Des colonies françaises (Schœlcher)/VII

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Pagnerre (p. 83-98).

CHAPITRE VII.

LE FOUET.

Le fouet est l’âme d’une habitation. — Les femmes sont fouettées. — Nécessité des châtimens barbares dans un mode social contre nature. — Une exécution. — Avilissement de quelques nègres. — On juge les esclaves avec le code fait pour des hommes libres. — Il y a des colons qui résistent au contact de la servitude. — Les femmes même sont cruelles aux colonies. — La violence du châtiment dépend beaucoup de la volonté du bourreau. — Le fouet est-il nécessaire ? — Réforme de M. Arth. Clay. — Plusieurs habitans ont déjà supprimé le fouet au jardin. — Le jury d’esclaves chez M. Meat. — Suicides d’esclaves. — On croit aux colonies que la flagellation est dans le droit paternel. — Le fouet en Europe. — Suicide d’un soldat espagnol pour éviter de passer par les verges. — Les législatures des îles anglaises rayent le fouet de leurs codes. — Les tribunaux de nos îles ordonnent la peine du fouet moins souvent aujourd’hui qu’antérieurement.


L’étude que nous avons faite du régime des esclaves veut, pour être complète, que nous examinions la discipline à laquelle ils sont soumis. Ce sera l’objet du présent chapitre.

Le père Labat dit, en rendant compte de son débarquement à la Martinique : « Il vint un grand nombre de nègres à bord. Beaucoup d’entre eux portaient sur le dos les marques de coups de fouet qu’ils avaient reçus ; cela excitait la compassion de ceux qui n’y étaient point accoutumés, mais on s’y fait bientôt. »

La chose est vraie, pour les soudards semblables au révérend père Labat et pour les gens qui arrivent aux colonies, sans avoir l’esprit préoccupé du fait social que nous étudions. Leur cœur s’étonne et s’émeut d’abord à la vue de l’avilissement imprescriptible de toute une race, leurs premières lettres accusent avec chaleur ces impressions, puis il se blasent comme on se blase sur tout, et peu à peu ils adoptent les mœurs et les idées du pays. On s’y fait, selon le mot cruel du père Labat.

Pour le philosophe, il n’en est pas de même. La sympathie que lui inspiraient les esclaves avant de les connaître, s’augmente de toute la douleur que doit produire en une âme élevée le tableau de la plus triste dégradation humaine. Une des choses qui l’afflige davantage, c’est le fouet qu’il entend résonner nuit et jour. — Le fouet est une partie intégrante du régime colonial, le fouet en est l’agent principal ; le fouet en est l’âme ; le fouet est la cloche des habitations, il annonce le moment du réveil, et celui de la retraite ; il marque l’heure de la tâche ; le fouet encore marque l’heure du repos ; et c’est au son du fouet qui punit les coupables, qu’on rassemble soir et matin le peuple d’une habitation pour la prière ; le jour de la mort est le seul où le nègre goûte l’oubli de la vie sans le réveil du fouet. Le fouet en un mot, est l’expression du travail aux Antilles. Si l’on voulait symboliser les colonies telles qu’elles sont encore, il faudrait mettre en faisceau une canne à sucre avec un fouet de commandeur.

Le commandeur qui conduit, surveille et excite l’atelier aux champs, est armé d’un fouet, et l’un des plus ardens défenseurs des colonies, M. F. Patron, membre du conseil colonial de la Guadeloupe, n’a pas nié dans un de ses écrits « les coups qu’il en allonge, durant le travail, de temps en temps aux traînards et aux paresseux. »

Les créoles sont trop unanimes à affirmer qu’il n’y a pas de travail possible sans moyen coercitif, pour qu’on puisse croire que le fouet soit aux mains du commandeur un simulacre sans vitalité ; cependant, redisons-le, durant nos longues courses à travers les campagnes, nous l’avons vu peu remuer ; il est moins actif que nous ne pensions, et l’on n’éprouve, à le voir souvent enroulé sous le bras du chef, que l’horreur instinctive qu’excitent les choses hideuses. — Autrefois, à l’époque où la santé et la vie des esclaves avaient moins de valeur pécuniaire, tout était bon pour punir ces misérables ; depuis l’abolition, il a été donné aux créoles ce problème à résoudre : Faire souffrir un nègre coupable, sans le rendre sérieusement malade, ni le tuer ; et ils ont cru en trouver la solution dans le fouet. C’est aujourd’hui la punition infligée aux esclaves pour leurs fautes de toute nature. Les femmes, comme nous l’avons dit, n’en sont pas plus exemptes que les hommes, et c’est une chose qui augmente l’indignation contre les mœurs coloniales, de penser que ce flétrissant supplice est infligé chaque jour à ces pauvres créatures, dont les propriétaires d’esclaves oublient la faiblesse et profanent la pudeur. Les propriétaires vont se récrier ; il n’importe. Nous serons toujours des premiers à nous défendre des rapports exagérés contre leur cruauté, mais nous voulons aussi nous tenir dans le vrai ; quelque mal sonnant qu’il soit aux oreilles des fustigateurs de s’entendre reprocher leur barbarie, ils doivent subir ce supplice fort doux, en comparaison de ceux qu’ils infligent à leurs esclaves. Nous disons leur barbarie, car fouetter, c’est commettre un acte barbare.

La flagellation peut être ordonnée par l’économe, le géreur et le maître ; au jardin, le commandeur a droit aussi de tailler. Le nombre des coups est proportionné à la faute ; mais dans aucun cas, aux termes de la loi, du moins, on ne doit dépasser celui de vingt-neuf ; telle est la jurisprudence de la Guadeloupe et de la Martinique. Les tribunaux de la Guyane n’ont pas voulu l’admettre ; ils professent que le maître a le droit de donner à son esclave autant de coups de fouet qu’il lui convient, et la métropole les laisse faire. « Considérant, dit un arrêt de la Cour royale de Cayenne, en date du 29 novembre 1840, considérant que le règlement local de 1777 et les ordonnances coloniales de 1825 et 1826, qui limitent le nombre de coups de fouet à vingt-cinq, sont relatifs à la police municipale, et ne s’appliquent pas à la police des habitations ; que dès lors, quelque soit le nombre des coups appliqués, l’appréciation de la légalité du châtiment appartient à l’arbitraire du magistrat, etc. » Avec ces considérant le prévenu impliqué dans la cause fut blâmé, mais non puni comme ayant agi dans le plein exercice de ses droits. Il s’agissait d’une femme de soixante-six ans, mère de onze enfans, qui avait reçu successivement cinq coups de fouet pour manque à l’appel, neuf pour injure envers le géreur, et vingt-neuf pour menace envers ce même géreur !

Lorsqu’on juge l’esclavage d’une certaine élévation, on prend au moins autant de pitié que d’horreur pour les auteurs de telles cruautés ! Elles sont odieuses, mais ce n’est pas une des moindres raisons de la haine vigoureuse qui est commandée à tous les honnêtes gens pour l’esclavage, que la nécessité constitutionnelle de ces actes exécrables. Le droit du maître fondé sur la violence est fatalement condamné à la violence pour se maintenir. La logique veut qu’une société, quelle qu’elle soit, trouve les moyens de se conserver ; quand la société est contraire à la nature, elle ne se peut garder que par des lois contraires à l’humanité. Plus l’obéissance que l’on exige est difficile, plus la peine contre la désobéissance doit être impitoyable et l’on arrive à donner quarante-trois coups de fouet à une femme de soixante-six ans !

Nous avons assisté à une de ces ignobles exécutions ; c’est de visu que nous en pouvons parler. Nous nous trouvions chez M. Perrinelle, lorsqu’on vint lui porter une accusation des plus graves contre un de ses nègres. Cet homme était entré la nuit dans la case d’une femme appartenant à un petit habitant voisin ; il avait brisé la porte, et s’était jeté sur elle. Les cris de la négresse, en attirant du monde, l’avaient seuls préservée des violences du furieux. Il fut condamné au maximum de la peine.

On l’attacha sur une échelle couchée à terre, les bras et les jambes allongés ; on lui assujettit également le corps en travers des reins, précaution indispensable pour le préserver des accidens qui pourraient arriver, si en se remuant, il donnait facilité au fouet d’atteindre le bas-ventre. Ainsi amarré, et le corps mis à nu, l’exécution commença… L’instrument du supplice est un fouet à manche très-petit et à lanière très-longue, dont chaque coup faisait grand bruit. Ces coups furent-ils plus modérés que d’ordinaire, le commandeur en voulut-il ménager la force devant un étranger[1] ? Nous le pouvons croire, car le patient ne faisait qu’un léger mouvement, et il ne sortit pas le moindre cri de sa bouche sauf cette ignoble exclamation : « Pardon, maître. »

Je me retirai avec M. Perrinelle, et nous étions encore dans une petite cour, non loin du lieu d’exécution, lorsque deux minutes après (le temps à peine de détacher les cordes qui le tenaient sur l’échelle), le nègre se présenta droit, ferme, la démarche tranquille, le visage calme, et dit d’une voix non altérée : « Maître, on a donné des rechanges aux autres, pendant que j’étais au cachot ; voulez-vous me faire donner la mienne. » Ce malheureux, évidemment, au physique ne souffrait pas, et au moral n’avait aucune idée de la dégradation qu’il venait de subir. Voilà ce que l’esclavage fait des hommes !

À prendre le fait dans sa nudité, on est tenté de dire que ce nègre fut puni bien légèrement pour un crime, qui à la cour d’assises le pouvait conduire aux galères, surtout quand on se représente que pour une faute à peine punissable selon la loi, il est exposé au même châtiment. Mais le degré de culpabilité de nos actes veut être apprécié en raison du milieu où ils se commettent. Cet esclave vivant dans la promiscuité bestiale à laquelle on les abandonne, n’était pas, cela est clair, la millième partie aussi coupable que nous l’aurions été en faisant ce qu’il fit. Il ne méritait pas le bagne ; c’est pourtant ce qui serait arrivé, si M. Perrinelle avait livré son noir à la justice, au lieu de le juger lui-même ! — En vérité, celui qui cherche à étudier cette société monstrueuse se perd à chaque pas en un dédale inextricable, et le désordre moral des institutions qu’il examine le jette lui-même de contradiction en contradiction. À peine vient-il de maudire l’arbitraire laissé au maître, qu’il lui faut se reprendre et s’en réjouir. Le pourrait-on croire, en effet, les esclaves qui comparaissent devant les tribunaux aux colonies, y sont jugés avec le Code français ! on les tient à l’état d’animaux domestiques, ils ne sont rien par eux-mêmes, la loi les livre à leurs possesseurs, ne leur donne pas de garantie, ne leur sert en aucun cas de défense ; pour elle enfin, ils sont des choses mobilières ; puis commettent-ils une faute, un crime, elle s’empare d’eux, leur intente un procès en règle, et les condamne au nom de ce Code fait pour des citoyens qui ont la responsabilité de tous leurs actes, parce qu’ils en ont toute la liberté !

On vient de voir un propriétaire juger et condamner souverainement son nègre pour un crime capital. Il y a trois cents êtres humains dont M. Perrinelle peut ainsi disposer presqu’à son gré ! Mais nous n’hésitons point à confesser la vérité toute entière ; il instruisit la cause avec un soin extrême, et non pas en homme gâté par l’usage du pouvoir absolu. Il fit venir la négresse attaquée, celle que l’on prétendait aller trouver, et le petit propriétaire blanc aussi ; il les entendit contradictoirement avec l’accusé, et sa conviction put être complète !

IL est ainsi des colons qui ont résisté à l’horrible contact de la servitude. Un d’eux nous a dit, mais pourquoi ne pas le nommer, c’était M. Lejeune Delamotte : « Le propriétaire d’esclaves, monsieur, a de cruels soucis. Son oreiller est confident de bien des inquiétudes. Que de fois j’ai été troublé par la crainte d’infliger un châtiment injuste ! Et lorsque cela m’est arrivé ; honteux, chagrin, de ne pouvoir le reconnaître ; car, hélas ! nous devons être infaillibles à leurs yeux, que n’ai-je pas fait auprès de la victime pour réparer ma faute, et la lui faire oublier. » Ô mystère de notre âme, il peut conserver sa délicatesse, celui qui a toujours sous les yeux le spectacle de châtimens barbares, celui qui vit en présence d’une race avilie et réduite aux proportions de la bête de somme ! L’esclavage est cependant un tel dissolvant de toute sensibilité ; que les femmes mêmes, elles si bonnes, deviennent aux colonies d’une cruauté spéciale, s’il est permis de dire ; on en peut voir qui châtient de leurs propres mains, avec une corde ou une cravache, des enfans qui pleurent et poussent des cris à briser Le cœur. — L’esclavage rend les femmes cruelles, vous voyez bien qu’il faut détruire l’esclavage. — Mme Letellier, dans ses Esquisses de mœurs coloniales, l’a dit avec la finesse propre à son sexe. « Il y a dans les rapports des créoles avec leurs esclaves une barbarie qui s’ignore elle-même et qui, si l’on peut profaner cette expression, à quelque chose de candide. » Pauvres enfans, ceux des noirs sont battus, ceux des blancs s’accoutument à battre ! « La manière dont on nous élève nous habitue à ne pas distinguer nos esclaves de nos chevaux. C’est une grande pitié de voir des marmots frapper de misérables domestiques dont ils connaissent déjà la dépendance, et se préparer par cette violence prématurée à la tyrannie d’un autre âge[2]. »

Les châtimens corporels furent autorisés dès les premiers temps de l’esclavage. À une époque où ils entraient dans l’éducation publique et particulière, ils ne pouvaient manquer d’être regardés comme indispensables au maintien de l’autorité du planteur, et l’on devait naturellement croire qu’un homme esclave ne donnerait point son travail et sa peine sans y être forcé par des moyens coercitifs. La toute-puissance du maître resta long-temps illimitée à cet égard, et plus d’une fois devint meurtrière. Ce ne fut qu’en 1783, qu’une ordonnance locale du 25 décembre, confirmée depuis par l’ordonnance réglementaire de Louis XVI, 15 octobre 1786, fixa à vingt-neuf le nombre de coups de fouet, que l’on ne peut dépasser dans une flagellation. L’idée est généreuse, mais la limite reste encore trop étendue, le mot d’un négrophile anglais contre l’esclavage s’applique très-bien ici : On ne peut pas plus régler humainement le fouet que l’assassinat. La force du bourreau répond à humanité du maître ; s’il le désire, vingt-neuf coups de fouet ne produiront aucun effet ; mais celui qui le voudra peut, avec quinze seulement, mettre l’homme le plus vigoureux sur le grabat pendant six mois, Nous avons lu au Moule (Guadeloupe), un procès-verbal de médecin appelé pour constater l’état d’une négresse et de sa fille, qui toutes deux avaient porté plainte en châtiment excessif. Il y était dit : « La femme a reçu quinze à vingt coups de fouet qui ont opéré sur la partie gauche une solution de continuité de deux lignes de profondeur et de trois pouces de longueur. » Cette femme était déclarée ensuite hors d’état d’être transportée. Pour la jeune fille, on ajoutait simplement : « Elle a reçu douze à quinze coups de rigoise, qui sont en bonne voie de guérison ! » Dans l’affaire Brafin, dont nous avons parlé plus haut, deux médecins au rapport constatèrent sur la femme Marie-Josèphe, le docteur Frasque, « Seize ou dix-sept contusions avec excoriation ; » le docteur Regnier, « une vingtaine de plaies en partie cicatrisées, en partie en suppuration. » Sur Jean-Louis, le docteur Regnier constata « dix-huit à vingt excoriations, déjà en partie cicatrisées. » Le fouet avait lacéré et emporté la peau. Et cependant Brafin, dans l’un et l’autre cas n’avait pas excédé le nombre légal. Comme on l’a vu, c’est un homme sans cruauté, il n’avait frappé que vingt à vingt-quatre coups, quoique la loi lui permit d’en frapper vingt-neuf. Il s’était arrêté quand il avait cru avoir fait assez de mal, la loi lui permettait d’en faire davantage !

Le fouet est-il nécessaire ? Les créoles tombent dans de singuliers embarras sur cette question qui, grâce au ciel du reste, ne peut plus être admise qu’aux colonies. Presque tous s’accordent à répondre que sans le fouet ils ne pourraient obtenir de travail de leurs esclaves ; puis en même temps ils se moquent de notre sensibilité, et affirment que le fouet n’est pas ou est peu douloureux. Si cela est vrai, pourquoi donc y tiennent-ils ? Si la moitié au moins de leurs ateliers, selon leur propre parole n’a jamais été taillée, pourquoi donc représentent-ils la rigoise comme une force morale avec laquelle seule ils peuvent conduire leurs nègres ? N’est-ce pas une barbare contradiction que d’exalter la douceur du régime imposé aux esclaves, et de soutenir qu’on n’en peut rien tirer que par la violence ?

C’est aux colonies même, cependant, et parmi les créoles propriétaires que nous trouverons les meilleurs argumens contre l’abjecte punition. M. Arthur Clay, connu pour bon administrateur, a supprimé le fouet chez lui depuis 1832 ; il l’a remplacé par la détention de nuit, qu’il regarde en raison des goûts de vagabondage nocturne qu’ont les nègres[3], comme une punition beaucoup plus sévère pour eux ; et il s’en trouve fort bien. Avant d’aller plus loin, hâtons-nous de le dire, M. Arthur Clay n’est pas du tout un philantrope ; triste, aigri, ce colon distingué ne nous à pas semblé faire grand cas des hommes, quelle que fut la teinte de leur peau. Ennemi de l’abolition, ce n’est point parce que le fouet est dégradant qu’il l’a brisé, c’est parce qu’il l’a trouvé peu efficace ; l’importante réforme dont il est l’auteur, est due à un raisonnement spéculatif, et bien qu’il soit peut-être le seul propriétaire qui ait tenté cette épreuve, sa réussite doit être d’un grand poids pour tranquilliser l’esprit des abolitionistes.

Fait remarquable : pendant que M. Arthur Clay supprimait complètement le fouet au Lamentin, M. Duminay, commissaire de police de Saint-Pierre, chargé de l’inspection de deux prisons de cette ville, y obtenait de grands avantages par la même voie. Il réduisait à l’obéissance avec le cachot solitaire, purement et simplement, des condamnés à la chaîne, voleurs incorrigibles[4] dont il n’avait jamais pu rien faire avec la rigoise.

Ajoutons que depuis 1826, époque à laquelle le parlement anglais admit le droit de rachat par le pécule, le fouet fut retiré des mains du commandeur dans toutes les colonies de la Grande-Bretagne, et que la culture n’en alla pas plus mal. Un jour, à la Dominique, pensant à cela, nous fûmes particulièrement frappé du soin que mettaient à leur tâche des laboureurs libres, « ainsi donc ces nègres travaillent bien sans contrainte, dis-je à M. Johnson, géreur de l’habitation que nous visitions, « oh ! oui, nous répondit-il, décidément l’argent est un véhicule plus actif que le fouet. » Eh ! pourquoi aller chercher nos exemples à la Dominique, quand nos colonies mêmes en offrent à qui veut les voir, M. Lacharrière, M. Lignières, M. Alphonse Bouvier, M. Eggimann, tous créoles, tous propriétaires à la Guadeloupe, ont supprimé le fouet en partie sur leurs biens ; déjà leurs commandeurs ne le portent plus au jardin, leurs nègres ont cessé d’être conduits au travail comme des troupeaux de mulets. Plusieurs autres habitans m’ont déclaré qu’ils sont assez sûrs de leurs ateliers pour compter qu’une pareille amélioration ne nuirait aucunement à leur régime, et que s’ils conservaient encore l’ignoble instrument, si le commandeur taillait encore les heures à coups de fouet, plutôt que de sonner une cloche, c’était pour ne point blesser l’esprit général du pays qui sympathisait peu avec ces innovations !

Revenons aux réformes de M. Arthur Clay, il a également cherché à faire tourner les punitions à son profit. Vue en grand, la chose devient de très bonne économie politique ; ainsi, pour une légère faute qu’un autre fait payer de cinq ou six coups de fouet, il demande au coupable un paquet d’herbes de plus[5], ou bien il l’oblige à travailler hors d’heure[6]. Aujourd’hui cela est illégal, mais comme de pareils moyens ne blessent aucunement l’humanité, ils pourront être heureusement employés et seront sans doute profitables, car un propriétaire instruit, M. Guignod, à qui nous en parlâmes, nous répondit : « Oh ! si vous me permettez de faire travailler hors d’heure, je vous livre mon fouet volontiers ; je ne l’aime pas, et encore aujourd’hui je n’ordonne cette punition qu’avec répugnance. »

Un autre planteur, M. Meat Dufourneau, tout en pensant que le fouet est l’unique moyen de répression applicable à des esclaves, a voulu se soustraire au dégoût personnel que ce moyen lui inspire. Pour cela, il a établi un jury composé des meilleurs sujets de l’habitation qui décide des châtimens à infliger ; toute faute est déférée à ce tribunal sans que le maître intervienne jamais, et M. Meat se loue extrêmement de cette institution. Elle a diminué le nombre des châtimens en diminuant celui des coupables. M. Meat a remarqué que les arrêts du jury esclave étaient d’une équité extraordinaire, et nous avons eu lieu d’être frappé nous-même, en causant avec quelques-uns des hommes récemment punis, de la droiture naturelle propre au caractère nègre ; tous convenaient naïvement qu’ils avaient mérité la peine. À Brest, il n’est pas un forçat qui ne dise avoir été condamné injustement, et ne présente mille causes d’excuse pour sa conduite.

La majorité des colons, nous avons regret de le dire, non-seulement ne partage pas les répugnances de M. Meat, mais ils conçoivent de la haine pour ceux qui les manifestent ; ils veulent le maintien du fouet, et défendent leur rigoise avec le même aveugle fanatisme qu’ils défendent l’esclavage ; ils sont tellement corrompus par l’atmosphère de servitude où ils respirent, qu’ils croient à la vertu de la force, à la morale du knout et à l’efficacité de la contrainte pour diriger les hommes. Ils ont poussé de pareils principes à l’état de théorie, nous en avons entendu nous dire que s’ils n’avaient pas été châtiés corporellement durant leur jeunesse, ils seraient devenus des scélérats ; que leurs mauvais penchans n’avaient cédé qu’à la terreur des coups ; et plusieurs d’entre eux jugent nécessaire et se croient encore permis de battre leurs enfans pour réprimer les fautes ou modifier le caractère de ces petits êtres délicats et impressionnables ! En étayant leur cause de moyens aussi outrageans pour la raison et l’humanité, ils ne rendent que plus sensible l’impossibilité où ils sont d’en trouver de meilleurs. Ils ont contre la réforme toutes sortes d’objections étranges, ils rapportent, par exemple, que des nègres offrent de recevoir vingt-neuf coups de fouet pour dix sols. Que prouve cela ? sinon que ces nègres ont la sensibilité du système nerveux complètement émoussée ? Ne se présente-t-il pas quelquefois de pareils phénomènes dans les hôpitaux ; n’y voit-on pas des malades subir sans éprouver de douleur, des opérations fort douloureuses ? En tout cas, si le fouet ne fait pas de mal, à quoi bon le conserver ? On dit encore qu’un nègre aime mieux recevoir vingt-neuf coups de fouet, que d’être condamné à quatre nuits de prison[7], cela peut être du moins pour quelques-uns des plus abrutis[8]. Mais s’agit-il de ce que les esclaves préfèrent ? Non, non ; il s’agit de les relever eux-mêmes de leur déchéance en leur infligeant pour leurs fautes des châtimens qui ne dégradent pas[9], il s’agit de leur apprendre que l’homme ne doit pas être assimilé à un animal, et qu’il est respectable par la raison qu’il est homme. — L’éducation morale des nègres est à faire comme celles des blancs ; les esclaves, il faut bien l’avouer, ne sentent point l’ignominie du fouet ; élevés sous la rigoise ils l’adoptent comme une aide naturelle de homme libre contre l’homme esclave, comme la conséquence nécessaire d’une position faite, comme un droit que dans leur ignorance ils supposent légitime, comme un agent régulier enfin de tout supérieur vis-à-vis de son inférieur. À peine ont-ils échappés à la servitude qu’ils veulent battre les esclaves à leur tour, et l’on en voit fréquemment venir demander à la justice de paix le châtiment d’un ancien compagnon d’infortune qui a manqué aux prérogatives du nouveau libre.

Ces habitudes de violence ont passé jusque dans la famille des esclaves, les enfans y subissent des corrections de toutes mains, et par suite leur naturel s’endurcit de génération en génération. — Nés pour être hommes, la servitude en fait des brutes, et quand ils en sont là, nous, avec la sécheresse et l’orgueil que donne la civilisation, nous les déclarons indignes d’être appelés à faire partie de humanité ! — Les esclaves ne mettent point de limites au droit paternel de flagellation, et il n’est pas rare qu’une mère vienne prier le maître de faire tailler son fils ou sa fille âgée de vingt-cinq et trente ans « parce qu’ils ont failli au respect qu’ils lui devaient ! » Pourquoi s’étonnerait-on de pareilles choses ? les pauvres esclaves ne sont-il pas des hommes tout à fait ? Je reprochais à une vieille négresse d’avoir fait tailler ainsi son fils. Oh ! répondit-elle, comme aurait pu dire une de nos douairières : « Les enfans d’autrefois obéissaient mieux à leurs parens. » Que l’épiderme soit blanche ou noire, la matière cérébrale est toujours la même.

C’est pour cela qu’il arrive aux colons, dans ce débat, ce qui arrive à tous les avocats d’une mauvaise cause, ils cherchent à justifier le mal par le mal ; leur plus grand argument, pour repousser nos attaques contre le fouet, c’est qu’il est encore admis dans le code maritime de France, dans le code maritime et militaire de l’Angleterre, etc. Il est vrai, hélas, mais que ne fait-on point pour rayer de ces codes des articles aussi déshonorans ? En Angleterre, la presse entière ne s’indigne-t-elle pas à chaque application de la loi cruelle ; des pétitions collectives ne sont-elles pas envoyées chaque jour au parlement impérial contre cet horrible abus ? Et chez nous, que de restrictions viennent modifier l’horreur de ce qui en reste ! La peine ne peut être prononcée que par un conseil de guerre, on ne l’emploie que pour des crimes graves, comme le vol ou la révolte, et elle n’est applicable qu’en mer. Une fois à terre ou en rade, le matelot rentre sous l’égide de la loi commune, et ne peut plus recevoir de châtimens corporels, enfin, le nombre des coups, même pour un récidiviste, ne peut dépasser douze. Rien n’est laissé à l’arbitraire, pour ces actes ou la violence peut avoir tant de part, et malgré de telles garanties l’humanité et la civilisation qui les condamnent prévalent encore sur la loi qui les autorisent. Le ministère de la marine dans ses instructions confidentielles, nous le tenons de plusieurs officiers ; engage les états-majors des vaisseaux de l’état à n’user du hideux article de leur législation que dans les cas les plus extrêmes.

Au moment de notre visite à l’hôpital de San Juan (PuertoRico), nous trouvâmes une terrible protestation contre ces lois barbares, au nom desquelles on cherche à justifier un état social infâme. Trois chirurgiens entouraient un soldat qui allait expirer ; il avait la tête ouverte et les deux épaules brisées. Le malheureux, condamné à passer par les baguettes, s’était précipité du haut des remparts. Pour nous consoler de ce triste souvenir, disons qu’aux îles anglaises les lois prennent, d’année en année, plus de mansuétude, et se purgent des dernières traces de cruauté qu’elles conservaient. Le tread mill est partout livré aux vers et la législature d’Antigues par un act du 25 septembre 1840, celle de la Jamaïque, par un acte de la même année, viennent d’abroger pour toujours la peine du fouet. Les punitions barbares s’enfuient avec la barbarie propre à la servitude.

Pendant que nos créoles français disputent encore leurs rigoises aux progrès du siècle, les créoles anglais délivrés à peine depuis deux ans de l’esclavage, éloignent les châtimens corporels, même de leurs geôles et de leurs prisons !

Comparez les saintes inspirations de la liberté avec les sombres désirs de la servitude !

N’en faisons aucun doute, les peines ignominieuses et violentes seront effacées de notre code maritime et du code colonial, comme de toutes les législations du monde. Il faut que la vue ne soit plus affligée par l’affreuse rigoise que l’on trouve pendue à la muraille dans quelqu’habitation que l’on pénètre, Au reste, les mœurs générales qui s’épurent, attaquent sourdement la vieille puissance du fouet, elles le proscrivent en dépit des théories contraires. Nous avons entendu un avocat plaidant à Fort-Royal, dire en plein tribunal : « On aurait pu infliger la peine corporelle que nos codes autorisent encore, etc. » Il a été remarqué aussi que depuis plusieurs sessions, les tribunaux des îles ont assez souvent prononcé quinze jours, un mois, où trois mois de chaîne de police pour délits qu’ils punissaient autrefois de la rigoise. Ce sont là de bons symptômes, sur lesquels les réformateurs peuvent faire compte sans s’inquiéter de la résistance des créoles aveugles. Le fouet s’en va. Il disparaîtra.

Avant d’abandonner ce triste sujet, il nous reste une observation à faire. Si nous l’avons traité aussi longuement, ce n’est point dans l’hypothèse que la servitude ait encore des chances de durée, et que la suppression des châtimens corporels puisse être un amendement à y introduire. Il n’y a plus à s’inquiéter de savoir si ce moyen de coercition est utile vis-à-vis des nègres, car c’est précisément parce qu’on fustige les esclaves, qu’il ne doit plus y avoir d’esclavage. Dans notre opinion, l’esclavage doit cesser et cessera avant peu par la volonté de la métropole avec le libre consentement des maîtres, ou par la seule volonté des nègres. Nous n’avons donc parlé du fouet que comme d’une des faces de la servitude, et si nous avons discuté sa valeur, c’est en vue des habitations pénitentiaires dont nous proposons l’établissement pour accompagner l’émancipation. Au sein de ces hideux repaires, que nous appelons bagnes, les gardes chiourmes ne peuvent plus se servir de leurs bâtons qu’en cas de défense personnelle. Pourquoi le fouet resterait-il toujours indispensable vis-à-vis des laboureurs de nos Antilles ?


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  1. C’est toujours le commandeur qui remplit les fonctions de bourreau. On a fait remarquer dans un Mémoire qui sera bientôt publié, et qu’il nous a été permis de lire, que c’était encore là un vice particulier à l’esclavage. Le commandeur est un nègre, un esclave, il est mêlé à la vie commune, et participe à toutes les passions qui agitent une réunion d’hommes. Que de mal ne peut-il pas faire ? Que de vengeances personnelles ou de famille ne peut-il pas couvrir du nom de juste punition ; et lorsqu’il est bourreau, combien de fois la haine de celui qui châtie n’a-t-elle pas augmenté le châtiment ?
  2. Léonard, déjà cité.
  3. On se rappelle ce que nous avons dit sur la disposition qu’ont les nègres à choisir leurs intimités hors de l’atelier auquel ils appartiennent.
  4. Ils volent dans les rues en passant près des boutiques, lorsqu’on les mène aux travaux publics.
  5. Chaque esclave est tenu de fournir matin et soir un paquet d’herbes pour les bestiaux.
  6. Faire travailler hors d’heure, est faire travailler l’esclave dans le temps qui lui appartient à lui-même.
  7. À moins de parti pris du maître on ne met guère les esclaves au cachot que la nuit, leurs bras sont de jour trop utiles pour les inutiliser.
  8. Les faits isolés n’ont point de valeur, c’est toujours d’ensemble que nous voulons juger. Si nous voulions opposer détail à détail, nous n’en manquerions pas. Ainsi nous pourrions mettre en regard de ces esclaves abrutis, celui de M. Pommez, négociant à la Pointe-à-Pitre, qui s’étant pris de querelle avec un homme de couleur, et sachant que son maître, sur la plainte de celui-ci, allait lui faire administrer un quatre piquets à geôle, se suicida pour échapper au déshonorant supplice. Cette triste aventure se passa en décembre 1839. — De tels événemens, hélas ! sont moins rares qu’on ne le pense. Nous venons de lire ceci dans une lettre adressée par un ecclésiastique à l’Univers, du 3 novembre 1841:

    « Si les maîtres ne se jouent plus, comme autrefois, de la vie de leurs nègres, du moins ils continuent de la leur rendre si dure, que plusieurs se débarrassent de l’existence comme d’un fardeau intolérable, soit pour éviter les châtimens dont ils sont menacés, ou se dérober au supplice continuel de l’esclavage. Depuis le 4 octobre 1840 jusqu’au 5 juillet 1841, jour de mon départ pour la France, j’ai été témoin de trois suicides dans la classe des esclaves. Le premier a eu lieu à Saint-François, le second à Sainte-Anne, le troisième à la Basse-Terre. Dans la première localité, un nègre marron n’ayant pu obtenir son pardon par l’intercession de son curé, s’étrangla avec une de ses bretelles pour se soustraire à l’exécution des menaces que lui adressait son maître. Dans la seconde, un autre se noya à quelque distance du bourg ; à la Basse-Terre, un ouvrier esclave se fit sauter la cervelle, en mettant le feu à une cartouche placée dans sa bouche. Il a fallu que je me sois trouvé sur les lieux, que j’aie vu les cadavres pour apprendre ces faits, tant la mort du nègre est estimée peu de chose, ou tant les maîtres ont soin de la tenir secrète. Ce qui doit faire conclure que ce ne sont pas les seuls cas de suicide qui soient arrivés pendant ces neuf mois. »

    L’écrivain ajoute en terminant :

    « Après avoir été témoin de l’avilissement et des souffrances de nos frères noirs dans nos colonies, je me croirais coupable de sacrilège envers Dieu et d’inhumanité envers mes semblables, si je ne protestais pas, de toute l’énergie de mon indignation, comme chrétien, comme prêtre, comme homme, comme Français, contre le maintien d’un régime qui dégrade à la fois le maître et l’esclave. »

  9. « Nos agens ont été frappés des changemens que la mise en cellule a exercé sur le caractère des plus indomptables. Nos colons eux-mêmes se sont expliqués à ce sujet d’une manière formelle. Pour nous, disent-ils, nous préférerions les coups, mais la cellule nous vaut mieux. »
    (Rapport des directeurs de la colonie agricole de Mettray, 1841.)