclites choses : le manche d’un gumbri, un coussin de cuir, un bout de tapis, une théière… Ahmed le négrillon, à califourchon sur un bât, ressemble, avec son burnous émeraude, à une grenouille écartelée. Rabha chevauche, très digne, le second bourricot.

Puis s’avancent les femmes, la troupe craintive, pudique, trébuchante des femmes qui s’empêtrent dans les plis de leurs voiles : Kenza, Yasmine, déjà lasses ; Saïda et son haik rayé de larges bandes écarlates ; Fathma la cheikka que nous n’eûmes garde d’oublier, car une partie de campagne s’agrémente toujours de musique et de chants.

Les hommes ferment la marche : Hadj Messaoud, tenant précieusement un pot plein de sauce qu’il n’a voulu confier à personne, et les trois porteurs nègres sur la tête desquels s’érigent, en équilibre, les plats gigantesques coiffés de cônes en paille.

Nous n’avons pas « rétréci » ! Kaddour en conçoit un juste orgueil.

Au sortir des remparts, le soleil, le bled déployé, la route fauve déjà poussiéreuse, éblouissent et accablent… Mais nous n’allons pas loin, seulement à la Guebbassia, qui appartint à un vizir, et s’incline dans la vallée. Le chemin descend entre les grands roseaux bruissants, émus par la moindre brise, et nous entrons dans l’arsa toute neuve, toute fraîche, toute pimpante, dont les jeunes feuillées ne font point d’ombre.

Elle tient à la fois du verger, du paradis terrestre et de la forêt vierge, avec ses arbres fruitiers roses et blancs, ses herbages épais, ses ruisselets, ses oliviers, ses rosiers grimpants épanouis au sommet des citronniers, ses vignes qui s’enlacent et retombent comme des lianes. Les sentiers disparaissent sous l’envahissement des plantes sauvages… La ville est très loin, inexistante. On ne voit que l’ondulation de la vallée, de vertes profondeurs mystérieuses, et parfois, entre les branches, la chaîne du Zerhoun toute bleue sur l’horizon.

Kaddour a choisi, pour notre installation, un bois de grenadiers au menu feuillage de corail. Il étend les tapis, les sofas, une multitude de coussins. Au-dessus de nous il suspend les cages et les oiseaux se mettent à vocaliser follement, éperdument, en un délire.

Un peu plus loin s’organise le campement de nos gens. Des nattes, des couvertures berbères et tous les accessoires sortis des couffas. Hadj Messaoud s’ingénie à allumer un feu, qu’il souffle au bout d’un long roseau ; les nègres s’agitent, apportent du bois mort. Kenza, Yasmine, Saïda, ont rejeté leurs haïks et folâtrent dans la verdure ; Fathma essaye sa voix.

Le déjeuner est un festin : des poulets aux citrons, des pigeons tendres et gras, des saucisses de mouton percées d’une brochette en fer forgé, un couscous impressionnant, dont tous nos appétits ne pourront venir à bout.

Les plats passent de nous à nos voisins, et c’est amusant de les voir manger, engouffrer avec un tel entrain !… leurs dents brillent comme celles des carnassiers, leurs mains huileuses, dégouttantes de sauces, ont des gestes crochus pour dépecer les volailles. Il n’en reste bientôt plus que les carcasses. Pourtant la montagne de couscous, quoique fort ébréchée, a raison de tous les assauts.

Ensuite chacun s’étend avec satisfaction et rend grâce à Dieu très bruyamment.

Kaddour prépare le thé.

Rien ne fut oublié, ni le plateau, ni les verres, ni même les mrechs niellés pour nous asperger d’eau de rose.

Il fait chaud, les grenadiers ménagent leur ombre, des moucherons voltigent dans le soleil, les cigales grincent très haut… Tout vibre ! l’air tiède, les feuillages, les impondérables remous de l’azur. Le parfum des orangers s’impose, plus oppressant, plus voluptueux.

Le printemps d’Afrique est une ivresse formidable. Il ne ressemble en rien à nos printemps délicats, gris et bleutés, dont l’haleine fraîche, les sourires mouillés font éclore des pervenches dans les mousses. Ici la nature expansive, affolée, se dilate. Les bourgeons éclatent subitement, gonflés de sève, pressés d’étaler leurs feuilles ; un bourdonnement sourd et brûlant monte des herbes ; les juments hennissent au passage des étalons ; les oiseaux s’accouplent avec fureur.

Le ciel, les arbres, les fleurs, ont des couleurs excessives, un éclat brutal qui déconcerte. La terre disparaît sous les orties, les ombelles plus hautes qu’un homme, les ronces traînantes et ces orchidées qui jaillissent du sol comme de monstrueuses fleurs du mal.

J’aperçois le ciel si bleu, à travers le papillotement d’un olivier, dont les petites feuilles se détachent en ombres grêles et en reflets d’argent. Le canari, exténué de roulades, ne pousse plus que de faibles cris. Saïda, la négresse, vautrée dans l’herbe, s’étire, telle une bête lascive ; ses bras musclés brillent en reflets violets, ses yeux luisent, à la fois languides et durs ; elle mâchonne de petites branches.

Saïda ne m’apparaît pas simiesque ainsi qu’à l’habitude. Elle est belle, d’une beauté sauvage, toute proche de cette ardente nature en liesse ; Soudain elle bondit et disparaît dans les lointains verts de l’arsa. On dirait la fuite d’un animal apeuré.

Fathma la cheikha continue ses chansons, mais sa voix s’adoucit et parfois se brise :

Ô nuit ! — gémit-elle, — ô nuit !
Combien es-tu longue, ô nuit !
À celui qui passe les heures
En l’attente de sa gazelle
Et veille la nuit en son entier !

Ô Belles ! ô chanteuses ! ô celles
Vers qui s’envole mon esprit !
Si vous êtes filles de Fès et nobles,
Je me réjouirai parmi vous.
Je ne vous quitterai pas.
Qu’est la vie sans amour ?…
La mort me convient mieux.

Ô jeune fille étendue, es-tu malade ?
T’a-t-on frappée, chère colombe ?…
Tes joues sont des pommes musquées,
Tes lèvres ont la pulpe juteuse
Des raisins roses du Zerhoun
Quand l’automne dore les vergers ;
La chair des pastèques est moins fraîche
Que la tienne où je veux mordre…

Ô nuit ! ô nuit ! Combien es-tu courte, ô nuit !
À celui qui passe les heures auprès de sa gazelle !
Enamouré il ne peut dormir.
Il avait espéré, tant de jours !

Le chant me berce… Une torpeur tombe du ciel avec le soleil qui s’égrène sur nous en mille taches d’or, mobiles et brûlantes. La voix de Fathma se mêle à toutes les voix amoureuses de la terre, des herbes et des branches ; je n’en distingue plus que l’harmonie…

Quand je m’éveille, le soleil décline vers l’occident, de longues ombres s’étendent sous les arbres. Fathma s’est tue, elle mange… Autour du couscous un cercle s’est reformé : Hadj Messaoud, Yasmine, Kenza, le petit Ahmed et les âniers. Quelques heures de digestion calmèrent la résistance de leurs estomacs. Certes ils auraient honte de revenir avec un seul grain de semoule ! Cependant Rabha déclare que « son ventre est plein. Louange à Dieu ! » et Saïda, la négresse, n’a pas reparu.

Kaddour n’est pas là non plus.

J’avais entendu les notes de son gumbri jusqu’au moment où le sommeil m’enveloppa… Kaddour ne s’attarde jamais en nonchalance, il lui faut du mouvement, de la vie… Rien d’étonnant à ce qu’il vagabonde à travers le verger… Pourtant cette double absence m’inquiète, et j’arrête Kenza qui veut aller à leur recherche. Il y a tant d’allégresse, tant de senteurs dans ce jardin, une telle provocation de la nature capiteuse !…

Saïda reparaît la première, l’air calme, les mains pleines de gros champignons blancs trouvés au bord de l’oued. Elle gronde le négrillon qui a taché son burnous, puis elle s’accroupit et se jette sur le couscous.

Le plat est nettoyé quand Kaddour revient, d’un tout autre côté ; il parle beaucoup, il nous donne mille détails sur les particularités de sa promenade. Malgré tout, je ne me sens pas convaincue… Et puis, cela paraît presque naturel, s’ils se sont aimés par un tel jour de printemps.

Saïda est jeune, vigoureuse et saine, libre aussi puisque ses deux maris la répudièrent. C’est une bonne et simple brute, toute d’instinct. Kaddour doit plaire aux femmes par sa violence, son impérieuse volonté… il ne s’embarrasse point de scrupules.

Maintenant ils cheminent avec notre petite caravane, apaisés, indifférents. Las surtout, comme les fillettes, Hadj Messaoud, la cheikha et le gosse au burnous émeraude, soudain épuisés après la grande excitation de l’arsa.

Les remparts se détachent sur un ciel rouge, et nous franchissons Bab Berdaine dans le tumulte des troupeaux, qui regagnent leurs étables à l’heure du moghreb.