Des Jésuites/Éducation, divine, humaine
IIIe LEÇON.
Dans une vie déjà avancée, solitaire et laborieuse, je trouve, en regardant derrière moi, une compensation très-douce à ce qui a pu me manquer.
C’est qu’il m’a été donné autant qu’à aucun homme de ce temps, de contempler dans l’histoire un mystère vraiment divin.
Je ne parle pas du spectacle des grandes crises dramatiques qui semblent les coups d’état de Dieu… Je parle de l’action douce, patiente, souvent à peine sensible, par laquelle la Providence prépare, suscite et développe la vie, la ménage et la nourrit et va la fortifiant. (Rumeurs, interruption.)
J’atteste mes illustres amis, historiens de l’humanité ou de la nature, que je vois dans cette enceinte, je leur demande si la plus haute récompense de leurs travaux, leur meilleure consolation dans les fortunes diverses, n’a pas été la contemplation de ce que nous pouvons appeler la maternité de la Providence.
Dieu est une mère… Cela est sensible pour qui voit avec quel ménagement, il met les plus grandes forces à la portée des êtres les plus faibles… Pour qui ce travail immense, ce concours des éléments, ces eaux venues des mers lointaines, et cette lumière de trente millions de lieues ? Quel est ce favori de Dieu devant lequel la nature s’empresse, se modère et retient son souffle ?… C’est un brin d’herbe des champs.
A voir ces ménagements si habiles, si délicats, cette crainte de blesser, ce désir de conserver, ce tendre respect de l’existence, qui méconnaîtrait la main maternelle ?
La grande mère, la grande nourrice est comme toutes les mères ; elle craint d’être trop forte ; elle entoure et ne serre pas ; elle influe, ne force pas ; elle donne toujours et toujours, mais doucement, peu à la fois… de sorte que le nourrisson, quel qu’il soit, ne reste pas longtemps passif, qu’il s’aide lui-même et que selon son espèce, il ait aussi son action.
Le miracle éternel du monde, c’est que la force infinie, loin d’étouffer la faiblesse, veut qu’elle devienne une force. La Toute-puissance semble trouver une félicité divine à créer, encourager la vie, l’action, la liberté. (Rumeurs, violents dialogues, longue interruption.)
L’éducation n’a pas d’autre but que d’imiter, dans la culture de l’homme, cette conduite de la Providence. Ce que l’éducation se propose, c’est de développer une créature libre, qui puisse elle-même agir et créer.
Dans l’éducation désintéressée et tendre qu’ils donnent à leur enfant, les parents ne veulent rien pour eux, mais tout pour lui, qu’il grandisse harmoniquement dans toutes ses facultés, dans la plénitude de ses puissances, que peu à peu il devienne fort, qu’il soit homme et les remplace.
Ils veulent avant tout que l’enfant développe son activité, quand même ils devraient en souffrir.. Si le père fait de l’escrime avec lui, il lui donne avantage pour l’enhardir, il recule, se laisse toucher, ne trouve jamais qu’il frappe assez fort…
La pensée des parents, le but de leurs soins pendant tant d’années, c’est qu’à la longue l’enfant soit en état de se passer d’eux, qu’il puisse les quitter un jour… La mère même se résigne, elle le voit partir, elle l’envoie dans les carrières hasardeuses, dans la marine, à l’armée. Que veut-elle ? qu’il revienne homme, bruni du soleil d’Afrique, distingué et admiré, et qu’il se marie alors, qu’il aime une autre plus que sa mère…
Tel est le désintéressement de la famille ; tout ce qu’elle demande, c’est de produire un homme libre et fort, qui puisse, s’il le faut, se détacher d’elle.
Les familles artificielles, ou confréries du moyen âge, avaient, dans leur commencement, quelque chose de ce caractère divin de la famille naturelle, le développement harmonique dans la liberté. Les grandes familles monastiques, en eurent une ombre, à leur principe, et c’est alors qu’elles produisirent les grands hommes qui les représentent par devant l’histoire. Elles n’ont été fécondes qu’autant qu’elles laissaient quelque chose au libre développement.
Les seuls Jésuites, institués pour une action violente de politique et de guerre, ont entrepris de faire entrer l’homme tout entier dans cette action. Ils veulent se l’approprier sans réserve, l’employer et le garder, de la naissance à la mort. Ils le prennent par l’éducation, avant que la raison éveillée ne puisse se mettre en défense, ils le dominent par la prédication, et le gouvernent dans ses moindres actes par la direction.
Quelle est cette éducation ? Leur apologiste, le jésuite Cerutti le dit assez nettement (Apologie, p. 330) : « De même qu’on emmaillote les membres de l’enfant dès le berceau, pour leur donner une juste proportion, il faut, dès sa première jeunesse EMMAILLOTER, pour ainsi dire, sa volonté, pour qu’elle conserve dans tout le reste de sa vie une heureuse et salutaire souplesse. »
Si l’on pouvait croire qu’une faculté emmaillotée longtemps puisse jamais devenir active, il suffirait de rapprocher de cette expression doucereuse le mot plus franc qu’ils n’ont pas craint d’écrire dans leur règle, et qui indique fort bien le genre d’obéissance qu’ils demandent et ce que l’homme sera dans leurs mains : Comme un bâton, comme un cadavre.
Mais diront-ils : « Si la volonté seule est annulée, et que les autres facultés y gagnent, n’y a-t-il pas compensation ? »
Prouvez qu’elles ont gagné ; prouvez que l’esprit et l’intelligence peuvent vivre en l’homme, avec une volonté morte… Où sont vos illustres depuis trois cents ans ?…
Quand même un côté de l’homme devrait profiter de l’affaiblissement de l’autre côté, qui donc a droit de pratiquer de telles opérations, par exemple de crever l’œil gauche, sous prétexte que l’œil droit en aura la vue plus nette ?
Je sais que les éleveurs anglais ont trouvé l’art de faire d’étranges spécialités, des moutons qui ne sont que suif, des bœufs qui ne sont que viande, d’élégants squelettes de chevaux pour gagner des prix ; et pour monter ces chevaux, il leur a fallu des nains, tristes créatures à qui on défend de grandir.
N’est-ce pas une chose impie d’appliquer à l’âme cet art choquant de faire des monstres, de lui dire : « Tu garderas telle faculté, et tu sacrifieras telle autre ; nous te laisserons la mémoire, le sens des petites choses, telle pratique d’affaire et de ruse ; nous t’ôterons ce qui fait ton essence, ce qui est toi-même, la volonté, la liberté !.. en sorte qu’ainsi inutile, tu vives encore, comme instrument, et que tu ne t’appartiennes plus… »
Pour faire ces choses monstrueuses, il faut un art monstrueux.
L’art de tenir les hommes ensemble et pourtant dans l’isolement, unis pour l’action, désunis de cœur, concourant au même but, tout en se faisant la guerre.
Pour obtenir cet état d’isolement dans la société même, il faut d’abord laisser les membres inférieurs dans l’ignorance parfaite de ce qu’on leur révélera aux degrés supérieurs (Reg. comm. XXVII), de sorte qu’ils aillent à l’aveugle d’un degré à l’autre et comme s’ils montaient dans la nuit[1].
C’est le premier point. Le second, c’est de les mettre en défiance les uns à l’égard des autres, par la crainte des délations mutuelles (Reg. comm. XX).
Le troisième, de compléter ce système artificiel par des livres spéciaux qui leur montrent le monde sous un jour entièrement faux, de sorte que, n’ayant aucun moyen de contrôle, ils se trouvent à jamais enfermés, et comme murés, dans le mensonge.
Je ne citerai qu’un de ces livres, leur Abrégé d’histoire de France (éd. de 1813[2]), livre, depuis vingt-cinq ans, répandu par millions, en France, en Belgique, en Savoie, en Piémont et en Suisse, livre si bien adopté par eux qu’ils l’ont modifié d’année en année[3], le purgeant des mots ridicules qui avaient rendu célèbre le nom de l’auteur ; ils ont laissé les calomnies, les blasphèmes contre la France… Partout le cœur anglais, partout la gloire de Wellington[4]. Mais les Anglais eux-mêmes se sont montrés moins Anglais ; ils ont réfuté avec mépris les calomnies que les jésuites ont inventées ou reproduites contre nos morts de Waterloo, le passage entre autres, où, racontant que les débris de la garde impériale refusèrent de se rendre, l’histoire des jésuites ajoute : « On vit ces forcenés tirer les uns sur les autres et s’entretuer sous les yeux des Anglais, que cet étrange spectacle tenait dans un saisissement mêlé d’horreur. »
Malheureux, que vous connaissez peu la génération héroïque que vous calomniez au hasard… Ceux qui ont vu de près ces braves, peuvent dire si leur calme courage fut jamais mêlé de fureur… Plus d’un que nous avons connu, eut la douceur d’un enfant… Ah ! ils ont été doux, les forts[5] !
Si peu que vous ayez de prudence, ne parlez jamais de ces hommes, jamais de ces temps. Taisez-vous sur tout cela !… On vous reconnaîtrait trop aisément pour ce que vous êtes, pour les ennemis de la France… Elle vous dirait elle-même : « Ne touchez point à mes morts ! Prenez garde, ils ne sont pas aussi morts que vous pensez ! »
On put reconnaître pendant cette leçon la main qui dirigeait les interrupteurs. Le moyen qu’on employa pour troubler le cours, était tout à fait conforme à ce que nous venions d’enseigner sur la méthode des Jésuites. Il consistait à étouffer la voix du professeur, non par des sifflets, mais par des bravos !…… Cette manœuvre fut exécutée par une douzaine de personnes, qui n’étaient jamais venues à nos cours, et qui avaient été recrutées le matin même à cet effet dans un grand établissement public.
Une manœuvre, si peu française, révolta les jeunes gens, d’autant plus que les interrupteurs, peu expérimentés, avaient murmuré au hasard, et justement aux passages les plus religieux de cette leçon. Ils furent en péril, l’un d’eux surtout, que je vis avec plaisir protégé par un de mes amis, qui le couvrit de son corps.
Le 16 mai, au soir, plusieurs étudiants m’apportèrent une lettre, pleine de convenance, où ils exprimaient à la fois leur sympathie pour le professeur et leur indignation sur les attaques déloyales dont son cours était l’objet. Cette lettre avait été couverte en un moment de deux cent cinquante-huit signatures.
Les journaux, comme je l’ai dit, s’étaient déclarés pour nous. J’écrivis le 15, la lettre suivante à M. le rédacteur des Débats :
Monsieur,
Dans un article obligeant où vous établissez la justice de notre cause, vous dites que nous usons du droit de défense. Quelques personnes en pourraient conclure que, pour aller au secours de notre réputation attaquée, nous sortons du sujet de notre enseignement, du cercle, dès longtemps tracé, de nos leçons.
Non, nous ne nous défendons pas. Les passages tronqués, défigurés, se défendent eux-mêmes, dès qu’on les lit dans l’original. Quant aux commentaires qu’on ajoute, qui oserait les lire en public ? Il en est où l’imagination monastique eût fait reculer l’Arétin. (V. le Monopole universitaire, p. 441.)
Dès ma première leçon de cette année, j’ai posé mon sujet ; c’est la plus haute question de la philosophie de l’histoire :
Distinguer l’organisme vivant, du mécanisme, du formalisme, de la vaine scolastique.
I. Dans la première partie de mon cours, j’ai montré que le vrai moyen âge n’a pas été, comme on croit, dominé par cet esprit stérile, j’ai étudié le mystère de sa vitalité féconde.
II. Dans la seconde partie de mon cours, je montre ce qu’il faut penser du faux moyen âge qui veut s’imposer à nous. Je le signale extérieurement, par son impuissance et la stérilité de ses résultats ; je le pénètre au fond même, dans la déloyauté de son principe : s’emparer de l’homme par surprise, l’envelopper avant l’âge où il pourrait se défendre, emmailloter la volonté, comme ils disent eux-mêmes, dans l’Apologie des Jésuites.
Tel a été, tel est, monsieur, le plan de mon cours. La polémique n’y vient qu’à l’appui des théories ; l’ordre des Jésuites y est un exemple comme l’ordre des Templiers, que j’ai eu aussi occasion de rappeler.
Je ne suis pas un homme de bruit. La plus grande partie de ma vie s’est écoulée dans le silence. J’ai écrit fort tard, et depuis, je n’ai jamais disputé, jamais répondu. Depuis douze ans, je suis enfermé dans une œuvre immense, qui doit consumer ma vie. Hier, j’écrivais l’Histoire de France, je l’écrirai demain, et toujours, tant que Dieu le permettra. Je lui demande seulement de me maintenir tel que j’ai été jusqu’ici, dans l’équilibre, maître de mon cœur…, de sorte que cette montagne de mensonges et de calomnies, longuement amassée pour m’en accabler d’un coup, ne fasse en rien fléchir l’impartiale balance qu’il a placée dans ma main. Je suis, etc. Lundi, 15 mai 1843.
* * * * *
Nos adversaires purent voir, le 18 mai, à l’attitude de la foule taciturne qui avait rempli toutes les cours du Collége de France, qu’il y aurait péril à tenter plus longtemps la patience du public. Le silence fut complet ; une personne soupçonnée (peut-être à tort) d’avoir essayé d’interrompre, fut passée de main en main, et en un moment déposée hors de la salle.
Depuis ce jour, la tranquillité n’a plus été troublée.
- ↑ Pour justifier la défense d’apprendre à lire qu’ils font à leurs domestiques, ils citent hardiment saint François d’Assise (Reg. comment. Nigronus, p. 303), qui, avec sa confiance parfaite dans l’illumination divine, dispense les siens d’étudier… Je crois voir Machiavel exploitant, pour sa politique, le mot qu’il aurait surpris sur les lèvres d’un enfant. — Il en est de même d’une foule de choses dont les Jésuites ont pris la lettre dans les anciennes règles, mais qui ont chez eux, un sens tout différent, et ne sont là que pour témoigner combien leur esprit est contraire à celui du moyen âge.
- ↑ Histoire de France à l’usage de la jeunesse, t. II, p. 342 ; in-12, nouvelle édition, revue et corrigée, 1843 ; imprimée à Lyon, chez Louis Lesne, imprimeur-libraire, ancienne maison Rusand. Ce livre et tous ceux de la même main sont désignés dans les catalogues par le signe A. M. D. G. (ad majorem Dei gloriam), ou par L. N. N. (lucet, non nocet.)
- ↑ Et de mois en mois. Dans l’édition qu’ils ont faite en juin, ils ont supprimé le passage que je citais au collége de France, d’après une édition de janvier ou février, que j’ai encore sous les yeux en écrivant cette note, aujourd’hui 24 juin.
- ↑ Il faut voir les discours qu’ils lui prêtent, absurdes, insultants pour nous (II, 312), les folies sanguinaires qu’ils font dire à Napoléon (II, 324), les inepties d’une haine idiote : Au 20 mars, on aurait mêlé au cri de vive l’empereur, le cri de vive l’enfer ! à bas le paradis ! p. 337. — Que dire de la dissertation sur les perruques qui, dans ce petit livre, occupent deux pages entières (II, 168-169) ? Le reste est à l’avenant ; partout, le même esprit, mondain et dévot, les choses les plus graves dites avec une légèreté déplorable, où l’on sent la mort du cœur… Voilà dans quel style l’auteur parle de la Saint-Barthélemi : Le mariage eut lieu, et la joie de la fête eût été complète sans la catastrophe sanglante qui la termina. I, 294. Ce qui est au-dessus de tout, c’est cet éloge audacieux des Jésuites par les Jésuites : Par une distinction bien honorable pour cette compagnie, on lui comptait autant d’ennemis qu’à la religion elle-même, II, 103.
- ↑ Que de faits je pourrais citer ! en voici un, qui mérite d’être sauvé de l’oubli. A la bataille de Wagram, une des batteries de la garde impériale se trouva établie pour quelques moments sur un champ couvert de blessés ennemis ; l’un d’eux, qui souffrait horriblement de sa blessure, de la soif et de la chaleur, criait aux Français de l’achever ; furieux de n’être pas compris (il parlait hongrois), il se traîne vers une arme chargée, et il essaie de la tirer sur les canonniers ; l’officier français lui ôta l’arme des mains, et suspendit quelques habits à un faisceau de fusils pour lui faire de l’ombre. — Cet officier était M. Fourcy-Gauduin, capitaine de l’artillerie de la garde, excellent historien de l’École polytechnique, qui a fait des poésies charmantes à travers ces guerres terribles et sur tous les champs de bataille de l’Europe. Il a cette simple épitaphe à notre cimetière du midi : Hinc surrecturus. Et plus bas : Stylo et gladio meruit. Les deux premiers mots, si nobles et si chrétiens, sont ceux qu’il avait lui-même écrits sur la tombe de sa mère. [Hinc surrectura !]