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Des Jésuites/Liberté, fécondité

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IVe LEÇON.

LIBERTÉ, FÉCONDITÉ. Stérilité des Jésuites.
[18 mai 1843.]


La liberté de la presse a sauvé la liberté de la parole.

Dès qu’une pensée, une voix libre s’élève, on ne peut plus l’étouffer ; elle perce les voûtes et les murs. Que servirait d’empêcher six cents personnes d’entendre ce qui demain sera lu de six cent mille ?

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La liberté, c’est l’homme. — Même pour se soumettre, il faut être libre ; pour se donner, il faut être à soi. Celui qui se serait abdiqué d’avance, ne serait plus homme, il ne serait qu’une chose… Dieu n’en voudrait pas !

La liberté est tellement le fonds du monde moderne, que pour la combattre, ses ennemis n’ont d’autre arme qu’elle-même. Comment l’Europe a-t-elle pu lutter contre la Révolution ? Avec des libertés données ou promises, libertés communales, libertés civiles (en Prusse, Hongrie, Gallicie, etc.)

Les violents adversaires de la liberté de penser, y puisaient leurs forces. N’est-ce pas un curieux spectacle de voir M. de Maistre, dans sa vive allure, échapper à chaque instant au joug qu’il veut imposer, ici plus mystique que les mystiques condamnés par l’Église, là tout aussi révolutionnaire que la Révolution qu’il combat ?

Vertu merveilleuse de la liberté ! Le plus libre des siècles, le nôtre, s’est trouvé aussi le plus harmonique. Il s’est développé, non plus par écoles serviles, mais par cycles ou grandes familles d’hommes indépendants, qui, sans relever l’un de l’autre, vont pourtant se donnant la main ; en Allemagne, le cycle des philosophes, des grands musiciens ; en France, celui des historiens et des poëtes, etc.[1].

Ainsi, c’est justement lorsqu’il n’y avait plus d’association, plus d’ordre religieux, plus d’école, que pour la première fois a commencé ce grand concert, où chaque nation en soi, et toutes les nations entre elles, sans s’être entendues d’avance, se sont accordées.

Le moyen âge, moins libre, n’eut pas cette noble harmonie ; il en eut du moins l’espoir et comme l’ombre prophétique dans les grandes associations qui, bien que dépendantes encore, n’en furent pas moins des libertés par rapport aux temps antérieurs. Ainsi quand saint Dominique et saint François, tirant le moine de sa réclusion, l’envoyèrent par tout le monde, comme prêcheur et pèlerin, cette liberté nouvelle versa la vie par torrents… Saint Dominique, malgré la part funeste qu’il prend à l’inquisition, donne en foule les théologiens profonds, les orateurs, les poëtes, les peintres, les hardis penseurs, jusqu’à ce qu’il se brûle lui-même, pour ne point renaître, sur le bûcher de Bruno.

Le moyen âge fut ainsi, non un système artificiel et mécanique, mais bien un être vivant, qui eut sa liberté, et par elle sa fécondité, qui vécut vraiment, travailla et produisit… Et maintenant qu’il repose, il a gagné son repos, le bon ouvrier… Nous qui travaillons aujourd’hui, nous irons volontiers reposer près de lui demain.

Mais auparavant, et lui, et nous, nous serons appelés à répondre de ce que nous avons fait. Les siècles sont responsables comme les hommes. Nous viendrons, nous autres modernes, avec ceux du moyen âge, portant nos œuvres dans les mains, et présentant nos grands ouvriers. Nous montrerons Leibnitz et Kant, et lui saint Thomas ; nous Ampère ou Lavoisier, lui Roger Bacon ; lui l’auteur du Dies iræ, du Stabat mater, nous Beethoven et Mozart.

Oui, ce vieux temps aura de quoi répondre ; saint Benoît, saint François, saint Dominique arriveront chargés de grandes œuvres qui, toutes scolastiques qu’elles peuvent paraître, n’en furent pas moins des œuvres de vie.

Les Jésuites qu’apporteront-ils ?

Il ne s’agit pas ici, entre ces deux imposantes réunions des génies du moyen âge, des génies modernes, de montrer des érudits, des gens d’esprit, d’agréables poëtes latins, un bon prédicateur, Bourdaloue, un philosophe ingénieux, Buffier[2]… Peu pour la littérature, rien pour l’art, et moins que rien. Voyez sous leur influence, cette peinture fardée, vieille coquette et minaudière, qui, à partir de Mignard, s’en va toujours pâlissant[3].

Non, ce ne sont pas là vos œuvres. Vous en avez d’autres qu’il faut montrer.

Vos histoires d’abord[4], souvent savantes, toujours suspectes, toujours dominées par un intérêt de parti. Les Daniel, les Mariana, auraient voulu être véridiques qu’ils ne l’auraient pu. Il manque une chose aux vôtres, celle que vous travaillez le plus à détruire, celle justement qu’un grand homme déclare la première qualité de l’historien : « Un cœur de lion pour dire toujours vrai ! »

Au fond, vous n’avez qu’une œuvre à vous : c’est un code.

J’entends les règles et constitutions par lesquelles vous vous gouvernez ; ajoutons la dangereuse chicane à laquelle vous dressez vos confesseurs pour le gouvernement des âmes.

En parcourant le grand livre des Constitutions des Jésuites, on est effrayé de l’immensité des détails, de la prévoyance infiniment minutieuse dont il témoigne : édifice toutefois plus grand que grandiose[5], qui fatigue à voir, parce qu’il n’offre nulle part la simplicité de la vie, parce qu’on y sent avec effroi que les forces vivantes y figurent comme des pierres. On croirait voir une grande église, non pas comme celle du moyen âge, dans sa végétation naïve, — non ! une église dont les murs n’offriraient que têtes et visages d’hommes entendant et regardant, mais nul corps, nul membre, les membres et les corps étant cachés pour toujours, et scellés, hélas ! au mur immobile.

Tout bâti sur un principe : surveillance mutuelle, dénonciation mutuelle, mépris parfait de la nature humaine (mépris naturel peut-être à la terrible époque où fut fondé cet institut).

Le supérieur est entouré de ses consulteurs, les profès, novices, élèves, de leurs confrères ou camarades, qui peuvent les dénoncer. De honteuses précautions sont prises contre les membres les plus graves, les plus éprouvés[6].

Sombre intérieur ! combien je les plains !… Mais l’homme, si mal au dedans, ne doit-il pas être d’autant plus actif au dehors, n’y doit-il pas porter une dangereuse inquiétude ? Ce terrible esprit de police, le seul moyen qu’il ait d’en moins souffrir, c’est de le mettre partout.

Une telle police, appliquée à l’éducation, n’est-ce pas une chose impie ?… Quoi ! cette pauvre âme qui n’a qu’un jour entre deux éternités, un jour pour devenir digne de l’éternité bienheureuse, vous mettez la main dessus pour rendre l’enfant délateur, c’est-à-dire semblable au diable, qui fut, selon la Genèse, le premier délateur du monde !

Tous les services que les jésuites ont pu rendre<refname=p71>Et ils en ont rendu certainement, dans cet entr’acte des études, </ref>, ne peuvent laver ceci. Leur méthode même d’enseignement et d’éducation, judicieuse en plusieurs choses, n’en est pas moins partout empreinte d’un caractère mécanique, automatique. Nul esprit de vie. Elle règle l’extérieur ; l’intérieur viendra, s’il peut. Elle enseigne entre autres choses à porter décemment la tête, à regarder toujours plus bas que celui à qui l’on parle, à bien effacer les plis qui se forment au nez et au front[7], signes en effet trop visibles de la duplicité et de la ruse… Les malheureux comédiens ne savent pas que la sérénité, l’air de candeur et la grâce morale doivent venir de l’intérieur, monter du cœur au visage, qu’on ne les imite jamais.

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Voilà, messieurs, les ennemis auxquels nous avons affaire. La liberté religieuse, sur laquelle ils voudraient porter les mains, est solidaire de toutes les autres, de la liberté politique, de celle de la presse, de celle de la parole, que je vous remercie d’avoir maintenue… Gardez bien ce grand héritage ; vous le devez d’autant plus que vous l’avez reçu de vos pères, jeunes gens, et non fait vous-mêmes ; c’est le prix de leurs efforts, le fruit de leur sang. L’abandonner ! autant vaudrait briser leurs tombeaux.

Qu’il vous souvienne toujours du mot d’un vieillard d’autrefois, d’un homme à la blanche barbe, comme il dit lui-même, du chancelier L’Hôpital : « Perdre la liberté, ô bon Dieu ! Que reste-t-il à perdre après cela ? »


    l’éducation scolastique ayant fini, et l’éducation moderne n’ayant pas commencé. Néanmoins leur méthode, même en ce qu’elle a de judicieux, est gâtée par le petit esprit, par les divisions excessives de temps et d’études diverses ; tout est coupé mesquinement : un quart d’heure pour quatre lignes de Cicéron, un autre quart d’heures pour Virgile, etc. Ajoutez leur manie d’arranger les auteurs, d’y mêler même leur style, d’habiller les anciens en Jésuites, etc.

  1. Même développement dans les sciences ; dès le commencement du siècle, je vois travailler en face, à l’occasion de nos grandes luttes, et travailler néanmoins en parfait accord, les chimistes de la France, les mécaniciens de l’Angleterre, tous tirant du sein de la nature des forces merveilleuses, qui pour avoir été cherchées sous l’inspiration de la guerre, n’en restent pas moins pour toujours la pacifique possession de l’humanité.
  2. Voir la liste dans l’Apologie (par le jésuite Cérutti), p. 292-310 : Historiens, Bougeant, Duhalde, Strada, Charlevoix, Maimbourg, etc. Érudits, Pétau, Sirmond, Bollandus, Gaubil, Parennin, etc. Littérateurs, Bouhours, Rapin, La Rue, Jouvency, Vanière, Sanadon, etc. Beaucoup d’hommes de science et de mérite ; pas un homme de génie. — Ce qu’ils ont à dire, c’est qu’étant venus aux temps du combat, ayant mené généralement une vie d’action, ils ont plus agi que créé, et qu’il faut moins examiner leurs monuments que leurs actes… Eh bien ! leur action a-t-elle été vraiment féconde ? Nous répondrons non, sans hésiter, même pour les missions. Voyez la leçon de M. Quinet.
  3. Le Poussin n’aimait ni les Jésuites, ni la peinture des Jésuites. Il disait sèchement à ceux qui lui reprochaient de représenter Jésus-Christ sous une figure trop austère : « Que notre Seigneur n’avait pas été un père douillet. »
  4. L’ordre tout entier est un historien, un biographe infatigable, un laborieux archiviste. Il raconte, jour par jour, à son général, tout ce qui se passe au monde.
  5. Tout ce qu’on trouve dans ce livre d’emprunté au moyen âge, y prend un caractère moderne, souvent très-opposé à l’ancien esprit. Ce qui y règne, c’est un esprit scribe, une manie réglementaire infinie, une curiosité gouvernementale qui ne s’arrête jamais, qui voudrait voir, atteindre le fond par delà le fond. De là, les raffinements inouïs de leur casuistique, et ce triste courage de soulever et décomposer la boue, au risque d’embourber encore plus… — Au total : petit esprit, subtil et minutieux, mélange bâtard de bureaucratie et de scolastique… Plus de police que de politique.
  6. Police et contre-police. Le confesseur même espionné par sa pénitente, qu’on lui envoie parfois pour lui faire des questions insidieuses ! une femme, servant tour à tour d’espion à deux hommes jaloux l’un de l’autre… Enfer sous l’enfer !.. Où est le Dante qui aurait trouvé cela ? .. La réalité est bien plus vaste et plus terrible que toute imagination !… — Ce genre d’espionnage n’est pas dans la règle, mais dans la pratique.
  7. Institutum Soc. Jes., II ; 114, éd. Prag. in-folio. Rien n’a changé dans l’éducation des Jésuites. Tout ce que j’avais lu dans l’Intérieur de Saint-Acheul, par un de ses élèves, m’a été confirmé par des élèves de Brugelete, de Brieg et de Fribourg.