Des colonies françaises (Schœlcher)/VIII

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Pagnerre (p. 99-120).

CHAPITRE VIII.

MARRONAGE ; DÉSERTION À L’ÉTRANGER.

Le cachot. — La chaîne de police. — La barre. — Les fers. — Le carcan. — Étymologie probable du mot marron. — Il y eut des marrons dès qu’il y eut des esclaves. — Législation atroce contre eux. — Receleurs de marrons. — Marrons reconnus libres après plusieurs années de guerre, à la Guyane hollandaise, à la Jamaïque et à Saint-Domingue. — Vie des marrons. — Les trois sortes de marrons. — L’exorcisme. — Jarrets coupés. — Le marronnage dépend de la bonne ou mauvaise administration du planteur. — Évasions. — La surveillance la plus stricte ne peut les prévenir, ni les périls de la traversée les empêcher. — Deux esclaves se faisant conduire à Antigues par leur maître. — Il n’est pas vrai que les nègres réfugiés veuillent revenir. — Le gouvernement anglais s’oppose à ce qu’on les enlève de force, mais non pas à ce qu’ils partent quand ils veulent. — Les esclaves danois s’enfuient à Tortola, ceux de Puerto-Rico à Saint-Domingue.



Après avoir parlé du fouet, complétons l’examen de la législation pénale des ateliers d’esclaves, Le cachot dont il a été plusieurs fois question est, sur le plus grand nombre des établissemens, une salle convenable, quelquefois pas autre chose qu’un vieux magasin abandonné ; sur d’autres, et cela particulièrement à la Guadeloupe, c’est une chambre basse, étroite, à voûte arrondie, dont le séjour doit être évidemment funeste à la santé. Le cachot dans lequel Douillard Mahaudière enferma Lucile pendant vingt-deux mois n’avait que quatre pieds de haut, six de large et neuf de long, avec une porte de vingt-quatre pouces sur dix-sept.

Les habitudes de l’esclavage corrompent l’esprit à un point qu’on ne saurait dire, et familiarisent déplorablement le cœur avec ces détestables choses. Un propriétaire de la Martinique, vieil homme respectable et bon, que l’on étonnerait beaucoup si on lui disait qu’il commet une atrocité, tient de ses ancêtres, et conserve, sous le nom de prison, une cage en bois plein, haute tout au plus de trois pieds, véritable bière, dans laquelle on ne peut entrer qu’en rampant[1]. Un jeune homme à qui je communiquais mes réflexions sur cet horrible boîte, lui faisant observer que l’air y pénétrait seulement au moyen de quelques trous, me répondit d’une manière fort calme : « Mais, monsieur, ils ne sont pas là pour avoir leurs aises ! » Il avait à peine vingt-cinq ans.

Comme nous l’avons déjà expliqué, on n’use guère du cachot que pour la nuit. Généralement le planteur qui veut infliger à son esclave une longue détention, l’envoie à la geôle où il est attaché à ce qu’on appelle la chaîne de police, avec les condamnés de la police correctionnelle. Les femmes, comme les hommes, peuvent être appliquées à cette chaîne. On les voit journellement dans les rues accouplés deux à deux, de même que nos forçats, affligeant l’oreille du grincement de leurs fers et occupés à des travaux de nettoyage sous la conduite de gardiens armés d’une grosse rigoise.

Les îles anglaises recueillent déjà plus d’un bénéfice de la liberté. Nous avons dit qu’elles n’ont plus de fouet, nous pouvons ajouter ici qu’elles n’ont plus de chaînes, ni au dedans ni au dehors de leurs prisons. On n’y entend plus nulle part ces bruits de l’enfer qui attristent encore des villes comme Brest et Toulon.

Outre le fouet et le cachot, il y a encore la barre[2]. Au pied d’un lit de camp est une poutre percée de trous où l’on enferme une jambe ou les deux jambes du condamné, à la hauteur de la cheville. On trouve des barres sur chaque plantation, dans presque chaque maison ; c’est un meuble de ménage à l’usage des colonies. Il n’y a pas d’hôpital qui n’ait sa barre pour les nègres attaqués de mal pied que l’on veut empêcher de marcher. Sous un régime de violence, tout doit revêtir des formes violentes, même le bien.

Le planteur a aussi le droit d’user de chaînes : elles sont de diverses espèces, tantôt liées au-dessus de la cheville et retenues à la ceinture comme celles des forçats, tantôt attachées aux deux pieds, de façon à rendre toute course impossible. — Enfin on se sert du carcan, collier sur lequel sont quelquefois rivées pour les hommes dangereux, deux grandes branches ramifiées en forme de cornes de cerf, qui s’élèvent de chaque côté au-dessus de la tête, pour empêcher celui qui les porte d’entrer dans les bois.

Après ce lugubre énuméré, c’est notre devoir d’ajouter que pas une seule fois nous n’avons vu ce carcan à branches en application, et rarement les chaînes, quoique nos excursions à travers les campagnes des deux îles aient été nombreuses. Nous ne pouvons oublier toutefois une femme, le col enveloppé d’un épais et large collier auquel étaient attachés trois énormes anneaux sans autre destination, je pense, que d’augmenter la gêne par leur ballottement ! Elle n’en paraissait pas trop souffrir, et remplissait sa tâche au milieu des rangs[3]. Oh ! la servitude ! la servitude !

Toute peine infligée à un coupable inspire de la tristesse ; on ne visite jamais les prisons sans avoir le cœur serré, mais ce bruit de gros fers, ce carcan au col d’une femme particulièrement, firent naître en nous des sensations bien plus pénibles que la tristesse. Il faut persister à croire que la science économique trouvera des procédés moins hideux pour réprimer les mauvais.

Le crime de cette femme était grand : elle avait attaqué en elle-même la propriété de son maître, elle était coupable de ne pas vouloir rester esclave, d’être une incorrigible marronne. On venait de la reprendre pour la troisième fois.

On appelle marron l’esclave qui s’enfuit. Aucun auteur, à notre connaissance du moins, n’a donné l’origine, ni l’étymologie de ce terme. Il nous vient, sans doute à nous, des Espagnols qui appelaient cimarron le nègre fugitif. Ils appliquaient primitivement ce terme aux animaux qui, de domestiques, devenaient sauvages, lorsqu’un accident quelconque les éloignait du milieu des hommes, et c’est pour cela sans doute qu’ils l’ont étendu jusqu’à leurs nègres. Puisque l’on dit cochon marron, pourquoi ne pas dire nègre marron ?

Il y eut des marrons dès qu’il y eut des esclaves ; le père Dutertre et le père Labat, dans leurs histoires des premiers établissemens coloniaux, en parlent beaucoup. Le père Dutertre cite, dès 1639, une évasion d’esclaves assez considérable à Saint-Christophe, pour inquiéter l’île. Tous les inconvéniens, tous les vices, tous les crimes de l’esclavage, sont co-existans avec sa création ; on les voit naître avec lui et se perpétuer à travers les atrocités légales ou illégales que commettent les maîtres pour les prévenir.

Tout le monde a entendu parler du fameux arrêté du conseil de la Martinique, en date du 13 octobre 1671, qui permettait aux habitans de faire couper le jarret à ceux de leurs nègres pris en récidive d’évasion[4]. L’édit de 1685, connu sous le nom de Code noir, trouva le moyen bon, et régla, comme suit, la pénalité du marronnage : « Le nègre, marron pendant un mois, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur l’épaule gauche ; s’il récidive, il aura le jarret coupé et sera marqué sur l’autre épaule ; enfin, la troisième fois, il sera puni de mort. » Le Code noir prononce aussi la peine du fouet, de la marque et de la mort, contre tout attroupement de nègres de différens maîtres, soit chez l’un des maîtres, soit sur les grands chemins.

Les Espagnols, quoi qu’on en veuille dire aujourd’hui, n’étaient pas moins hideusement cruels que nous. Ils pendaient l’esclave dont l’absence s’était prolongée au delà de six mois[5]. Ils le regardaient comme un pestiféré moral qui avait contracté, sous les arbres de la forêt, la maladie de l’indépendance, et la pouvait communiquer aux autres.

L’article du Code noir, qui nous épouvante, ne parut cependant pas assez énergique. Le 1er février 1743, une déclaration du roi y ajouta la peine de mort contre tout esclave surpris en marronnage, porteur d’armes blanches ou à feu !

On ferait presqu’un volume avec les dispositions réglementaires, les arrêtés de police, les actes des autorités locales et métropolitaines rendus au sujet de la fuite des esclaves ou contre ceux qui les cachaient, appelés par les décrets du nom de receleurs.

La pénalité pour le recel des esclaves est la même que pour le vol, elle prononce de plus une indemnité en faveur du maître, de 15 francs par jour pour tout le temps qu’il est demeuré privé de sa chose. « J’ai vu, dit un vieux magistrat, qui nous est connu, un père et un frère ainsi condamnés pour avoir caché, l’un, son fils, l’autre, son frère. Les deux receleurs qui avaient acquis quelques biens furent entièrement ruinés. »

Dans la loi coloniale du 10 juin 1802, il est dit : « S. M. a ordonné et ordonne que les nègres libres qui cachent dans leur maison des esclaves fugitifs, recèlent ce qu’ils volent, ou sont complices de leurs méfaits, seront privés de leur liberté et vendus conjointement avec leur famille ! » Lorsqu’on n’étudie pas ses actes, on ne peut imaginer tout ce qu’il y avait de barbarie et d’iniquité dans le cœur du grand Napoléon.

Mais rien peut-il vaincre l’esprit de liberté dans certaines âmes. Aucune colonie n’a échappé au fléau du marronnage, c’est un des mille maux attachés à leur constitution coloniale. On voit, en parcourant les annales des Antilles, que les marrons, réunis en bande, furent à toutes les époques, pour le repos du maître, des ennemis dangereux, quelquefois cruels, toujours habiles et redoutables. — La configuration montagneuse des îles, et les forêts encore inexplorées dont leurs pics sont couverts, offrent aux fugitifs des retraites impénétrables.

Il ne faut s’être qu’un peu occupé d’esclavage pour savoir qu’à Surinam et à la Jamaïque, les marrons devinrent si puissans que la Hollande et l’Angleterre, malgré leur science de la guerre et toute la force de nombreuses troupes réglées ne purent les réduire, et obligées à la fin de traiter avec eux, leur firent une part en reconnaissant leur indépendance.

1710, 1728, 1730, 1749, 1761, 1763 sont des années célèbres dans l’histoire de la vieille Guyane hollandaise. En 1761 les marrons appelés Oucas, furent sur le point de délivrer le pays de la domination européenne. Leur insurrection finit par un traité de paix signé entre les commissaires de la colonie et seize capitaines noirs. L’allocution que le nègre Araby, l’un d’eux, fit aux commissaire, mérite d’être rapportée : « Nous désirons que vous disiez à votre gouverneur et à votre conseil que s’ils ne veulent plus voir de révolte, ils doivent prendre garde que les planteurs traitent mieux leurs esclaves et ne les abandonnent pas à la conduite de commandeurs et d’intendans ivrognes qui punissent les nègres avec injustice, subornent leurs femmes et leurs filles, négligent ceux qui sont malades, et chassent de la sorte dans les forêts un grand nombre d’hommes laborieux qui vous gagnent votre subsistance, sans lesquels la colonie ne pourrait se soutenir, et à qui enfin vous êtes trop heureux de venir demander aussi désagréablement la paix. »

Il se passa dans la guerre qui avait précédé ce traité un incident curieux. Un détachement de troupes hollandaises s’étant avancé à travers les forêts jusqu’au près de l’Orénoque, fut rencontré par une tribu de nègres libres, qui en fusillèrent quelques-uns et firent les autres esclaves. Si la loi du talion pouvait être excusée, ce serait certainement dans un cas semblable.

Il s’était formé peu à peu derrière les établissemens hollandais et séparés d’eux par d’immenses savanes, sur une étendue d’environ cent lieues, une série de petites républiques toutes totalement indépendantes, et dont le nombre des habitans était évalué en 1790 de quinze à vingt mille[6].

Un auteur anglais, M. Dalloz, a fait deux volumes des guerres des marrons de la Jamaïque[7]. En 1722, les habitans, après de vains efforts répétés pour dompter leurs esclaves déserteurs, transigèrent, afin de se mettre à l’abri de leurs déprédations, et leur accordèrent quinze cents acres de terrain au fond des montagnes bleues, où ils ont formé des établissemens qui subsistent encore aujourd’hui.

L’orgueilleuse Saint-Domingue, aux plus beaux jours de sa gloire et jusqu’à sa chute, ne cessa jamais d’être infestée de marrons dont les expéditions audacieuses firent bien souvent rêver les magnifiques créoles au milieu de leurs fêtes. Nous renvoyons en note une esquisse de l’histoire de ces marrons, tracée par un ancien habitant, qu’on lira sans doute avec curiosité. On y peut voir que Saint-Domingue recelait dans les montagnes de la Neyba une république de nègres indépendans, comme la Jamaïque dans les montagnes bleues[8]. Les plus petites colonies eurent leurs marrons habiles et invincibles ; la Dominique même, qu’il est facile de parcourir en tous sens presqu’en un jour, n’échappa point au fléau, et l’on y conserve encore le souvenir d’une de bande cinq cents marrons qui sortirent en 1813 du morne où ils étaient retirés, attaquérent Roseau, la ville capitale, et menacèrent la race blanche de sa destruction.

Les îles anglaises, sont désormais affranchies de ces nouvelles invasions de barbares. Les fuyards de la servitude qui vivaient cachés dans l’ombre, ont reparu de tous côtés au grand jour de l’indépendance. La liberté n’a point de marrons.

Chez nous, au contraire, comme à la Havane, il existe toujours un noyau de ces hommes perdus pour la société, que tous les moyens dont les créoles et l’autorité ensemble disposent, ne peuvent détruire. Encore aujourd’hui on fait monter pour la Guadeloupe à quinze cents et pour la Martinique à deux milles le nombre des esclaves que l’on sait dans les grands bois. Séparés en petits camps de quatre-vingt, cent, cent-cinquante, rarement plus de deux cents, établis sur la crête de pics inaccessibles, ils mènent, sous un chef plus ou moins despote, une vie de sauvages avec femmes et enfans. Échappés des cases à nègres, ils n’ont apporté là que les impressions de leur étroit passé ; ils se contentent de vivre, et bornent leur existence à chasser, pêcher quand ils peuvent, cultiver quelques racines, et veiller à leur sûreté. On ne saurait, en bonne justice, demander beaucoup plus à ces pauvres anciens esclaves, séquestrés du monde entier, inquiets, privés de tout, et n’ayant de la civilisation que ce qu’ils lui peuvent voler dans leurs excursions nocturnes. Tout fondement de quelque chose de régulier est impossible pour eux, car on les poursuit de temps à autre, et le premier acte des blancs qui dépistent un retraite de nègres, est de brûler les cases, abattre les bananiers et ravager les champs de manioc et de patates qu’ils rencontrent. Le camp, ainsi attaqué, laisse sur la place quelques uns de ses morts, s’enfonce plus avant dans l’obscurité des forêts encore vierges, où on ne peut l’atteindre, et tout est à recommencer d’une et d’autre part. On les découvre à la fin, parce qu’ils ne peuvent faire le vide autour d’eux, mais ils ont une adresse extrême à savoir se préserver des surprises ; leur place pour cela est toujours bien choisie, leurs approches sont hérissées de pièges mortels, et faute de pouvoir les anéantir en masse, il a fallu se décider à les laisser jusqu’à ce que s’élève parmi eux un homme de génie qui, les faisant passer à l’état d’agresseurs, provoquerait une lutte générale et décisive. L’affranchissement, nous l’espérons avec confiance, préviendra ces sanglantes conséquences du fait esclave.

Il y a, l’on peut dire, trois sortes de marrons : leur caractère est fort distinct. Le premier est l’homme énergique, aux passions ardentes, à l’esprit résolu qui n’a pu se plier à la discipline de l’atelier, qui n’a pu supporter l’anéantissement de toutes facultés volitives, l’abnégation à laquelle un esclave est condamné. Celui-là s’enfuit pour toujours, son maître peut le regarder comme perdu. Il médite long-temps le projet, combine son départ, assure ses moyens de salut, se jette dans les bois, et sait à des marques amies, trouver la route d’un de ces camps dont nous parlions tout-à-l’heure.

L’autre marron est l’esclave qui s’échappe pour un sujet quelconque, la crainte d’une punition, un moment de lassitude, un vague besoin de liberté ; et qui, la cause cessant, revient de lui-même à la grand case au bout d’un certain temps : huit jours, quinze jours, un mois, deux mois. Il se nourrit de ce qu’il pille et des provisions qu’il reçoit la nuit des autres esclaves, car il conserve toujours ses relations. Lorsqu’il veut se rendre, il va assez généralement, pour éviter la punition méritée, chez un ami du maître qui le ramène ou le renvoie même avec un simple billet, demandant pour lui un pardon que les usages des planteurs entre eux défendent de refuser jamais. Les hommes de cette nature constituent une propriété difficile, mais pas essentiellement mauvaise. Ce sont des animaux d’ailleurs bien apprivoisés, qui ont des caprices. Il y a, par exemple, des nègres qui ne manquent jamais de s’en aller marrons sitôt que le propriétaire s’absente et met un géreur à sa place, puis qui reparaissent dès que le propriétaire reparaît. Ils sont actifs, intelligens, bons travailleurs, lorsqu’ils s’y mettent, et il suffit de les gouverner avec adresse, de savoir leur procurer un emploi de leur goût pour les garder. Un planteur de la Guadeloupe, grand amateur de chasse et de bois, nous disait un jour : « Le nègre qui m’accompagnait dans mes courses vient de mourir ; il faut absolument que j’achète quelqu’enragé marron. » Une habitation au point de vue physiologique, offrirait des études curieuses. Pourquoi les romanciers ne vont-ils pas aux colonies, ils y trouveraient mille types tout à fait originaux.

Il est une troisième sorte de marron, c’est celui auquel les rigueurs de l’esclavage sont trop lourdes, qui n’a pas la force de les endurer, et qui, d’un autre côté, n’est pas doué de l’énergie nécessaire pour savoir prendre une résolution et s’exiler tout à fait. Ce malheureux est véritablement à plaindre ; il s’enfuit parce qu’il souffre, parce qu’il n’a pas assez de désespoir pour se suicider ; mais il n’a rien prévu, il se traîne sur la lisière des chemins, le long des plantations, afin d’y voler quelque chose à manger ; il dort et se cache dans les broussailles, dans les cannes, en proie aux angoisses de la peur : il erre de côté et d’autre, toujours près des lieux habités, il végète, et souvent repris il expie toujours par de cruels châtimens les quelques instans de douloureuse liberté dont il n’a pas su jouir.

Il est de ces pauvres gens qui ne comprennent pas eux-mêmes leurs désirs de fuite. Ils s’en trouvent fort coupables ; ils voudraient être de bons esclaves bien réglés, bien assidus à l’ouvrage : ils s’accusent avec sincérité de ne pouvoir résister ; il ne se rendent pas compte des victoires que l’instinct remporte sur leurs volontés ; ils croient qu’on leur a jeté un sort, et avec l’incomplète éducation chrétienne qu’ils reçoivent, ils viennent demander naïvement au maître de faire dire des messes sur leur tête pour chasser l’esprit du mal, pour les empêcher d’être marrons. Les créoles, qui ne sont guères moins superstitieux que leurs nègres, ne manquent jamais de leur accorder une telle grâce ; et ce que l’on aura peut-être peine à croire, les curés se montrent assez ineptes ou assez fripons pour prêter leur ministère à des conjurations auxquels eux seuls gagnent quelque chose. Le résultat de ces messes, en effet est facile à prévoir ; le pauvre nègre devient plus marron que jamais, car il se repose sur l’enchantement, ne demande plus rien à sa volonté pour se corriger, et part bientôt, emportant avec lui tous les exorcismes possibles.

La législation barbare de Louis XIV fut réformée par l’ordonnance de Louis XVI du 15 octobre 1786. Quelques très vieux nègres ont bien encore les oreilles coupées, un arrêt portant peine des jarrets tranchés fut bien encore rendu et exécuté à Saint-Pierre Martinique le 4 décembre 1815[9], mais cela ne peut empêcher de dire que les peines de la mutilation et de la marque sont abolies et inappliquées aux îles depuis longues années[10]. Un arrêté local de la Martinique du 2 floréal an xi qui condamne à la peine des galères l’esclave pris en marronnage pour la troisième fois, est tombé en désuétude. La loi coloniale est entièrement désarmée aujourd’hui contre les désertions à l’étranger et contre le marronnage. Le maître n’a plus que ses vingt-neuf coups de fouets avec le cachot et les chaînes à discrétion : c’est encore trop vis-à-vis d’hommes coupables seulement d’avoir échoué dans la conquête de leurs droits. Des habitans cruels ont eu l’infernale idée de battre et maltraiter les enfans du nègre échappé, pour l’obliger à revenir. Cet affreux expédient n’a pas mieux réussi et ne pouvait pas mieux réussir que le reste. Le marronnage comme le poison est une plaie congénitale de la servitude, pour laquelle il n’y a de remède que dans l’émancipation.

Au-dessus des observations que nous venons de faire, et en accordant aux caractères tranchés ce qu’il faut toujours leur accorder, il est permis d’avancer en général qu’il n’y a de nègres marrons que chez les planteurs mauvais ou incapables. L’excès de la faiblesse comme l’excès de la sévérité amènent les fuites d’esclaves ; on connaît des habitations sur lesquelles on n’en vit jamais. C’est un habitant, M. Alphonse Bouvier, qui a dit : « Le marronnage est l’échelle à laquelle on peut mesurer l’administration douce, inintelligente, sévère ou cruelle d’une propriété. » Nous ne pouvons rien ajouter à cela.

Il est une autre sorte de marronnage auquel l’affranchissement des colonies anglaises vient de donner lieu. C’est la désertion à l’étranger[11]. À peine les esclaves ont-ils su qu’ils ne seraient plus esclaves, s’ils parvenaient à toucher la terre voisine, qu’ils ont avidement saisi tous les moyens d’y fuir, et les évasions aux îles émancipées se répètent chaque jour. Malgré la confiance que l’on feint d’avoir maintenant à cet égard, l’impuissance de la répression est douloureusement proclamée par les créoles eux-mêmes, on fatigue en vain la troupe de ligne « en l’associant à la surveillance des côtes confiée aux milices et à la gendarmerie. » Les postes multipliés du littoral ne suffisent pas, le gouverneur de la Guadeloupe est obligé de « dedemander de nouveaux bâtimens à la métropole, afin d’augmenter le service en mer destiné à la garde extérieure des côtes[12] », et le 5 octobre 1840 il prenait encore l’arrêté suivant :

« Les maires des communes feront un rôle des pirogues, canots et embarcations quelconques appartenant aux habitans. Les maires remettront aux chefs des postes établis sur tous les points du littoral un extrait du rôle indiquant les embarcations appartenant à la station. Pour l’exécution des articles 15 et 17, du décret du 14 novembre 1834, les canots, pirogues et embarcations quelconques, devront être rendus le soir au coucher du soleil aux lieux de stationnement qui ont été fixés par les arrêtés des maires approuvés par le gouverneur. Ils y seront enchaînés solidement et leurs voiles, avirons et gouvernails, déposés dans le corps-de-garde du poste, d’où ils ne pourront être retirés avant cinq heures du matin. Hors de ces heures, il faut une autorisation spéciale du maître. L’autorisation de faire stationner des pirogues pendant la nuit à un embarcadère particulier sous la responsabilité de droit, ne peut être accordée que par la décision spéciale du gouverneur etc., etc. »

Telle est la perversité du siècle, ces nègres ne se font plus aucun scrupule « de porter atteinte à la propriété, » selon l’expression de M. le gouverneur de la Guadeloupe[13] en cherchant par tous les moyens possibles à se sauver. Race naturellement mauvaise et sans honneur !

Nous ne savons s’il est exagéré, mais on estime à cinq milles le nombre des esclaves que nos deux îles ont déjà perdus par évasion. Hélas ! on ne les retrouve pas tous chez les Anglais. Plus de la moitié des fugitifs périssent dans les hasards d’une traversée sans guide et sans boussole ; engloutis par les flots qui submergent, en grossissant tout-à-coup, leurs barques fragiles, ou tués par la faim lorsque le voyage se prolonge[14]. Nous avons vu, nous nous le rappelons, au pénitentier de l’île Sainte-Croix, trois pauvres nègres français qui s’étaient échappés quinze jours auparavant de la Basse-Terre, dans l’intention de gagner Antigues. Ils étaient quatre alors qui se mirent dans un canot avec une dame-jeanne d’eau et quelques pains. Dès le commencement de la nuit ils perdirent un de leurs avirons, et ne pouvant résister à des courans ils tombèrent en pleine mer, où ils voguèrent sans direction, jusqu’à ce que le hasard les vint échouer le douzième jour sur les côtes de Sainte-Croix. Ils étaient tous quatre privés de connaissance lorsqu’on les recueillit, on crut que la chaloupe n’apportait que des cadavres. Ils furent déposés à l’hôpital, l’un d’eux expira le lendemain. Les trois autres à force de soins revinrent à la vie, mais faut-il s’en réjouir ? Lorsqu’ils furent rétablis on les jeta en prison, et le gouverneur général des possessions danoises écrivit au gouverneur de la Guadeloupe : « Quatre esclaves français, de tels noms, ont échoué sur nos côtes, l’un est mort, je suis prêt à vous rendre les trois autres. Vous jugerez, je l’espère, que les souffrances endurées par ces malheureux, sont une punition suffisante de leur faute, et vous obtiendrez de leurs maîtres qu’ils ne soient pas punis. Je désire, M. le gouverneur, que vous voyez dans ce que je fais aujourd’hui une nouvelle preuve de mon zèle à maintenir la bonne harmonie qui existe entre nos deux cours. »

M. Jubelin aura repris les trois nègres en promettant leur grâce, les maîtres ne les feront pas moins châtier pour l’exemple général, et n’alourdiront pas moins la chaîne pour leur sécurité personnelle ; trois hommes de plus seront esclaves, mais la France et le Danemark resteront amis. Ne voilà-t-il pas des échanges de bien beaux et bien nobles procédés entre deux puissances civilisées, entre deux peuples libres ! C’est toujours une sottise de dire : « Si j’étais à votre place, je ferais cela », mais je dirai pour mon compte : « Si j’étais gouverneur d’une colonie, même d’une colonie esclave, je fermerais certainement les yeux sur de pareilles fautes. » Quand on vient écrire que la bonne harmonie de deux cours voulait qu’on rappelât à la vie, pour les rejeter en servitude, trois misérables déjà délivrés de leurs fers, et que ces trois pauvres hommes qui s’étaient exposés à la mort pour fuir l’esclavage fussent rendus à l’esclavage, il nous semble entendre parler de deux cours du temps des Babyloniens ou de nations Barbares, qui échangent amicalement le crime.

Ni la vigilance, ni les périls connus, ne peuvent arrêter les esclaves ; les insatiables désirs de liberté qui sont en l’homme, leur font tout affronter, et leur suggèrent des inventions admirables pour atteindre leur but. On nous a raconté en ce genre un trait si original, qu’il mérite d’être conservé, il nous vient de la bouche même d’un habitant.

Cinq nègres de la Guadeloupe forment un projet d’évasion du côté de la pointe d’Antigues, deux d’entre eux manquent l’heure du rendez-vous, et voient en arrivant leurs trois complices qui, par crainte d’une trahison, sont déjà en mer. Aussitôt de courir chez M. X leur maître, « Maître voyez, trois nègres s’échappent. » M. X donne un coup de rhum aux fidèles dénonciateurs, se jette avec eux dans une chaloupe et force de rames sur les évadés ; mais, quelqu’effort que fassent les deux rameurs, ils ne peuvent toujours que tenir en vue la barque fugitive. « Maître, ils sont trois contre deux. » M. X ôte sa veste blanche, il se met à ramer aussi. Enfin on arrive à Antigues, les trois nègres abordent les premiers, M. X touche à son tour, mais alors ses deux hommes : « Bon maître, nous ne savions comment faire pour rejoindre la pirogue que nous avions manquée, vous nous avez amenés vous même, merci ! » et ils s’enfuient. M. X fit des démarches, demanda l’extradition, et bien entendu ne put rien obtenir. Le lendemain, il fut piteusement obligé de louer du monde, afin de retourner à la Guadeloupe !

Pour des intermédiaires entre l’homme et la brute, le tour n’est il pas bon ? Dites donc encore après cela, que les nègres ne sont pas suffisamment préparés pour la liberté ! Voilà pourtant deux nègres, dont l’un au moins est un homme de merveilleuse ressource, qui seraient restés esclaves toute leur vie si l’Angleterre n’avait prononcé l’affranchissement ! Ne fût-ce que pour sauver des hommes comme ceux-là des horreurs de la servitude, il n’y aurait pas à regretter les 500 millions de francs qu’elle a donnés à l’abolition.

Nous ayons vu beaucoup de noirs, réfugiés à la Dominique et à Antigues, ils s’y conduisent bien. On en trouve quelques-uns sur les habitations, plusieurs ont formé de petits établissemens sur lesquels ils cultivent des vivres, mais nous ne voulons pas le cacher, ils se tiennent plus volontiers dans les villes où ils s’emploient comme canotiers, ouvriers, garçons de magasins et domestiques. Voici ce que MM. Sturge et Harvey, disent de ceux qu’ils ont rencontrés à Sainte-Lucie : « À notre retour nous remarquâmes les cottages et les jardins de quelques-uns des réfugiés de la Martinique. Un d’eux, a une petite plantation de cannes dont il fait du sucre, avec un petit moulin grossièrement construit. Il y a six cents réfugiés à Ste-Lucie, et tout le monde s’accorde à dire qu’ils contribuent à la prospérité de l’île. Ils ont introduit à Castries la fabrication des tuiles et des jarres porreuses, dont l’usage est si étendu dans les West-Indies[15]. »

Les créoles disent que leurs nègres évadés aux colonies anglaises, sont plus malheureux dans l’indépendance que sous le joug ; qu’ils voudraient revenir, et que s’ils ne le font pas, c’est qu’ils en sont empêchés par le gouvernement anglais. Singulier aveuglement que nous donnent nos préoccupations, étrange faiblesse de l’esprit qui nous fait toujours croire ce que nous souhaitons, en dépit de ce qu’y peuvent objecter le bon sens et la logique. D’un côté, les nègres émigrés voudraient revenir parce qu’ils meurent de faim faute d’ouvrage, et du côté opposé, les colonies anglaises sont perdues, parce que les propriétaires n’y peuvent trouver de bras à aucun prix ! Ceux des colons qui savent la valeur de l’impossible et aiment mieux que les îles anglaises manquent de bras, disent que si les émigrés français veulent revenir, c’est que méprisés et maltraités par les nègres créoles, la vie devient pour eux insupportable. Erreur et inexactitude, nous le pouvons certifier pour la Dominique et Antigues. Les réfugiés français n’ont aucune difficulté avec les gens du pays, ils se fondent dans la masse presque sans être remarqués, ils ne sont l’objet d’aucune répulsion particulière, et dans ces îles où l’on se marie, beaucoup d’entre eux ont déjà épousé des femmes indigènes. Que le nom de passe par terre, qui leur est appliqué, soit devenu une sorte d’injure légère[16], cela est vrai ; mais il y va d’une autre injure et tout est dit, c’est ce que nous tenons de plusieurs réfugiés. Nous ne prétendons pas nier que huit ou dix d’entre eux ne soient retournés chez leurs anciens maîtres, et n’aient volontairement repris les chaînes de l’esclavage après les avoir brisées, mais c’est un fait complètement exceptionnel, facile à expliquer par le mal du pays, qui peut arriver chez le nègre à une puissance d’exaltation extraordinaire, par le regret d’avoir abandonné une femme aimée ou par quelques autres causes semblables ; et ces causes, en raison même de leur nature, doivent être fort rares.

Quant aux empêchemens que les administrations locales mettraient au retour d’un réfugié, c’est une erreur de propriétaires, blessés qu’on ne veuille pas leur rendre ce qu’ils appellent leur propriété. Le gouvernement de la Grande-Bretagne s’oppose à ce qu’un maître français puisse saisir son esclave sur les terres de la Grande-Bretagne, rien de plus. Les réfugiés, pour quitter l’île où ils se trouvent, n’ont à remplir que les conditions imposées aux indigènes, aucune restriction particulière ne leur est appliquée, et le colon français qui aurait un exemple catégorique à opposer à ce que nous venons de dire, nous mettrait en mesure d’accuser de déloyauté M. le major Mac Phail, gouverneur d’Antigues, et vingt planteurs anglais dont nous tenons nos renseignemens sur la matière. Une preuve, en tous cas, qui appuie ces renseignemens d’une manière assez forte, c’est que bien que le nombre des nègres français arrivés à Antigues monte au moins à six cents ; il n’en reste guère que deux cents. Ces hommes hardis et d’humeur entreprenante, se laissent embaucher pour Demerara, où on leur promet plus d’argent, lorsqu’ils ne s’embarquent pas de nouveau pour la Dominique, Saint-Christophe et la Trinité, où ils trouvent des populations noires dont la langue et la religion leur sont familières.

On a vu que toutes les îles à esclaves, à quelque nation qu’elles appartinssent, ont leurs marrons ; elles ont toutes de même leurs déserteurs à l’étranger. Chez les Danois, où l’esclavage est d’une mansuétude extraordinaire, on a peine à empêcher les évasions qui se font sur Tortola, tant il est vrai que si bien dorés que soient les barreaux de la cage, le captif aime encore mieux le grand air. Les propriétaires de Saint-Thomas et de Sainte-Croix disent, à la vérité, que les mauvais sujets seuls s’enfuient, mais ils tiennent apparemment beaucoup à leurs mauvais sujets, car ils insistent auprès du gouverneur pour que les navires en station fassent bonne garde, et les côtiers viennent de tuer, en novembre 1840, des déserteurs qui refusaient de se rendre.

Si les nègres danois veulent être libres, que sera-donc pour ceux de Puerto-Rico où l’esclavage semble daté du xviie siècle ? Dans tous les quartiers où ils ont chance de fuite par mer, entre autres du côté de Mayaguez et d’Aguadilla, ils cherchent à gagner la lointaine Saint-Domingue, qu’on leur a dit devant eux ; ils se lancent dans de petites chaloupes, presqu’au hasard, ils vont, ils vont, et rarement échappent à la mort sur cette grande mer dont ils ne savent pas lire les chemins tracés à la voûte céleste. Quelquefois après avoir erré plusieurs jours sur les flots, ils rencontrent terre, s’y précipitent joyeusement… Les courans les ont vaincus, la mer les a trompés, ils sont revenus à Puerto-Rico… Après le désespoir d’avoir échoué, ils sont châtiés jusqu’à la dernière rigueur en présence des ateliers réunis, et malgré l’apparat de ces violences qui épouvantent les faibles, il faut toujours recommencer les exécutions, car les tentatives de fuite recommencent toujours. Lors de notre séjour à Puerto-Rico (janvier 1841), un complot d’esclaves venait encore d’être découvert à Guanilla, qui consistait à s’emparer de deux petits navires : alors dans le port, et d’obliger les patrons à conduire les vainqueurs à Saint-Domingue. Plus de cent cinquante esclaves étaient compromis dans cette audacieuse entreprise, découverte et dénoncée par un homme de couleur libre. Dix ou quinze, sans doute, y laisseront leurs têtes, mais ils auront des successeurs qui un jour réussiront !

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les esclaves affrontent des dangers presqu’insurmontables pour reconquérir la liberté. Parny, dans sa lettre à Bertin, du 19 janvier 1775, dit en parlant des nègres de Bourbon :

« Leur patrie (Madagascar) est à deux cents lieux d’ici. Ils s’imaginent, cependant, entendre le chant des coqs, et reconnaître la fumée des pipes de leurs camarades. Ils s’échappent quelquefois au nombre de douze ou quinze, enlèvent une pirogue et s’abandonnent sur les flots. Ils y laissent presque toujours la vie, et c’est peu de chose lorsqu’on a perdu la liberté. »


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  1. Pareille chose est tout à fait une exception à la Martinique, du moins à ma connaissance. C’est justice de le dire, je ne crois pas que l’on puisse trouver dans l’île entière un endroit pareil aux tumulus assez nombreux de la Guadeloupe.
  2. C’est le sepo des Espagnols, le stock des Anglais.
  3. On appelle rang une série de laboureurs travaillant ensemble. L’atelier au jardin est divisé en deux, trois ou quatre rangs de douze ou quinze individus.
  4. Annales de la Martinique.
  5. Ordonnance de Philippe II, 1571.
  6. Stedman.
  7. Marrons’s war.
  8. « Je commencera par citer Polydor, nègre intrépide et entreprenant qui, en 1703, se forma une bande de nègres marrons, avec laquelle il attaquait et massacrait impunément les blancs jusque dans leurs maisons, portant l’audace et le crime jusqu’à leur enlever leurs filles et leurs femmes. On marcha en vain contre lui, on ne put jamais le joindre. Ce ne fut qu’après sept ans des plus cruels excès qu’ayant commis un acte de violence envers un de sa bande, il en fut assassiné.

    « Trois ans après un autre nègre ni moins barbare, ni moins courageux, nommé Chocolat, lui succéda. Il eut bientôt formé sa bande, et il se mit à commettre les mêmes atrocités ; plus adroit et plus fin que Polydor, il les eut poussées bien plus loin s’il ne se fut noyé en traversant la rivière à Limonade, après avoir inquiété et pillé les blancs pendant près de douze ans.

    « Diverses circonstances ayant conduit plus de blancs dans la colonie, les campagnes s’étant établies, ce moyen ne parut plus praticable aux esclaves entreprenans pour exécuter leur projet. Un nègre nommé François Mancandal, homme profondément méchant et habile à capter les esprits de ses semblables, s’en empara au point qu’ils portèrent pour lui le respect, la confiance et la vénération jusqu’au plus grand fanatisme : ils croyaient fermement que Mancandal était envoyé tout exprès du ciel pour délivrer tous les esclaves du joug, et que dussent-ils même mourir pour lui, ils ne feraient que retourner dans leur patrie au sein de leur famille, recevoir la récompense due à leur courageux dévouement. Quand Mancandal crut être bien assuré de l’esprit de tous les esclaves, il recourut à un moyen d’autant plus perfide et plus sûr, qu’il était difficile de s’en garantir. Il employa au lieu de fer, le poison, qui ne laissait aucune trace de la main qui l’avait préparé. Dès 1748 il fit des ravages effroyables dans les villes et dans les campagnes : les blancs ne mangeaient plus qu’en tremblant.

    « Heureusement pour la colonie, Mancandal fut trahi par une négresse créole qui aimait son maître, et qu’on avait chargée de l’empoisonner. Ce conspirateur infâme fut pris et brûlé en 1758 ; des milliers de nègres périrent dans les cachots et les bûchers, et la colonie fut préservée pour cette fois.

    « L’espoir des esclaves ne se perdit point ; inspirés par un chef plus fin que tous les autres, puisqu’il n’a jamais été découvert et qu’il avait su donner le mot d’ordre à tous les esclaves, en moins d’un mois ils formèrent le dessein horrible de massacrer tous les blancs, à l’instant de l’élévation de la messe de minuit. Une jeune mulâtresse, qui aimait encore son maître, en eût connaissance et l’en prévint, ce qui sauva encore les blancs cette fois.

    « Ces entreprises paraissant à la plus grande partie trop difficiles à exécuter comme il faut, les plus déterminés ne songèrent plus qu’au marronnage, pour lequel les montagnes inaccessibles de la colonie leur offraient des ressources assurées. Il en partit un grand nombre dans la partie de l’ouest et du sud, qui infestèrent bientôt les montagnes des grands bois et de Neyba, d’où ils ravageaient également les habitations françaises, et Les hattes espagnoles. Les deux gouvernemens se concertèrent et firent bientôt marcher des troupes de ligne et de milice contre ces brigands ; mais elles ne purent jamais les découvrir, incapables même de pénétrer sur ces montagnes trop escarpées et trop éloignées pour pouvoir y porter des munitions de bouche et de guerre, et où on marchait des jours entiers sans trouver une goutte d’eau pour se désaltérer. Les détachemens espagnols, à qui il faut moins de provisions, arrivèrent jusqu’au pied de Neyba ; mais des rochers préparés et suspendus furent lancés sur eux, et tuèrent on blessèrent un grand nombre d’hommes. On renonça des deux côtés à des poursuites démontrées inutiles et l’on traita avec ces nègres, qui, s’étant déclarés libres, sont tributaires de l’État, sons condition de ne plus souffrir de nouveaux marrons parmi eux. Cette clause du traité exactement observée, força les nouveaux marrons à se jeter dans les montagnes du Port de Paix, du Borgne, de Plaisance, du gros Morne, du Dondon, de la grande Rivière, de Vaslière, de Limonade et du Dauphin, d’où ils se réunissaient par détachemens avec d’autres retirés dans les montagnes espagnoles de Laxavon, pour aller chasser les bêtes dans les hattes, pour venir échanger la viande avec les nègres des habitations, contre des vivres du pays et contre du plomb et de la poudre.

    « Les choses en étaient à ce point, lorsque sous le premier intérim de M. Raynaud, les bandes des nègres marrons, devenues considérables, osèrent enlever ouvertement des vivres dans les habitations des frontières. Les milices ne cessaient de faire des détachemens contre les marrons, mais toujours sans succès. Une des principales bandes, commandée par le nègre Toussaint, se trouvait cantonnée dans la montagne noire, dépendante de mon quartier. Plusieurs de mes nègres s’y étaient retirés. Quoique très-jeune, j’obtins, comme officier de M. de Raynaud, un ordre de chasse contre cette bande.

    « Elle était composée de près de cent nègres. Je pris avec moi soixante mulâtres déterminés, et je me portai au lieu de leur retraite, que j’avais su découvrir. Ils firent une vigoureuse résistance ; mais leur chef ayant été tué, ainsi que ses principaux soutiens, une grande partie blessés, le reste voyant fondre sur eux les intrépides mulâtres le sabre à la main, prirent la fuite ; on en prit quatorze à la course, et neuf qui étaient restés sur le champ de bataille, avec le chef et six autres tués ; sept mulâtres furent blessés, mais aucun ne périt.

    « Le bruit courut au cap que j’avais tué deux cents nègres et pris plus de cent.

    « Ce succès dissipa entièrement cette bande, et fit rentrer tous les marrons chez leurs maîtres. Mais les autres bandes n’en continuèrent pas moins leurs ravages dans les autres quartiers, jusqu’en 1774.

    « Il s’en forma trois bandes considérables dans les quartiers du Dauphin, des Écrevisses et de Vaslière, qui portèrent l’audace au point de faire justement craindre une révolte ouverte et générale. Le gouvernement recourut à son moyen banal de mettre la tête des chefs à prix : il réussit à l’égard de la bande commandée par Noël Barochen, qui avait osé camper au bord des habitations ; il fut trahi par un des siens, et tué par un ancien soldat aposté à cet effet.

    « La bande se rejeta dans celles de Bœuf et surtout de Tang qui grossissaient chaque jour, et qui passaient déjà pour avoir plus de quinze cents nègres. Ces deux bandes devinrent plus acharnées depuis la mort de Noël, et exercèrent publiquement des actes de violence à main armée sur les habitations. M. d’Ennery, qui gouvernait alors la colonie, mit sur pied toutes les milices du lieu, fit faire continuellement des patrouilles et des chasses

    « Mais tandis qu’on cherchait les nègres d’un côté, ils pillaient les habitations d’un autre. Plusieurs détachemens étaient tombés dans leurs pièges et s’étaient estropiés. La chose parut devenir plus sérieuse que jamais : c’était le sujet de toutes les conversations du pays, et tout le monde était dans la persuasion qu’il y avait plus de dix mille nègres dans ces deux bandes seules. Dieu sait comme les faits étaient exagérés sur les lieux mêmes !…

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    « Après la mort de M. d’Ennery je partis pour la nouvelle Angleterre. Six mois après les nègres recommencèrent d’aller marronner par bande, et ces bandes se formaient déjà dans plusieurs quartiers. Le corps des chasseurs était rentré dans le néant, avec le souvenir de ses services. On en avait formé deux compagnies de la milice du quartier, on les fit marcher sous les ordres de leurs capitaines blancs, contre les marrons ; mais lorsqu’ils voulaient gravir les montagnes où ils pensaient rencontrer les nègres, les capitaines à demi-morts de fatigue s’y refusaient…

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    « La bande la plus considérable se forma sous la direction du nommé François, nègre très-intelligent, et capable également par son courage des plus grandes entreprises. Sa bande assassina, par ses ordres, plusieurs blancs français et espagnols, et pillaient les habitations et les hattes. »…

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    (Observations sur la situation politique de Saint-Domingue, par M. de Pons ; habitant, 1790.)

  9. Arrêt du 1er décembre qui condamne Victor, esclave de Clémence ; Élie, esclave de Perpignan ; Charlery, esclave de Rachel, à assister à l’exécution de Manette et de Joseph, qui auront le jarret coupé par l’exécuteur de la haute justice, et seront ensuite remis à leurs maîtres ; Manette, pour vol avec effraction et évasion, Joseph pour vol et évasion, Charlery, Élie, Victor, pour s’être évadés et avoir volé à leur maître le prix de leur valeur.

    Exécuté a été l’arrêt ci-dessus en présence des officiers de la sénéchaussée de Saint-Pierre, sur la place ordinaire des exécutions, le lundi 4 décembre 1815, à dix heures du matin.

    Signé Borde.
    (Gazette de la Martinique, 15 décembre 1815.)

    On ne peut imaginer tout ce qu’il y a d’atrocité dans l’ancienne législation coloniale. Un arrêt du conseil de la Martinique, du 20 octobre 1670, condamne un esclave à avoir la jambe coupée et attachée à la potence afin de servir d’exemple, parceque cet esclave avait tué un ânon !

  10. Une ordonnance du 30 avril 1833 porte de nouveau abolition de ces peines.
  11. Il en existait quelques exemples autrefois, mais ils étaient fort rares et punis avec une rigueur inouïe, s’il faut en juger par un arrêt du Conseil supérieur, du 30 novembre 1815, confirmatif de la sentence des premiers juges, qui condamne le mulâtre Élisé, esclave de Farque, à être pendu pour s’être évadé de la colonie. Dans la Gazette de la Martinique qui enregistre le jugement le 15 décembre 1815, il est dit : Exécuté a été l’arrêt le 4 décembre.
  12. Discours d’ouverture du Conseil colonial de la Guadeloupe, 18 juin 1840.
  13. Même discours.
  14. Voici les renseignements que nous avons pu nous procurer sur le nombre des émigrés Français : à la Dominique de 7 à 800, à Sainte-Lucie 600, à Antigues 600.
  15. The West-Indies, in 1831, London.
  16. On interrogeait (à la Dominique, je crois,) un réfugié presqu’au moment de son débarquement. D’où venez-vous ? Comment êtes-vous arrivé ici ? Par quels moyens ? etc., etc. Les réponses étaient évasives ; mal sûr encore du terrain, il avait peur de se compromettre et ne convenait pas surtout qu’il eut pris un canot. Et parbleu ! ne voyez-vous point, dit quelqu’un, qu’il a passé par terre… Le mot resta, et les nègres l’appliquent aux réfugiés dans une acception un peu injurieuse ; car on a donné à ces pauvres esclaves des notions si étranges du juste et de l’injuste, que plusieurs regardent comme un crime de se sauver. Ils estiment que l’esclave marron ou fugitif, est un homme qui vole son corps à son maître. — Les nègres ne sont pas si stupides qu’ils n’aient compris même les plus bizarres idées qu’on a voulu leur inculquer.