Des colonies françaises (Schœlcher)/I

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DES
COLONIES FRANÇAISES.
ABOLITION IMMÉDIATE DE L’ESCLAVAGE.

CHAPITRE I.

CONDITION DES ESCLAVES.

Cases à nègres. — Habillement. — Nudité. — L’usage de marcher nu pied pouvant être une cause déterminante de l’éléphantiasis. — Mal-pieds. — Hôpitaux des habitations. — Nourriture. — Mal d’estomac. — Maladies cutanées aux Antilles. — Jardins. — Respect des maîtres pour la propriété des esclaves. — Bien-être matériel. — L’esclave suit le sort de son maître. — Esclaves des habitations vivrières.


L’esclavage ne peut plus, ne doit plus subsister, son abolition absorbe toute la question coloniale ; là est le présent plein de trouble, là est le difficile avenir qui agitent si profondément les colonies. L’émancipation est pour les propriétaires d’esclaves une épée de Damoclès qu’ils voient toujours suspendue sur leur tête.

L’édifice entier des colonies repose aujourd’hui, et reposera long-temps encore, sur la race nègre qui les cultive ; forcément il faut tout rattacher à eux ; c’est sur eux donc qu’il nous paraît opportun de fixer d’abord l’attention. En les suivant dans les diverses phases de leur existence actuelle, on doit pouvoir préjuger de leur existence future, et trouver la solution du problème colonial, Commençons par examiner leur condition présente.

Les nègres d’une habitation française sont rassemblés dans des cabanes, non loin généralement de la maison du maître ; chacun a la sienne. L’établissement des cases à nègres, comme on appelle ces demeures, est soumis aux moyens qu’offre pour les construire le quartier où l’on se trouve. Nous en avons vu de très belles en roches taillées chez M. Cotterell (Macouba, Martinique), chez M. Perrinelle (près Saint-Pierre, Martinique), dont la magnifique habitation rappelle les splendeurs de Saint-Domingue ; elles représentent presque des maisons. Pour l’ordinaire, ce ne sont que de misérables huttes en bamboux, en treillages ou en lattes, grossièrement enduites de terre, et couvertes en feuilles de cannes. Les cases forment toujours une pièce carrée, séparée en deux par une petite cloison. La construction en appartient au planeur, mais l’ameublement à l’esclave. Il en est où nous avons vu chaises, tables, commode, miroir, très beau lit à colonnes en courbaril, avec oreillers, draps et matelas ; il serait aussi injuste de le nier, qu’il serait mensonger de soutenir que ce ne soit pas une très grande exception. Ce luxe relatif, on ne le rencontre guère que chez les commandeurs[1] et principaux ouvriers, hommes de choix qui, dans toutes les positions du monde feraient leur sort au-dessus de celui du vulgaire ; mais ce n’est là et ce ne peut être qu’une très faible minorité. Le reste habite des cases où l’on ne trouve qu’un bois de lit plus ou moins mauvais ; parfois un banc ou une chaise boiteuse, quelques pots de faïence pour le ménage, un ou deux coffres, et la terre pour plancher ; le tout nu obscur et enfumé par le feu du canari[2], qui brûle sans cheminée, dans un coin de la première pièce. Tous encore n’en sont pas là, il est bien des cases où l’on ne voit que le canari, une planche ou une natte sur le sol pour dormir, un nœud de gros bambou en place de cruche à eau, une ficelle tendue en travers pour porter quelques lambeaux de vêtemens. C’est une absence totale de tout ce qui constitue le moindre degré de civilisation.

Le nègre, comme tous les membres de l’espèce humaine, porte en lui l’instinct du luxe, il recherche les beaux habits, et il fait des dessins sur les calebasses qui lui servent de plats, de verres, d’assiettes et de tasses ; mais il n’a point acquis, depuis trois cents ans, au milieu de ceux qui prétendent le perfectionner par la servitude, il n’a point acquis la plus petite intelligence du comfortable. Sa case est encore l’image d’une grossièreté de mœurs et d’habitudes qui touche à la sauvagerie. Un habitant du quartier Port-Louis (Guadeloupe), M. Beuthier, dont l’âme élevée a su se garder des pernicieuses influences que l’esclavage exerce d’une manière différente sur le maître et sur les esclaves, nous disait avec tristesse, en nous faisant visiter ses cases à nègres : « Je suis honteux de vous montrer la dégradation de ces pauvres gens ! mais que voulez-vous ; j’ai fait tout au monde pour les rendre plus soigneux ; j’ai été obligé d’y renoncer ; ils sont trop avilis par leur condition, ils ne comprenaient pas ce que je voulais leur dire. »

Cependant il est juste de le confesser, les nègres ignorant du mieux ne souhaitent pas davantage, ils ne conçoivent pas, ils ne désirent même pas autre chose. Nous, Européens, nous croyons qu’il faut la longue habitude de pareilles demeures et l’engourdissement moral de l’esclavage pour les supporter. Cela n’est vrai que jusqu’à un certain point, la clémence du ciel des Antilles fait le reste. Les planteurs français donnent d’ailleurs, sous ce rapport, un très mauvais exemple à leur monde, ils sont loin d’avoir la recherche du chez soi de leurs voisins les Anglais ; ils ne se logent pas, ils campent, et quelques-uns ne sont guère mieux meublés que leurs noirs.

En général, et cela dit une fois pour toutes, il ne faut pas raisonner sur les colonies par voie d’analogie absolue avec l’Europe ; leur climat agit sur les êtres organisés comme sur les êtres inorganisés, et change les conditions de l’existence telles que nous les connaissons. Aux Antilles, le froid avec ses rigueurs et ses misères, à toujours été inconnu.

Les cases à nègres, dénuées de toute ouverture sauf une petite porte qui n’a jamais plus de quatre pieds de haut, restent plongées dans une obscurité profonde. Nous avons eu grand peine à persuader à des femmes en couche, étouffant sur leur grabat, de laisser pénétrer jusqu’à elles et leurs enfans un peu d’air et de lumière. Le nègre, dit-on, aime l’obscurité : nous n’en croyons rien, c’est chez lui une habitude contractée dans l’esclavage, et qui participe plus de la nature de l’esclave que de celle de l’homme. Il est facile de concevoir qu’il veuille se soustraire au moins pendant les heures qui lui appartiennent à l’inquisition du maître. Plusieurs habitans ne nous ont mené dans les cases qu’avec discrétion, précisément parce que les noirs n’aiment pas que les blancs y pénètrent. « Zié bequés boulé dos negues : » Les yeux des blancs brûlent les nègres, dit un proverbe des colonies.

Pour ce qui est de l’habillement : une casaque de drap, un bonnet, deux pantalons et deux chemises de grosse toile, souvent remplacés par d’affreuses et ridicules défroques de soldats, en font chaque année tous les frais. Un noir ne sait pas ce que c’est que raccommoder ou faire raccommoder, il ignore tout-à-fait ces adresses de la pauvreté, et nul ne paraît enclin à se charger de les lui apprendre. Il met une chemise, la nettoie souvent, la garde tant qu’elle peut lui tenir sur le dos ; mais d’y faire une reprise, ni lui ni sa femme n’en ont l’idée ; il est même fort curieux de voir jusqu’à quel point, malgré cela, il sait la conserver ; ce ne sont plus que des cordes, il n’en reste que les anciennes coutures, je dirais le squelette, si j’osais, et il faut toute son adresse naturelle pour arriver à reconstruire chaque matin la forme effacée de l’ancien vêtement. Cuvier ne devait pas avoir plus de peine à retrouver l’ostéologie d’un animal anti-diluvien, qu’un nègre à mettre sa chemise. Ces loques peuvent émouvoir le philosophe, mais elles ne doivent point exciter notre sensibilité. Il n’y est attaché, dans l’esprit de personne aucune idée de blâme, et les habits sont presqu’une superfluité sous les tropiques. Nous nous rappelons un nègre auquel son maître dit, lui voyant les reins à peine enveloppés d’un bout de caleçon : « N’avez-vous pas honte d’être ainsi nu ! » et qui répliqua ingénuement : « Pouquoi moin honte ? Moin pas négresse. » « Pourquoi serais-je honteux, je ne suis pas négresse. » Et celui-là encore était fort avancé ! Il est beaucoup de femmes esclaves, en effet, qui n’ont pas acquis les notions de pudeur que la civilisation a créées pour leur sexe ; il n’est aucunement rare (à la Guadeloupe surtout) de voir des négresses le sein entièrement découvert, et des enfans déjà âgé de huit ou dix ans, tout-à-fait nus. « Je me souviens qu’autrefois, dînant à la Martinique chez une veuve âgée, je vis parmi les valets qui nous servaient à table un garçon de douze à treize ans entièrement nu. On me dit qu’apparemment son linge était à la lessive[3]. » Voilà comme la servitude a élevés les nègres au-dessus de la barbarie africaine !

L’extrême chaleur du climat ne peut servir d’excuse à ceux qui tolèrent ces désordres parmi leurs esclaves. L’habitation de M. Dupuy, au Macouba, où l’atelier est proprement vêtu, parce que le maître y tient la main, et l’emploi prolongé de la chemise dont nous parlions tout-à-l’heure, sont des preuves que le noir n’a pas pour la nudité le goût qu’on lui suppose, et qu’avec du soin on pourrait le rendre moins désordonné. Les maisons que se bâtissent déjà les émancipés anglais, les belles cases de commandeur, chez M. Perrinelle, ne laissent aucun doute sur ce point. Mais que la population en sa puissance prenne des habitudes régulières, c’est le dernier souci d’un planteur. Il ne voit, il ne peut voir que des instrumens de travail dans les nègres, et pourvu qu’ils lui fassent beaucoup de sucre, il est content, le reste ne l’inquiète pas ; au contraire, moins ses esclaves s’éloignent de l’état brut de nature, moins ils sont à craindre, et moins ils paraîtront dignes de la liberté. — Tout ce que les esclaves ont acquis dans la servitude, ils le doivent uniquement à eux-mêmes ; jamais les maîtres n’y ont rien fait, de quelle utilité eût-ce été pour eux ?

Les nègres marchent nus pieds. D’anciennes ordonnances, tombées en désuétude, leur défendaient de porter des souliers. L’usage, comme il arrive, a fini par créer un goût, et bottes et souliers ne sont aujourd’hui pour les esclaves ou les libres[4], qu’un objet de luxe. Il n’est pas rare de rencontrer sur les chemins des hommes habillés pour se rendre à la ville, qui portent leurs souliers, en attendant qu’ils arrivent. La même chose, au reste, se présente dans les campagnes d’Europe. On cite de la sorte des libres qui, par vanité, portent toujours des souliers à la main et n’en ont pas usé une paire en leur vie. Grâce au climat, les blancs eux-mêmes ont de la peine à obliger leurs enfans à se chausser. Malgré cela, c’eût été, nous croyons, une utile réforme à introduire que de forcer les maîtres à chausser les esclaves. Lorsqu’on visite les hôpitaux des plantations, on y trouve un nombre considérable de mal-pied, comme ils disent. Ces maux de pieds ont pour principale cause, les chiques, petits vers imperceptibles d’abord, qui se logent dans la peau et y grossissent, de sorte que pour peu qu’on n’ait pas soin de les arracher, ils la désorganisent, et amènent des affections fâcheuses. Cela tient évidemment à l’usage de marcher nus pieds. En outre, les parties inférieures du corps, ainsi abandonnées à elles-mêmes, étant toujours exposées à l’humidité en traversant les rivières ; il arrive que les tissus se relâchent et donnent lieu à ces accidens de varices si répétés parmi les classes pauvres des îles. L’effet de cette prédisposition, combiné avec l’influence que doit avoir sur la masse du sang l’usage prolongé des salaisons pour nourriture, doit nécessairement altérer la circulation. On peut voir là une explication admissible du triste phénomène des éléphantiasis dont tant de malheureux sont atteint aux colonies. L’habitude de marcher pieds nus entre encore pour une part dans les maladies de poitrine auxquelles succombent beaucoup de femmes de couleur. Naturellement d’une propreté excessive comme les noirs, elles ne voient jamais un ruisseau, une mare, un peu d’eau sans y tremper leurs pieds échauffés par le sol brûlant ou par la marche, et il est difficile avec ce régime d’échapper à de mortels refroidissemens. Nous n’ignorons pas combien d’obstacles l’introduction de la chaussure aurait à vaincre, on ne change pas sans peine des habitudes prises par une génération entière, mais encore avec le temps peut-on y parvenir. Ce serait rendre un véritable service à la basse classe des Antilles.

Nous parlions tout-à-l’heure des hôpitaux. La célèbre ordonnance du 15 octobre 1786, premier pas de la métropole vers l’amélioration du sort des nègres, a voulu que chaque habitation eût le sien. Les soins que les esclaves y reçoivent sont en rapport avec l’aisance et l’humanité du propriétaire, et trouvent une certaine garantie dans son propre intérêt ; mais presque partout les salles sont négligées, infectes, d’une malpropreté hideuse, et l’on peut répéter aujourd’hui, ce que le colonel Malenfant, créole planteur, écrivait en 1814 : « Même dans les meilleurs hôpitaux les nègres et les négresses ne couchent que sur des lits de camp[5]. »

L’esclave a droit pour sa nourriture à deux livres de morue et deux mesures de farine de manioc par semaine : c’est ce que l’on appelle l’ordinaire. Sur plusieurs habitations, la libéralité du maître y joint sans y être tenu au nom de la loi, une portion de sel ou de riz. La nourriture des nègres est composée ainsi depuis le premier jusqu’au dernier jour. Cette uniformité était une des conséquences inévitables de l’esclavage. Tous les estomacs doivent s’y prêter, varier serait impossible. Mais ici encore l’habitude est venue en aide à la nécessité, les noirs et aussi les maîtres, aiment aujourd’hui les salaisons, et toute table créole a son plat de morue à déjeûner. Par malheur, l’esclave ne peut diversifier ses alimens comme le maître, et plusieurs hommes de l’art supposent qu’il faut attribuer en partie à l’usage exclusif du poisson salé la principale maladie à laquelle succombent les nègres. Cette maladie appelée aux Antilles le mal d’estomac, sans doute à cause de la perversité des appétits qu’elle amène, nous semble répondre à ce que les médecins d’Europe nomment la chlorose[6]. Les maladies cutanées et dartreuses, assez communes parmi les noirs, tiennent également sans doute, à quelque vice du sang gâté à la longue par cette alimentation insalubre. La science a reconnu que la nourriture habituelle de poisson déterminait des affections de la peau très tenaces. Les historiens des découvertes de Christophe Colomb rapportent que ces sortes de maladies étaient excessivement nombreuses chez les Caraïbes des Antilles, et l’on sait que ces Caraïbes étaient exclusivement ichtyophages. — Quant à la farine de manioc, c’est une substance très nourrissante, fraîche à la bouche, merveilleusement appropriée à l’usage des salaisons. Le nègre des colonies françaises la préfère à tout, et beaucoup de planteurs, beaucoup de dames blanches laissent le pain pour cette farine.

La case, les rechanges[7], l’hôpital, l’ordinaire ; le maître ne doit rien de plus à ses esclaves, pour le reste ils sont obligés de se le procurer par la culture d’un morceau de terre appelé jardin, auquel ils peuvent travailler à leurs heures. L’ordonnance du 15 octobre 1786 veut, article 2 « qu’il soit distribué à chaque nègre ou négresse une petite portion de l’habitation, pour être par eux cultivée à leur profit, ainsi que bon leur semblera sans que les vivres recueillis dans ce jardin puissent entrer en compensation de ce qui est dû à chacun pour sa nourriture[8]. » Est-ce une propriété que l’ordonnance entend constituer à l’esclave ? Jusqu’à quel point le pouvait-elle ? Nous ne savons ; ce qu’il y a de certain, c’est que les habitans ont fait abandon en quelque sorte du terrain consacré aux nègres. Ceux-ci regardent leurs jardins comme leur appartenant, et il en est plus d’un à qui vous ne persuaderiez jamais le contraire. Ils se les transmettent de père en fils, de mère en fille ; ils en disposent en faveur de leurs proches ou même de leurs amis, s’ils n’ont pas d’enfans. Les maîtres ne se reconnaissent plus de droit sur les jardins de l’atelier, et l’on peut citer du respect qu’ils y portent, des exemples qu’on aurait peine à croire.

M. Latuillerie (Lamentin, Martinique) trouva en herbes au retour d’un long voyage une assez grande pièce de jardins ; les nègres l’avaient négligée préférant des terres de cannes en alterne qu’on leur avait livrées. Même en cet état, M. Latuillerie ne put reprendre la pièce dont il avait besoin ; il fut obligé de transiger, et ne la mit en culture pour son compte qu’après être convenu avec les occupans qu’il leur en rendrait une autre à première réquisition. Il y a des planteurs qui n’ont pas un des arbres fruitiers de leur habitation, parce que la tradition établit que tel ou tel arbre appartient à tel ou tel nègre, et ils ont peu d’espoir d’en jouir jamais, car l’esclave en mourant lègue son arbre comme le reste. Les créoles touchent si peu aux singuliers droits de ce genre, fondés chez eux, que nous vîmes une dame renoncer aux fruits d’un avocatier planté devant sa porte. Le propriétaire, ou plutôt le possesseur de l’avocatier, homme un peu bizarre à la vérité, refusa nettement de lui en vendre. C’est un vieux esclave capricieux, du reste fort attaché à la dame à laquelle il a promis en grande confidence de laisser tout son bien lorsqu’il mourrait.

Nous avons vu au milieu des plantations, de gros manguiers qui nuisaient aux cannes placées dans le rayon de leur ombrage, l’habitant les aurait abattus depuis longtemps s’ils avaient été à lui, mais ils restaient debout parce qu’ils appartenaient à un esclave, qui certes ne les avait pas vu naître. En parcourant une sucrerie du Robert (Martinique), nous fûmes surpris de trouver dans un immense carré labouré, deux petites taches en manioc. « Ce manioc, nous dit le colon, M. Tiberge, appartient à des nègres qui l’ont planté à une époque la pièce était abandonnée. Lorsque je voulus employer cette pièce, je demandai à acheter les récoltes qui me gênaient ; les propriétaires eurent des prétentions exorbitantes. Je fis estimer par plusieurs de leurs camarades, ils ne voulurent pas accéder davantage au prix fixé, il me faudra donc attendre six ou sept mois que ce maudit manioc soit mûr. »

Des meuniers de Sans-Souci, enclavés dans l’esclavage, des hommes qui ne respectent pas la liberté de leurs semblables et qui respectent les arbres de leurs esclaves ! voilà d’incroyables anomalies. Mais que l’on ne s’étonne pas encore, la société coloniale nous présentera des spectacles bien autrement bizarres. Tout y est étrange et rempli d’énormes contradictions.

Que de pareils actes attirent au maître l’amour de ses esclaves, et par conséquent soit de fort bonne politique, je le crois. Mais quelle action des hommes n’a pas un but personnel ? Que tous les maîtres ne soient pas aussi scrupuleux je le crois également ; mais toujours est-il qu’en voilà bon nombre qui le sont. « Eh bien ! monsieur l’abolitioniste, nous disait-on, lorsque j’avais sous les yeux ces beaux traits de modération et d’équité ; écrirez-vous cela ? » Pourquoi pas ? Qui a jamais douté qu’il se trouvât aux colonies comme ailleurs, des hommes chez qui le sentiment du devoir put l’emporter sur l’intérêt même ? Tout abolitioniste au contraire aimera à citer d’aussi bonnes choses ; l’émancipation ne présenterait aucune difficulté, si tous les créoles avaient du juste et de l’injuste des notions aussi élevées.

Le jardin est la source principale du bien-être que les esclaves peuvent acquérir. Malgré l’article 24 du code noir, qui défend aux maîtres de se décharger de la nourriture de leurs esclaves, en leur permettant de travailler certain jour de la semaine pour leur compte, il se fait sur un grand nombre d’habitations entre le propriétaire et ses gens, un échange de l’ordinaire ou du demi-ordinaire contre le samedi ou le demi samedi ; transaction favorable au maître, qui n’a plus de capital à débourser pour s’assurer des vivres, et acceptée de bon cœur par le noir qui en travaillant le samedi et le dimanche à son jardin, y trouve de grands bénéfices. Il le plante communément en provisions à son usage et en manioc, qu’il vend au maître[9], ou qu’il porte au marché des villes et des bourgs voisins. Les propriétaires cultivent très peu de manioc, la canne rapporte davantage. La majeure partie de ce pain des Antilles est dû au travail particulier des esclaves ; culture, arrachement, manipulation de la farine, ils font tout hors des heures du maître. La grage[10] a lieu le soir dans des veillées, souvent prolongées jusqu’à onze heures et minuit !

Et l’on dit que ces gens-là ne travailleront pas lorsqu’ils seront libres !

Quand l’esclave a le samedi il peut gagner, outre sa nourriture, 2, 3, ou 400 fr. ; les hommes plus, les femmes moins. Sur les habitations à grandes terres, les jardins sont quelquefois d’un et deux arpens, on en donne même aux enfans s’ils en demandent, dès qu’ils se sentent assez de force. Nous avons vu chez M. Meat-Dufourneau (Martinique), de très jeunes garçons qui avaient déjà un petit bout de champ où ils faisaient récolte de leurs mains.

Et l’on dit que ces gens-là ne travailleront pas lorsqu’ils seront libres !

Nous ne voulons pas nier, cependant, qu’il n’y ait beaucoup de nègres qui montrent une grande indifférence pour le bienfait du samedi. Il faut les forcer de travailler ce jour-là pour eux-mêmes. — Il ne nous étonne pas que des êtres abreuvés de dégoûts, frappés de malédiction, s’inquiètent peu d’améliorer leur sort pendant les instans de relâche qu’on leur accorde, et préfèrent se livrer à la paresse ou s’enivrer jusqu’au délire, de la mélancolique agitation de leurs danses africaines.

Une nouvelle source de bénéfice pour les esclaves est l’habitude qu’ont prise les habitans, depuis le perfectionnement de l’art agronomique, de leur livrer les terres autrefois laissées en jachères. La canne épuise le sol, et l’on se croyait obligé de le laisser reposer. On a reconnu que ce repos n’était pas profitable, et qu’on bonifiait au contraire le terrain en alternant la culture. Le nègre, toujours à ses heures de liberté, plante là du manioc. Dans quelques quartiers, la récolte se fait de compte à demi avec le maître, qui fournit les instrumens d’exploitation, mulets, cabrouets (charrette), corvée d’hommes ; en d’autres, les habitans regardent ce partage comme au dessous d’eux, et abandonnent la terre en alterne aux esclaves qui veulent la cultiver. M. Gosset, à l’habitation Vallery-Garoux, près Saint-Pierre, nous a montré sur ses livres, des comptes à demi ouverts avec deux ou trois de ses esclaves, où il revenait à ceux-ci jusqu’à 1,200 francs !

Et l’on dit que ces gens-là ne travailleront pas lorsqu’ils seront libres !

Ils ne travailleront pas ! Voyez ceux des habitations voisines des villes, ils se chargent de fournir aux particuliers l’herbe dont les chevaux sont nourris. Ils font l’herbe, le matin de midi à deux heures, pour l’apporter en ville chaque soir après la tâche. « Tout est pris sur leur repos, nous faisait observer M. Winter, de la Martinique, jeune avocat créole aux idées généreuses, et avec ce paquet de 75 livres pesant ils viennent quelquefois d’une lieue de distance, cela pour 20 francs par mois ! »

Les esclaves ont plusieurs autres moyens d’augmenter leurs profits ; ils élèvent des volailles, des porcs, des vaches, et même des chevaux. Chez M. Douville (Sainte-Anne, Guadeloupe), il y a un troupeau de cent têtes de moutons appartenant à ses nègres. Chacun y apporte les siens, et M. Douville, afin de les aider, leur donne un berger. On peut le dire en thèse générale, la richesse plus ou moins grande des esclaves dépend beaucoup des bontés du propriétaire, de même que leurs dispositions laborieuses dépendent de la manière dont ils sont dirigés. Des planteurs nous ont dit : « Je suis obligé de forcer mes nègres à travailler pour eux le samedi ; sans quoi ils mourraient de faim. » D’autres nous ont affirmé qu’ils n’avaient pour cela nulle contrainte à exercer. — On a fait du nègre une chose : il a dû tourner à l’état de chose et ne plus vivre que de la vie qu’on lui communique.

D’autres libéralités des propriétaires adoucissent encore la situation de l’esclave ; lors de la récolte de son jardin, par exemple, le maître lui permettra d’user des plantines de torrefaction, des grageoires ou du moulin pour le manioc ; lors de la roulaison[11], deux fois par jour chez certains habitans, à discrétion chez d’autres, chaque membre de l’atelier viendra prendre du vezou[12], et depuis le matin jusqu’au soir pourra manger de la canne à discrétion. — À la tuilerie de M. Chazel (Martinique), les nègres, outre leurs jardins, exercent une industrie particulière ; ils font avec la terre à tuile des poteries de toute espèce, qu’ils placent dans le haut du four, et dont le profit leur appartient sans aucun prélèvement pour la cuisson. — Beaucoup d’habitans prennent le soin généreux de faire border les champs de cannes d’une haie de pois d’Angole[13], arbuste qui fournit en abondance et toute l’année une fève excellente. Les nègres ont le droit de la cueillir, et chacun au retour du travail trouve le long des chemins, et presqu’en se promenant, de quoi se faire un bon plat de légume. Le colon joue ici le rôle que les hommes religieux donnent à la Providence, qui partout montrant le bienfait et cachant le bienfaiteur, nous prodigue dans les fruits des bois, dans l’eau des sources, dans l’abri des arbres, mille dons toujours prêts, pour lesquels elle ne réclame de nous ni peine, ni reconnaissance, et qu’elle ne nous demande pas même d’employer.

Les esclaves arrivent par ces petits moyens, en s’industriant un peu, à une certaine richesse relative. Plusieurs ont assurément en propriété au-delà de la valeur de leur cadavre, comme ils disent, et peuvent se livrer au goût passionné qu’ils ont pour la parure. On en voit le dimanche en redingottes ou en habits très bien faits, avec gilet de satin, chemise à jabot, bottes, et l’indispensable parapluie ; ils adoptent complètement notre costume, et une fois habillés, deviennent presque méconnaissables, car ils ont naturellement bonne tournure. À les rencontrer ainsi, on ne se douterait pas que ce sont les mêmes hommes que l’on a vus la veille travailler en haillons. Les négresses habillées ne sont pas aussi riches que les colons se plaisent à le dire, elles ne sont pas chargées d’or et de dentelles, mais les grosses boucles d’oreilles et les gros boutons de manches de chemises ne manquent pas chez elles, et vont merveilleusement avec le costume pittoresque qu’elles ont conservé ! Les enfans sont aussi très bien tenus le dimanche ; parmi eux nous ne pouvions nous lasser de regarder des petites filles qui, avec leur longue jupe traînante et l’éclatant madras rouge qui encadre leur visage noir, accentué, doux et sérieux à la fois, présentent un type d’un caractère extraordinaire. L’enfance nègre a toute la grâce charmante de la nôtre, et quand je me sentais émouvoir par ses cris joyeux, ses courses folles, sa gracieuse agitation, ses jeux naïfs et son franc rire, j’avais grand peine à croire que je n’eusse sous les yeux que de jeunes animaux bons à faire des esclaves.

Le lecteur voit, quoi qu’il y ait à dire de l’esclavage, qu’il a ses douceurs possibles. On a réellement peine à supposer que la somme de bien-être dont jouissent les esclaves soit compatible avec leur position. À la Basse-Pointe (Martinique), le jour de la fête du bourg, il nous fut dit que pour la célébrer, l’atelier de la sucrerie Gradis, où nous nous trouvions, avait tué dix-sept cochons et cinq cabris. Le commandeur donnait à dîner, sa table était de vingt couverts, avec nappe et verrerie un peu ramassée de côté et d’autre. M. Auguste Bonnet il est vrai qui dirige cette habitation, est un homme d’une haute et bienveillante humanité. — Quand on se figure ce que peut être la servitude, on éprouve une sorte de reconnaissance à la trouver ainsi changée en un état supportable par la bonté intelligente de quelques maîtres.

Ne l’oublions pas néanmoins, l’esclave comme le domestique en Europe, participe beaucoup de la richesse ou de la générosité du maître, avec cette seule différence que le domestique qui ne se trouve pas bien, peut s’en aller, tandis que l’esclave doit rester. On sait des hommes qui traitent durement leurs nègres, par caractère ou par avarice ; il en est d’autres que la misère oblige à les traiter mal. Au moment où nous visitâmes la Désirade (novembre 1840), ce petit rocher aride était privé de pluies depuis trois ans, il y régnait une misère désolante, la terre ne donnait pas même de quoi vivre à ses habitans, et les esclaves enchaînés là, quand ils auraient pu aller bien vivre à la Guadeloupe, y étaient en proie aux horreurs d’une véritable disette. Deux femmes esclaves nous voyant passer, sortirent d’une habitation pour nous demander l’aumône. Elles nous dirent qu’elles mouraient de faim, et à voir leur visage décharné, leur affreuse maigreur, leur sein flétri, on pouvait s’assurer qu’elles ne mentaient pas. Ces deux pauvres créatures, sauf quelques sales lambeaux autour des reins, étaient absolument nues. M. Jumonville Douville, créole, dont le bon cœur fut navré comme le nôtre de ce spectacle, pourrait attester le fait s’il en était besoin.

Sur les nombreuses habitations vivrières (celles ou l’on ne cultive que des vivres), petits biens de six, sept, huit arpens, exploités avec trois ou quatre noirs, il est clair que l’on ne peut donner à chacun d’eux un arpent de jardin ; ils sont dès-lors réduits à l’ordinaire et aux rechanges, qui leur manquent souvent, car elles manquent au maître lui-même. La maison de celui-ci tombe en ruine, le toit percé laisse passer la pluie et, il n’a pas littéralement de quoi acheter une essente (planchettes de bois qui tiennent lieu de tuiles) pour le réparer ; où prendrait-il de quoi faire bon gîte et bonne vie à ses nègres ? ses belles filles blanches tant aimées, élèvent de leurs mains aristocratiques des porcs et des volailles, de même que les pauvres esclaves, pour subvenir à leur propre entretien ; comment ferait-il pour donner le nécessaire à son monde ? J’ai vu ce que je rapporte, et j’ai vu bien d’autres choses. la condition du supérieur est si misérable, celle de l’inférieur ne peut qu’être fort triste. Ces chétives habitations étant toujours loin des villes, enfoncées dans les mornes, les nègres ne peuvent non plus vendre d’herbes, il leur est presque impossible de se procurer les petits gains avec lesquels ils s’aident à porter la vie ; plus de ressource, plus de pécule. Combien est grande l’infortune de ceux-là ! Peut-être non cependant, le labeur sans doute est excessif, mais il est humain, car le maître travaille aussi, ils vivent avec lui dans la familiarité de la misère, et il a trop d’intérêt immédiat et de chaque jour à les ménager, pour ne leur être pas pitoyable.

Séparateur

  1. Le commandeur tient à peu près la place de nos contremaîtres. C’est lui qui dirige l’atelier *. Il est toujours choisi parmi les esclaves.

    * On désigne collectivement, sous le nom d’atelier, l’ensemble des esclaves d’une habitation.

  2. Le canari est notre chaudron ; c’est la pièce capitale d’un ménage d’esclaves ; il n’est jamais soutenu que par trois pierres ramassées au hasard.
  3. Léonard, créole de la Guadeloupe.
  4. Quand on parle d’un libre, aux colonies, il est toujours sous-entendu qu’il est nègre ou sang mêlé, le blanc ne pouvant jamais être esclave.
  5. Des colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue.
  6. Aux appétits déréglés se joint une prostration de forces, qui amène la mort à la suite d’un épuisement total.
  7. Nom de l’habillement fourni aux nègres.
  8. Un arrêté des administrateurs de la Guadeloupe du 2 floréal an xi, porte que ces jardins doivent être d’un douzième de carreau par individu. Le carreau de terre équivaut à un hectare 29 ares 26 centiares.
  9. Le planteur a toujours à nourrir les enfans, les vieillards, les infirmes, les femmes enceintes, tous les membres de l’atelier enfin qui ne peuvent gagner l’ordinaire en cultivant un jardin pour leur compte.
  10. Râpage de la racine pour la réduire en poudre.
  11. Fabrication du sucre.
  12. Jus de la canne qui n’a encore subi que deux cuissons, il lui en faut quatre pour devenir sucre ; le vezou est une liqueur excellente au goût et très nourrissante.
  13. Le pois d’Angole a des vertus médicinales que nous n’avons vu employer ni à la Martinique, ni à la Guadeloupe. En Haïti on applique les feuilles comme cataplasmes sur les plaies, et on fait du bois de l’arbuste, réduit en cendres, une lessive qui déterge les ulcères.