Des colonies françaises (Schœlcher)/IX

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Pagnerre (p. 121-134).

CHAPITRE IX.

LE POISON.

Le poison est à l’esclave ce que le fouet est au maître, une force morale. — Si le maître a droit de battre, l’esclave a droit d’empoisonner. — Le poison n’existe que dans les pays à esclaves. — Il ne tient pas essentiellement au caractère de la race noire. — Caprices du poison. — Il se fait obéir. — L’esclave empoisonne quelquefois par amour pour son maître. — Organisation secrète. — Moyens d’empoisonnement. — Inefficacité des lois contre le poison. — Cours prévôtales. — Le poison disparaîtra avec l’esclavage.


Nous sommes à peine sorti des préliminaires, et combien de fois déjà ne nous a-t-on pas entendu parler de poison ? Le poison !… Voici un des plus horribles et des plus étranges produits de l’esclavage. Le poison ! c’est-à-dire l’empoisonnement organisé des bestiaux par les esclaves. Aux îles, on dit : le poison, comme nous disons : la peste, le choléra ; c’est une maladie de pays à esclaves : il est dans l’air, la servitude en a chargé l’atmosphère des colonies, de même que les miasmes pestilentiels la chargent de fièvre jaune. Le poison est une arme terrible et impitoyable aux mains des noirs, arme de lâches, sans doute, à laquelle l’esclavage les condamne. Vainement osera-t-on calomnier la liberté, vainement feindra-t-on de lui préférer la servitude ; jamais l’Europe libre ne voit les prolétaires user de cet exécrable moyen pour manifester leurs souffrances.

L’instrument de travail qui parle, pense et agit, est un redoutable instrument ; il a trouvé à son abjection un contrepoids digne de sa fortune ; il a rétabli jusqu’à un certain point l’équilibre entre lui et son possesseur, par le poison. Le poison est à l’esclave ce que le fouet est au maître, une force morale ; le noir travaille crainte du fouet, le blanc abuse moins, crainte du poison. Oh ! la souveraine puissance du maître a ses épines ! Le poison est là qui menace et rampe à l’entour des habitations ; chacun tremble, car il n’est tel brave, on le sait, à qui le serpent venimeux ne fasse peur. Nous disions aux habitans : « Voyez quelle immense latitude d’arbitraire la loi vous laisse, voyez tout ce que vous pouvez ! — Et le poison ? nous répondaient-ils. » M. Levassor Delatouche possède deux habitations : l’une, sur la rivière Lamentin (Martinique), a la moitié plus de nègres qu’il ne lui en faut ; l’autre au Petit-Morne, non très loin, en a la moitié moins qu’il n’est nécessaire, et il est obligé d’y mettre des esclaves de location. « Que n’opérez-vous un déplacement ? — C’est impossible ; j’aurais du poison. »

Que dire de ce terrible satellite gravitant sans cesse autour de l’esclavage ? Pour moi, je hais le poison, comme je hais le mal, la calomnie, la lâcheté ; mais si j’étais esclave et que j’eusse perdu force et courage dans les hontes de la servitude, je le déclare très haut, je me réjouirais d’avoir trouvé le poison pour me venger, et je m’en servirais. Toute arme est bonne au faible contre le fort qui opprime. Et c’est parce que l’esclavage justifie tous les crimes qu’il faut l’abolir. Ceux qui professent que c’est le droit d’un maître d’emprisonner, d’enchaîner et de battre, pour soumettre un homme au travail forcé, sont les gens les plus illogiques et les plus méchans du monde, s’ils ne professent point que c’est le droit de cet homme d’incendier, d’empoisonner et de tuer, pour se soustraire au travail forcé. Par quel bizarre raisonnement, lorsqu’on proclame la force brutale comme pouvoir légitime, voudrait-on nier l’assassinat comme défense légitime ? Les empoisonnemens et les incendies nous représentent de solennelles leçons données par la barbarie esclave à la barbarie qui maintient l’esclavage. Des créoles, des planteurs, des hommes ayant l’expérience des choses coloniales, l’ont dit avant nous : « Le poison et l’incendie, armes invisibles dans la main des opprimés, attestent que le nègre, éveillé par ces cris d’indépendance que tous les vents lui apportent, a besoin d’une diminution graduelle dans le poids de sa chaîne… La classe des esclaves a eu ses progrès en intelligence et en civilisation, malgré les

l efforts faits pour les empêcher. Elle supporte impatiemment un joug trop lourd, qu’elle cherchera à secouer par tous les moyens possibles, et elle aura recours au poison, dont déjà elle sait faire un si terrible usage. »

Pourquoi s’étonner de ces affreux effets de la servitude ? Nous en trouvons tous la raison d’être au fond de notre cœur, lorsque nous songeons à ce que nous ferions si l’on nous jetait dans les fers. C’est un habitant de la Martinique, habile et intrépide défenseur de l’esclavage, qui me disait : « Si les Algériens m’avaient fait esclave et qu’il m’eut fallu incendier l’Afrique pour sortir d’esclavage, j’aurais brûlé l’Afrique. » Bizarre aveuglement ! les créoles qui parlent ainsi ne se croient pas en contradiction avec eux-mêmes ; car ce qu’ils nous reprochent à nous, c’est de juger la servitude avec nos instincts d’hommes libres, de supposer qu’un esclave pense de la liberté ainsi que nous, comme si l’on ne devait plutôt leur faire reproche à eux-mêmes de supposer que leurs sentimens ne puissent entrer dans le cœur d’un Africain qui était chez lui père et maître, ou d’un nègre créole qui fait, depuis qu’il est au monde, comparaison entre la dépendance et l’indépendance.

Tous les maîtres cependant ne se montrent pas si peu justes. Il s’en rencontre parmi eux qui ont le courage d’avouer la terrible vérité. Il y a quatre ou cinq ans à peine qu’un de leurs enfans les plus distingués, dans un livre où l’on trouve du cœur et du talent[1], a confessé « la révolte comme le droit de l’esclave. » Et réellement l’esclave est réduit à un état si misérable, si abject, qu’il n’a d’autre moyen de résistance, d’autre représentation possible, que la violence à ciel ouvert ou l’empoisonnement dans l’ombre. — Parler ainsi, c’est faire l’apothéose du meurtre ; de l’incendie et du poison, disent les apôtres de la servitude, cela n’est pas plus vrai que de justifier le despotique arbitraire du maître par le fait de l’esclavage ; soit dresser l’apothéose de l’esclavage. Il serait aussi absurde de la part des créoles de nous accuser de conseiller le poison contre eux, parce que nous l’expliquons, qu’il serait absurde de la part des nègres, de nous accuser de conseiller les cruautés du maître, parce que nous avons dit qu’elles tiennent à son pouvoir discrétionnaire, et que ce pouvoir discrétionnaire est indispensable, tant qu’il y aura un maître. Dans des études pareilles à celles-ci, les principes doivent être dégagés des faits immédiats, la vérité est la loi souveraine, et le publiciste a pour devoir de la dire toute entière. Chaque coup de fouet, chaque trait d’iniquité, sont des provocations au poison qui se crient tous les jours d’un bout à l’autre des colonies ; des appels à la révolte autrement énergiques que toutes nos paroles. Les journaux censurés des îles, les écrits des prédicateurs de mensonges, beaucoup de discours des conseils coloniaux, et les brochures des créoles rétrogrades, pervertissent plus l’esprit des planteurs, en les attachant avec la frénésie du désespoir à une propriété illégitime, que nos vérités énoncées ne peuvent faire sur l’esprit des noirs qui ne savent pas lire. Croit-on que ces arguties furieuses en faveur des colons, ces démonstrations acharnées de la prétendue férocité africaine, qui retentissent pour la défense de l’esclavage, soient étrangères au redoublement de barbarie dont quelques maîtres se rendent coupables ? Nous expliquons les crimes des esclaves, en les déplorant ; nos adversaires expliquent ceux des maîtres, en leur prêtant une sanction légale ; où est le provocateur ? Nous ne pouvons souffrir que par le bouleversement le plus étrange des notions du juste, on rende l’opprimé responsable du mal commis en vue de la délivrance ; que l’on exècre les sombres vengeances du nègre en révolte, et que l’on n’ait aucune parole de blâme pour ceux qui le pendent lorsqu’il est vaincu. Est-ce à dire qu’il y a justice de pendre un esclave rebelle ? Mais il faudrait d’abord prouver qu’il est injuste à l’esclave de ne point consentir à l’être. Cette pitié pour les tyrans (volontaires ou involontaires), ce mépris pour les victimes, nous donnent assez mauvaise opinion de ceux qui les éprouvent. Si, au milieu de toutes les atrocités qui se commettent entre maîtres et esclaves, un côté peut inspirer plus d’horreur que l’autre, ne devrait-ce pas être celui des maîtres qui punissent de mort cruelle les hommes qui refusent d’être leurs premiers animaux domestiques ? Au surplus, nous ne craignons pas le moins du monde la responsabilité de nos principes, et nous les proclamerons toujours à pleine voix. La justice et la vérité sont au-dessus des faits. — Toute révolte d’esclaves est à nos yeux non seulement légitime mais respectable. Le nègre qui rompt ses chaînes, à quelque prix que ce soit, redresse une injustice ; il honore la morale universelle qui était offensée toute entière dans l’asservissement de sa personne.

Revenons. Le plus triste fléau des colonies paraît être une importation d’Afrique, et les planteurs avec leurs idées absolues, disent qu’il tient au caractère nègre ; que l’homme noir empoisonnera toujours, libre où esclave. Mais d’abord plusieurs îles, comme la Jamaïque et Antigues, où le poison ne s’est jamais introduit, attestent le contraire ; ensuite il n’est pas question d’empoisonnement dans le Code noir, d’où l’on doit conclure que ce crime n’avait point encore affligé nos colonies ; il ne parut même très probablement que beaucoup plus tard, puisque le premier acte législatif destiné à l’atteindre, ne remonte pas au-delà de 1724.

Ce que nous disons ici n’implique pas contradiction avec ce que nous avons dit plus haut. Il faut attribuer le poison exclusivement à la servitude, puisqu’on ne le trouve que dans les contrées où règne la servitude. C’est un mal qui leur est spécial, mais cela n’entraîne pas forcément qu’il devra servir partout de cortège à l’affreuse institution. S’il est des îles où le poison ne s’est jamais répandu, s’il ne s’est révélé aux colonies françaises que postérieurement à l’établissement de la servitude, on doit en conclure qu’il ne tient pas essentiellement à la nature de la race nègre, mais si on ne le trouve organisé que dans les pays à esclaves, comme la Martinique, la Guadeloupe, l’ancienne Saint-Domingue, la Trinité, la Grenade, on doit aussi en conclure que l’esclavage seul peut le produire et le perpétuer.

De deux choses l’une ? ou le poison est un fils de l’esclavage, et alors il faut tuer le père pour tuer le fils, ou l’on doit accueillir les idées qu’à émises M. le capitaine du génie Villemain. M. Villemain, par suite de la position qu’il occupa aux colonies, ayant eu à juger des faits d’empoisonnement, s’en exprime de cette façon : « La plupart du temps, le crime existe, avéré, patent, confessé, sans aucun mobile intéressé ou passionné. C’est l’homme qui incendie pour incendier, qui empoisonne pour empoisonner ; c’est de l’instinct sans réflexion, et que la crainte seule peut contenir. Vainement je demandais au prévenu, dans le tête-à-tête du cachot, si son état d’esclavage n’était pas le point de départ et le moteur instinctif de son action criminelle ; si dans l’état de liberté, il eût succombé à une aussi horrible tentation : eh bien ! je le déclare avec sincérité, je n’obtins jamais la réponse que ma raison appelait, qu’elle désirait même au point de vue de la dignité humaine. L’état de servitude n’était pour rien dans la perpétration du crime ; et sous ce rapport, le coupable me rejetait sans cesse hors du terrain où je voulais l’amener. Tout ce que j’ai pu démêler dans cet impénétrable mystère de l’esprit des noirs, c’est que les plus grands bienfaits provoquent souvent la plus grande ingratitude et les crimes les plus pervers. »

Si cela est ainsi, l’humanité doit se voiler la face de désespoir, et le nègre n’aura jamais assez de haine pour le Dieu qui lui donna un cœur plus féroce que celui des plus féroces animaux. C’est une précaution de sûreté publique de rendre bien vite à ses brûlans déserts, cette race horrible dont le mal est l’instinct, dont l’ingratitude est la nature, et qui déshonore l’espèce humaine. Suivons le raisonnement : Il serait plus sage encore d’exterminer ces êtres malfaisans, comme les loups et les hyènes ; car depuis deux siècles qu’ils vivent avec les Européens on n’a pu les apprivoiser ; ils empoisonnent toujours. Depuis deux siècles, ni les coups de fouet, ni les pendaisons, ni le baptême, ni la douceur de notre commerce n’ont pu les corriger, les adoucir ; ils empoisonneront toujours. Rien ne serait d’une immoralité plus odieuse que de persister sous prétexte de la nécessité de cultiver la canne à sucre ; que de persister dis-je à souiller notre société de la présence de ces hommes affreux. La loi ne peut permettre à celui qui tirerait un service quelconque des serpens à sonnettes, d’en entretenir chez soi au milieu de ses enfans et de ceux qui vont le visiter.

Quant à nous, jusqu’à ce que M. Villemain et les gens qui sont de son avis, nous aient fait savoir s’ils tirent ces inévitables conclusions de leurs prémices, nous penserons qu’ils ont mal vu, mal observé, nous ferons fort peu de cas de leur jugement, et nous continuerons à dire : Ce qui caractérise les pays à esclaves, c’est que le poison une fois connu s’y garde, s’y conserve et s’y entretient ; mais ce qui prouve qu’il ne procède pas du caractère africain, c’est qu’il a besoin d’être introduit par un accident quelconque pour s’y établir. — Là même où il règne, sa tyrannie a des limites, des circonscriptions ; il semble qu’il se lègue sur tel ou tel atelier, de génération en génération d’esclaves. Il y a quelques habitations qui n’en ont jamais eu, d’autres qui n’ont jamais pu l’extirper, cela quelquefois indépendamment de leur régime ; les meilleurs maîtres n’y peuvent échapper. M. Perrinelle, dont la riche administration est remarquablement douce et éclairée, perd chaque année, sans trouble, sans cause apparente, à l’état normal, de quinze à vingt bœufs. Nous avons vu un planteur réduit à trois bœufs et deux mulets. Parmi les témoins du procès Mahaudière, un vieillard de soixante-dix ans déclara qu’il avait perdu en sa vie, par le poison, deux cents bœufs, cent mulets et soixante nègres. Les planteurs, il est vrai, sont trop disposés à voir le maléfice partout où il y a mort de bestiaux ; selon les vétérinaires appelés à opérer quelques rares autopsies, ils n’accordent pas assez aux épizooties qui frappent des animaux en général fort mal soignés ; cependant il est impossible de se refuser à croire à une mortalité violente. Le poison n’attaque habituellement que les bestiaux ; parfois des esclaves succombent aussi ; il se contente de frapper le maître dans sa propriété ; mais il ne s’arrête pas toujours là, il sait monter jusqu’aux enfans de la maison ; il ne craint pas de tuer le maître lui-même. Semblable aux mauvais esprits, fantôme insaississable, il vient et disparaît sans qu’on puisse jamais le surprendre ; on le trouve partout, on ne peut l’atteindre nulle part. Il a divers modes d’action ; tantôt il agit lentement, tantôt avec fureur ; souvent il est impossible de deviner pour quel motif. L’atelier paraît heureux ; tout-à-coup une bête est abattue. L’esclave craintif n’a pas osé parler lui-même ; il a fait parler son affreux interprète. Qu’y a-t-il ? c’est au maître à découvrir, non pas précisément le criminel mais la cause du crime ; elle lui est révélée quelquefois par un mot de ces chansons que les nègres improvisent au travail pour s’accompagner. Ce sera un nouvel économe qui ne plaît pas, tel changement qui n’a pas convenu. — M. Latuillerie fait un jour récolter par son atelier un champ de cannes que des nègres libres avaient planté de compte à demi chez lui. L’atelier récolte sans mot dire ; mais immédiatement M. Latuillerie, d’ailleurs très aimé de ses esclaves, parce qu’il est très bon, perd des bœufs et des mulets. Il faut renoncer à ce genre d’exploitation. Il n’y avait cependant pas surcroît de travail, car lorsqu’on fait cela on ne fait pas autre chose ; mais le poison a ses momens de despotisme capricieux et aveugle.

On accorde généralement à cet odieux visiteur ce qu’il demande, et il s’en va. On l’a aussi combattu à force ouverte, en sévissant contre l’atelier tout entier, que l’on rend alors responsable. Quelques-uns privent tout le monde du samedi, l’esclave qui ne vit que sur le travail de ce jour-là s’arrange ensuite comme il peut, « dénonce un frère où ne mange pas pendant quelques jours. C’est ma loi, je suis le plus fort. » D’autres s’y prennent avec un sang-froid impertubable ; ils assemblent l’atelier : — « Un bœuf est mort hier, mes amis, voilà ses entrailles, vous voyez qu’il a été empoisonné. Je vous dois six cents francs pour le manioc que vous m’avez vendu l’autre jour ; mon bœuf vaut deux cent cinquante francs ; je retiens sur ce que je vous dois la valeur de l’animal. Tant pis pour vous, chacun paiera sa part : Un atelier connaît toujours celui qui fait le mal ; mes amis, à vous de l’arrêter. » Ce moyen a réussi.

Quelques nègres ont été pris, chez lesquels la rage d’empoisonner était arrivée jusqu’à la monomanie. L’un d’eux expliqua qu’il tuait des bœufs comme les blancs tuent des cailles, par caprice, par fantaisie, sans avoir à se plaindre ni à se venger. C’était quelque chose d’analogue à ce goût dépravé que les civilisés ont pour la chasse. Il avait autant de plaisir à voir tomber le bétail sous ses doses savantes qu’un chasseur peut en éprouver à tirer le gibier avec adresse. Quel abaissement intellectuel ne faut-il pas pour produire de telles aberrations ! Mais si affreuse qu’elle soit, peut-on s’étonner de la hideur des fruits d’un arbre appelé servitude ?

Il nous a été raconté des faits qui donnent une idée encore plus incroyable, s’il est possible, du degré de perversité que l’esclavage peut communiquer à l’intelligence. Un maître annonce son départ pour l’Europe ; aussitôt il a le poison dans son écurie : trois chevaux de son service personnel expirent l’un après l’autre. À force de recherches et de surveillance il atteint le coupable. Qui était-ce ? Son domestique, nègre avec lequel il avait été élevé, et sur lequel il comptait. « Quoi ! misérable, c’est toi qui me trahis ! — Dam ! maître, vous vouliez vous en aller sans moi, ça me causait trop de chagrin ; j’ai fait cela pour vous retenir. »

Il est de la dernière authenticité que le poison est à l’occasion pour le noir un moyen de manifester son attachement au maître. C’est de l’amour d’esclave :  ; le tigre le mieux apprivoisé déchire en caressant. Nous sommes à même d’en citer un autre exemple assez curieux. M. Lherie, propriétaire au quartier Saint-Anne, (Guadeloupe) fait connaître qu’il va partir pour la France : le lendemain, dix bœufs de l’habitation meurent. Il était aimé ; il comprend, annonce qu’il reste, et la mortalité ne va pas plus loin. Cependant, le voyage était indispensable ; il le combine en silence, et la veille du départ, il assemble l’atelier : « Mes amis, il faut absolument que je vous quitte, mais je serai ici dans dix ou douze mois, et durant mon absence rien ne sera changé au régime de l’habitation j’en prends l’engagement sur l’honneur ; voulez-vous me laisser aller ? » On lui donne mille témoignages de regret ; il part, et pas un bœuf, pas un mulet n’est touché. Quelle société que celle où il faut ainsi traiter de puissance à puissance avec le poison ! Un autre fait : depuis que M. Claveau, de la Guadeloupe, est en Europe, on a mis dix fois le feu à ses cases à nègres, cinq fois l’incendie a tout dévoré. Le géreur, M. Bellissime, est cependant un homme humain, dont la réputation de douceur est bien établie : qu’importe ? Il y a deux ou trois nègres dans l’atelier, peut-être un seul, qui aime mieux le maître et qui prétend le faire revenir sur ces traces de flammes. Pour la cent millième fois, détruisez donc l’esclavage, car il n’y a que l’esclavage qui puisse produire ces monstrueux phénomènes.

Dans cette société anormale, tout est anormal, tout renverse les lois de la logique et confond la raison[2]. Il y a beaucoup de maîtres, nous l’avons déjà dit, qui sont excellens, cela est positif ; il y a des esclaves, cela n’est pas moins positif, qui aiment leurs maîtres, qui leur sont dévoués à la vie et à la mort : il existe des Caleb noirs qui mettent leur orgueil dans l’orgueil de la maison à laquelle ils appartiennent. Quand M. Fereire du Port-Louis (Guadeloupe) apprit à son atelier qu’il allait se marier, une vieille femme se détacha des rangs et lui dit : « Qui moune est ça ous qua marié ? » Quelle est la personne que vous allez épouser ? — Une demoiselle Lacharrière. — « Ben, nous qua contens, c’est bon famille. » Bien, nous sommes contens, c’est une bonne famille. Et que l’on n’attribue pas ces attachemens de l’homme possédé pour l’homme possesseur à la stupidité des nègres. Les nègres ne sont pas stupides ; mais toute servitude rend l’esclave stupide. Aux yeux de la raison et de la morale les esclaves sont justifiés d’aimer leurs maîtres comme de les empoisonner par leur avilissement même.

Le plus ordinairement, les empoisonneurs ne sont pas isolés ; les esclaves, si l’on peut dire, n’empoisonnent pas pour leur compte particulier, tout le monde s’accorde à penser qu’il existe une organisation secrète et supérieure à laquelle vont se joindre les nègres mécontens des habitations. Cette association paraît exercer une puissance surnaturelle et frapper de terreur l’esprit des agens qu’elle emploie ; elle donne, elle impose des ordres auxquels on ne désobéit pas. Des maîtres parfaits ont eu le poison chez eux, et l’on a vu les meilleurs serviteurs, ceux en qui on avait mis confiance depuis nombre d’années, empoisonner des enfans qu’ils avaient élevés, qu’ils aimaient réellement, et l’avouer avec d’abondantes larmes en criant au désespoir : « Le diable m’a tenté, le diable m’a tenté ! » — Soit vanité de bons maîtres, soit conviction, les habitans disent que le mal ne vient pas généralement de leurs ateliers ; il admettent que leurs nègres cèdent à des insinuations du dehors, aux conseils d’hommes libres, qui par vengeance ou méchanceté viennent les exciter au mal. Hélas, les instigateurs auraient-ils prise sur les noirs, s’ils ne trouvaient des cœurs aigris pour les écouter et des esprits d’esclaves pour leur obéir ? Qu’arriverait-il au misérable qui viendrait conseiller le poison aux ouvriers de nos manufactures ou aux laboureurs de nos fermes, quoique cependant, à en croire les colons, le sort de ceux-ci soit bien plus triste que celui des nègres !

Le moyen d’empoisonnement le plus usuel à la Martinique est l’arsenic. Comment les esclaves se le procurent-ils ? On a lieu de croire que l’association a des affiliés à Saint-Pierre, qui obtiennent secrètement de quelques marins des navires cette cruelle marchandise. Les noirs, ceux de la Guadeloupe surtout, ont également la connaissance de plantes du pays dont ils savent extraire des poisons en poudre ou en liqueur, lents ou d’un effet spontané, et qui ne laisse presqu’aucune trace. Ils sont d’une habileté extraordinaire dans ces infernales préparations, dont les recettes se gardent on ne sait dans quelle antre terrible, sans qu’il ait jamais été possible d’en obtenir la révélation. À en juger d’après l’esprit superstitieux des esclaves, le diable doit entrer pour quelque chose dans l’impénétrabilité de ce mystère dont les plus effroyables tortures appliquées depuis deux siècles n’ont pu obtenir le secret, et que la liberté dévoilera, nous croyons, de sa propre volonté. — On connaît bien quelques-unes des substances employées : l’herbe commune appelée la Brinvilliers, la racine de pomme rose, etc. ; mais, ces connaissances sont très bornées, et il reste encore à faire une toxicologie de nos Antilles qui serait certainement fort intéressante pour la science.

On a tout essayé pour se défendre du poison. C’est dans le but de le prévenir que la déclaration du roi, du 1er février 1743, interdit aux esclaves, à peine de châtimens afflictifs ou même de mort, la composition ou la distribution de tous remèdes, et leur défend d’entreprendre aucune espèce de guérison, sauf celle des morsures de serpens. Peine de mort contre l’esclave qui fabriquerait, se procurerait ou garderait des substances vénéneuses[3], soustraction des accusés empoisonneurs aux formes ordinaires de la justice[4], institution de tribunaux spéciaux dont les jugemens étaient exécutoires immédiatement[5], rien n’a pu remédier au mal. Jamais aucun coupable, pris et avouant le crime, n’a avoué quoi que ce soit sur la puissance occulte qui le faisait agir, sur le lieu où elle réside, où elle conserve ses traditions ; et la difficulté de fournir des preuves certaines, entraîna presque toujours l’impossibilité d’une répression légale. Mécontens de s’adresser sans succès aux tribunaux, les maîtres ont fini par y renoncer et s’établissent juges de leurs nègres empoisonneurs. De là, souvent des attentats pareils à celui de Douillard-Mahaudière : sa victime était soupçonnée par lui d’empoisonnement.

En 1822, l’hydre avait exercé d’immenses ravages à la Martinique, on y institua, le 12 août de cette année, une cour prévôtale afin de l’exterminer. Un homme résolu, passionné, sanguinaire, comme il en faut pour être exécuteur des hautes-œuvres, nommé Davoust, et surnommé Coupe-têtes par les nègres, se mit à parcourir le pays avec une bande de sicaires. Il avait pouvoir absolu, se transportait où besoin était, prenait sur les habitations les nègres indiqués par ses dénonciateurs, les jugeait séance tenante, sans pourvoi, sans recours, et leur faisait trancher la tête, en forçant les planteurs à envoyer des députations de leurs ateliers pour assister à l’exécution. On voulait frapper les esclaves de terreur par ces formidables exemples de la justice du roi. Davoust, avant de partir, avait fait forger une grande hache pour les têtes et une petite pour les mains. Il se lassa de ces instrumens trop expéditifs, et fit un jour brûler seize noirs, l’un après l’autre sur la place publique du Lamentin, en présence de plus de vingt mille esclaves, appelés de tous côtés. L’autodafé dura la journée entière, avec une petite pluie fine, qui semblait tomber comme pour servir les desseins de l’inflexible juge prévôtal, et durant la journée entière, il ne sortit pas un mot de la bouche ni des seize suppliciés, ni des vingt mille spectateurs : ceux-ci s’en allèrent calmes et silencieux de même. Mais le lendemain il n’y eût pas une habitation où l’on ne trouvât des bestiaux frappés de mort[6] ! La cour prévôtale déploya pendant deux ans ce luxe de fureur vengeresse, et ne diminua pas le mal : le poison fut plus fort qu’elle, et un ordre du département de la marine la supprima en 1827… C’est qu’un tel fléau ne se détruit ni par le fer ni par le feu, mais par la moralisation des masses. Il n’y a qu’un seul remède au venin qui désole nos îles : ce remède, c’est la liberté. L’histoire nous en est garant, le poison disparaîtra des colonies avec l’esclavage, comme il a disparu d’Europe avec la féodalité, comme il a déjà disparu de Saint-Domingue qui en eût beaucoup au temps de la servitude, et qui n’en a plus au milieu même de l’indépendance sans frein et sans morale, où la laisse se corrompre un pouvoir sans amour et sans vertu.

Avant de terminer, un mot sur Davoust-Coupe-Tête : il finit par perdre la raison, et mourut en voyant du poison partout ; lorsqu’il parlait des esclaves, il ne les désignait plus que sous le nom de travailleurs. Son énergique courage s’était noyé dans les flots de sang répandus : Il avait peur…


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  1. Outre-Mer, par L. Maynard.
  2. Sous ce rapport, une des plus grandes curiosités de l’esclavage, c’est qu’un étranger auquel il faut dix ans de séjour en France pour obtenir d’être naturalisé, peut aux colonies faire en une heure autant de citoyens qu’il lui plaît. Un Allemand, un Turc, un Esquimaux s’en va dans une de nos possessions d’outre-mer, il achète cent, deux cents, trois cents esclaves, autant que sa bourse en comporte ; il les libère, et lui qui n’est rien comme membre de notre société, le voilà qui créé de sa seule munificence cent, deux cents, trois cents Français aptes à exercer tous les droits civils et politiques !
  3. Arrêté local de Saint-Domingue, 7 février 1738.
  4. Règlement du conseil souverain de la Martinique, 4 juillet 1799.
  5. Arrêté local de la Martinique, 27 octobre 1803.
  6. Nous avons cru nécessaire de conserver ce fait tel qu’il parut lorsque nous publiâmes le présent chapitre dans le National du 9 novembre 1841, mais c’est notre devoir de déclarer qu’il est inexact. Nous avions sans doute mal compris l’homme honorable dont nous tenions notre récit. La Revue des colonies, dirigée par M. Bissette, a montré qu’il y avait de notre part confusion de deux noms et de deux époques. C’est, dit-elle, (numéro d’octobre 1841), le prédécesseur de Davoust, un nommé Motet, qui fit plusieurs autodafés dans la colonie en 1805 et 1806, et notamment celui des seize noirs, sur la place du Lamentin.

    Nous avons commis une erreur, mais il est aisé de voir, d’après les circonstances, que ce ne fut ni par mauvaise foi ni par légèreté.

    Quant aux autres redressemens appliqués à notre narration, nous ne pouvons les accepter. Nous maintenons la vérité de tout ce que nous disons, et si nous n’en apportons point les irrécusables preuves, c’est qu’il est venu à notre connaissance qu’elles affligeraient des gens de bien dont la douleur est respectable à nos yeux.

    Un colon nous a fait reproche d’avoir cité l’autodafé, ce ne serait pas de bonne guerre « parce qu’il est vieux de vingt ans ». Cela est-il bien raisonnable ? Le fait n’a-t-il pas été indiqué par nous avec sa date. Jetant un coup-d’œil historique sur le poison, fallait-il être animé de mauvaises passions pour en rapporter un épisode aussi capital ? Jusqu’à quel limite du passé nous serait-il permis de remonter ?