Des colonies françaises (Schœlcher)/X

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Pagnerre (p. 135-138).

CHAPITRE X.

le catholicisme et l’esclavage.

Légitimité religieuse de l’esclavage des hommes noirs. — La servitude bonne aux nègres parce qu’ils y deviennent chrétiens. — Les propriétaires d’esclaves grands catholiques.


Nous avons exposé la condition des esclaves, et le régime des habitations. Il nous paraît nécessaire, avant d’aller plus loin d’examiner l’opinion des créoles sur la nature des nègres. Il est curieux de savoir comment ils se justifient. Les moyens qu’ils emploient pour soutenir la légitimité de leurs droits à garder les hommes noirs en esclavage, prendront bonne place un jour dans l’histoire des sophismes que les hommes ont toujours su trouver pour justifier leurs folies les plus extravagantes, ou leurs crimes les plus inouïs.

Il existe un créole de la Martinique qui a publié une brochure sur l’esclavage, où il démontre qu’il n’est pas seulement absurde, qu’il est irreligieux de parler contre la servitude de la race africaine, parce que la race africaine descend de Chanaan, fils de Cham, lequel fut maudit par son père Noé et condamné, lui et ses enfans, à être les esclaves des esclaves de ses frères Sem et Japhet. Il a été prouvé par un de ces savans allemands qui ont découvert et lu sans doute des livres publiés du temps de Noé[1], qu’au moment où le patriarche prononça cette malédiction les cheveux de Chanaan se tordirent, et que son visage devint tout noir, d’où il suit évidemment que les nègres sont les fils de Chanaan et doivent rester éternellement en esclavage, en vertu de cette parole : « Que Chanaan soit maudit, qu’il soit, à l’égard de ses frères, l’esclave des esclaves. » (Genèse, v. 25). Car Noé étant patriarche et parlant comme tous les prophètes et tous les patriarches, « sous l’inspiration de l’esprit, sous l’inspiration de celui qui jure par lui-même et ne parle jamais en vain », avait droit d’appeler sur les races humaines des peines inabolissables, c’est-à-dire des peines temporelles, comme la douleur et la mort, par opposition aux peines abolissables, c’est-à-dire éternelles, mais rachetables par les mérites du Messie annoncé. Ainsi la mort de Jésus a bien pu racheter les nègres de l’enfer, où ils seraient allés comme les autres hommes, si le Christ n’avait été crucifié, mais non pas de l’esclavage dont le rédempteur ne pouvait pas plus les racheter qu’il ne pouvait racheter les autres de la douleur et de la mort. Voilà qui est clair. Or, Jésus-Christ est venu continuer la loi et les prophètes, la loi et les prophètes prononcent la servitude dans ce monde de la race de Cham ; donc, les nègres doivent être esclaves, et il est impie, schismatique, philosophique et philantropique de soutenir le contraire.

Tout cela est imprimé ; l’auteur, M. Huc, est un des membres les plus influens du conseil colonial de la Martinique ! On aurait tort, du reste, de penser que ces idées soient entièrement nouvelles. Les fauteurs de l’esclavage des nègres les avaient déjà émises au xviiie siècle, et l’abbé Bergier, dans son Dictionnaire de Théologie, admettant avec eux la condamnation, les avait sommés de prouver que Dieu leur eut donné l’honorable mission de faire expier le péché de Cham aux Africains, et qu’ils fussent, à cet égard, les exécuteurs accrédités de la justice céleste.

Pour ceux qui voient dans le Pentateuque et l’Évangile des livres révélés, il est certain que l’esclavage est d’institution divine comme la loi du talion ; mais le christianisme lui-même n’a-t-il pas fini en progressant par combattre cette institution, et aux textes de Moïse ou de saint Paul, qui la maintiennent, ne peut-on pas opposer le bref de Grégoire XVI (3 décembre 1839) qui, reprenant les paroles d’Urbain VIII, vient de déclarer « indigne du nom de chrétien celui qui ose avoir des esclaves ou même soutenir qu’il est permis d’en avoir. »

Il ne nous paraît pas nécessaire d’entrer ici dans une discussion sur un sujet d’une telle gravité historique. Nous dirons seulement que des créoles en sont encore aujourd’hui à prétendre, plus ou moins sérieusement, que l’esclavage est bon aux nègres, parce qu’il sauve leurs âmes en les faisant chrétiens. Sur ces théories misérables, voici comment s’exprime Montesquieu : « J’aimerais autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes. C’est sur cette idée qu’ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves, car ces brigands qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très-dévots[2]. »

Les créoles, successeurs directs des brigands de Montesquieu, ont continué à être fort dévots. Et l’on peut s’étonner du sacrilège abus qu’ils osent faire du nom de Dieu. Ils croient, disent-ils, à un être suprême souverainement juste, et ils oppriment violemment l’homme fait à son image. Ils adorent profondément l’ineffable bonté du créateur, et ils avilissent à plaisir sa créature. Ils se vantent d’être catholiques, et ils font ce que le pape leur défend de faire. Est-elle donc bien pure la foi de pareils chrétiens ? Il y a des hommes que les niais accusent d’immoralité et appellent impies, parce qu’ils ne partagent point les idées communes sur les principes régulateurs du monde, sur les bases données à la société. Oh ! qu’il est bien fait pour inspirer d’amères réflexions, le spectacle de ces impies là, luttant avec effort pour relever le plus noble ouvrage de Dieu contre les pieuses personnes qui s’attachent à le vouloir dégrader jusqu’aux proportions de l’animal nourri en échange de son travail forcé ! Comment ceux qui ont foi à l’immortalité de l’âme, et tirent si grande vanité de ce don que Moïse ignorait avoir été fait particulièrement à la créature humaine, n’ont-ils point de pitié pour les âmes de ces pauvres nègres, plongées et maintenues dans la nuit des superstitions de l’ignorance. Honte ! honte ! Qui nous délivrera de ces mensonges de croyans ! Quand donc l’Esprit-Saint viendra-t-il éclairer les maîtres et leurs défenseurs, puisque l’amour de l’humanité ne les peut émouvoir ! Que dirais-tu, ô ! Pascal, si tu entendais ces déites, ces catholiques romains, ces défenseurs de l’église soutenir leurs droits de propriétaires d’esclaves au nom de la religion, de Dieu et de l’église ; que dirais-tu de ces cruels meurtriers d’âme, toi qui t’écriais, en parlant de l’église : « La chaste épouse du Seigneur, qui, à l’imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les autres, mais non pas répandre pour elle celui des autres, a pour l’homicide une horreur toute particulière et proportionnée aux lumières que Dieu lui a communiquées. Elle considère les hommes non seulement comme hommes, mais comme images du Dieu qu’elle adore. Elle a pour chacun d’eux un saint respect qui les lui rend tous vénérables comme rachetés d’un prix infini pour être faits les temples du Dieu vivant. »

S’il était réellement un juge éternellement sage, éternellement juste, quel serait au jour des peines et des récompenses, quel serait le plus coupable, à son tribunal, de l’homicide ou du propriétaire d’esclaves ? De celui qui aurait renversé le temple du Dieu vivant, ou de celui qui l’aurait souillé de la promiscuité, de la violation des liens de famille, de l’ignorance de soi-même, en un mot de tous les vices et de toutes les profanations serviles ?


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  1. Heidegger, histoire patriarchale, t. I, p. 409.
  2. Esprit des Lois, liv. 15, ch. 4.