Derrière les vieux murs en ruines/79

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 319-322).

5 avril.

Pour échapper aux raisonnements, à l’anxiété, au vertige d’horreur où nous sommes entraînés, il faut de vastes paysages joyeux, et des spectacles apaisants.

Allons au cimetière oublier la mort, et toutes les choses tragiques de ce temps.

Le cimetière est un lieu plaisant où l’on peut s’étendre à l’ombre des oliviers, les yeux éblouis par l’azur du ciel et par le vert intense de la terre. Une vie bourdonnante monte des herbes et descend des branches ; les cigognes planent, très haut ; les moucherons tournoient en brouillard léger ; l’âpre odeur des soucis relève l’arome miellé des liserons et des mauves.

Il fait chaud, il fait clair, il fait calme… L’âme se détend, se mêle aux chansons, aux parfums, aux frémissements de l’air, tiède, à tout ce qui tourbillonne, impalpable et enivré dans le soleil.

Un ruisseau coule au milieu des roseaux où le vent chante ; de jeunes hommes, à demi nus, y lavent leur linge. Ils le piétinent avec des gestes de danseurs antiques. Leurs jambes s’agitent en cadence, et, soudain, s’allongent, horizontales, minces, le pied tendu, un moment arrêtées en l’air, comme s’ils faisaient exprès d’être beaux en leurs singulières attitudes rythmiques. Des vêtements sèchent autour d’eux, sur les plantes, étalant des nuances imprécises, exténuées par l’âge.

À quelques pas de moi, un adolescent, très absorbé, s’épouille.

— En as-tu trouvé beaucoup ?

— Une vingtaine seulement. Je n’enlève que les plus gros, ceux qui mordent trop fort… les poux ont été créés par Allah en même temps que l’homme… Qui n’en a pas ? Ils complètent le fils d’Adam.

— Sans doute, tu parles juste et d’expérience.

Le jeune garçon ne s’attarde pas à ce travail. Il est venu au cimetière pour jouir, pour fêter le soleil. Une cage, suspendue au-dessus de lui dans les branches, lance des roulades frénétiques. On ne voit pas l’oiseau, les barreaux de jonc ne semblent contenir qu’une harmonie, une exaltation qui s’évade.

Couché sur sa djellaba, une pipe de kif entre les lèvres, un verre de thé à portée de sa main, le regard bienheureux et vague, cet adolescent participe à l’universelle félicité d’un matin au printemps. Parfois, il s’arrache à sa béatitude pour vérifier quelques cordes tendues entre deux arbres, comme d’immenses fils de la Vierge.

— Ce sont, m’explique-t-il, des cordes pour mon gumbri[1]. Si elles sèchent vite, elles auront de beaux sons… Je suis Driss le boucher.

Complaisamment il soupèse un paquet blême et mou d’intestins encore frais. Il en attache les bouts à une branche et les dévide en s’éloignant, pour atteindre un micocoulier aux ramures basses.

Plus loin, un groupe de burnous, dont je n’aperçois que les capuchons émergeant des herbes, se penche au-dessus du sol en religieuses attitudes. Mais ce n’est point une tombe qu’ils entourent. Ils jouent aux échecs… et ils poussent les pions avec de subites inspirations, après avoir longuement médité chaque coup.

Quelques bourricots, chargés de bois, trottinent à la file dans le sentier, entre les plantes sauvages et hautes, qu’ils écartent sur leur passage, en frissonnant de la peau et des oreilles. L’ânier invective contre eux sans relâche.

— Allons ! Pécheurs ! Calamités ! Fils d’adultère ! Allons ! Pourceaux d’entre les pourceaux !

Parfois il arrête ses injures pour baiser la porte d’un marabout, marmotte quelque oraison, puis il rejoint ses ânons en courant et vociférant de plus belle.

Des femmes voilées psalmodient autour d’un tombeau, et leurs chants me rappellent que ce lieu n’est point une arsa, malgré les arbres, le sol couvert de fleurs, les cactus rigides et bleus et le bel horizon de montagnes mollement déployées, que ces frustes pierres éparses dans la verdure ne sont point les accidents d’un terrain rocailleux… Mais lorsque je passe, elles me saluent et rient et elles m’interrogent sur les noces de Rhadia où je fus l’autre semaine.

Ô croyants ! Vous avez raison. Il faut vivre sereinement, sans autre souci que les douces frivolités de l’existence. Il faut vivre sans réfléchir, sans prévoir. Il faut vivre d’une vie simple, paisible, familière — et se distraire et chanter, et jouir des bonnes choses — en regardant le ciel très bleu, en écoutant les oiseaux — avec insouciance, avec ivresse.

Le monde est un cimetière délicieux.

  1. Instrument de musique à deux cordes.