Des colonies françaises (Schœlcher)/XI

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Pagnerre (p. 139-154).

CHAPITRE XI.

DANS L’ÉCHELLE DES ÊTRES, LE NÈGRE APPARTIENT AU GENRE HOMME.

Doctrine de M. Viret. — Épine dorsale du nègre. — Trou occipital. — Sang noirâtre. — Cerveau noir. — Si la décoloration est le résultat d’une dégénération, l’homme noir devient le type humain par excellence. — Fontanelles cartilagineuses. — Les mamelles pendantes de M. Bory de Saint-Vincent. — Les hommes de l’art résidant aux colonies n’admettent aucune dissemblance essentielle entre le nègre et le blanc. — M. Virey et M. Bory, énergiques et généreux ennemis de l’esclavage. — La masse encéphalique. — Perfectionnement progressif des races. — Les Indiens. — Les Germains décrits par Tacite tout aussi sauvages que les Africains. — Le nègre est intellectuellement égal au blanc ; il n’y a de différence entre eux que celle de l’éducation. — Les souris blanches ne sont pas moins souris que les grises. — Le génie n’est pas dans l’épiderme. — Les révoltes souvent victorieuses des esclaves noirs confondent la prétendue supériorité des blancs. — Hypothèse sur l’origine des races.


Les colons ont adopté avec empressement les idées émises sur la condamnation originelle qui aurait été prononcée contre les nègres ; ils croient, comme leurs défenseurs religieux, à l’unité de la race humaine, proclamée dans les textes sacrés ; mais voyez la contradiction, ils montrent la même foi pour quelques-uns de leurs défenseurs physiologiques, qui affirment que la nature a mis entre le nègre et le blanc des différences d’organisation caractéristiques ! Ils soutiennent avec l’allemand Heidegger, que les nègres sont la postérité de Chanaan, fils de Cham, fils de Noé ; et avec M. Virey, que la structure de l’homme noir n’est pas la même que celle de l’homme blanc, fils de Japhet, fils de Noé !

Ce M. Virey, médecin incontestablement de haute science, quelquefois éloquent, mais animé d’une sorte de haine anatomique contre le nègre, a cherché à établir dans le Dictionnaire d’hitoire naturelle de Déterville, et dans le Dictionnaire des sciences médicales de Panckoucke, que le nègre est un intermédiaire entre l’homme et le singe.

Une fois propriétaire d’esclaves noirs et voulant les garder, la stupidité constitutionnelle des nègres devenait aux créoles un argument indispensable pour apaiser les cris de leur conscience et les révoltes de leur bon sens. Les théories de M. Virey allaient donc trop bien à leurs désirs pour qu’ils ne les aient pas fort prisées. Tous les hommes de lecture parmi eux les citent. Pas un ne s’est donné la peine de vérifier les choses, de faire une dissection, mais n’importe, M. Virey l’a dit ! Sa parole vaut article de foi.

Nous sommes incapables d’entrer dans une discussion scientifique, et nous avons besoin de le déclarer d’avance, toutes les observations qu’on va lire sont faites avec une humilité extrême. Si nous nous permettons de les mettre sous les yeux du public, c’est que les créoles ayant adopté les doctrines de M. Virey, nous nous trouvons presque obligé d’en dire deux mots.

M. Virey affirme que l’épine dorsale du nègre est plus creuse dans sa longueur et plus cambrée à sa base que la nôtre. Ceux qui ont vu les noirs aux colonies où ils vivent presque nus, peuvent attester comme nous, que cette différence n’existe que dans les ouvrages des écrivains copistes de celui qui le premier a cru l’apercevoir.

Le trou occipital du nègre[1], selon M. Virey, est comme dans la brute, beaucoup plus rapproché de la partie postérieure du crâne, de façon qu’un Africain ne pourrait tenir sa tête perpendiculaire sur ses épaules. « L’homme blanc, dit le docteur, est parfaitement droit ; l’homme noir penche en avant. » Qui a jamais vu cela autre part que dans l’article du Dictionnaire des sciences médicales, non plus que la grosseur des nerfs cervicaux ? Cette grosseur ne pouvant avoir lieu qu’aux dépens de la masse encéphalique, amène la prédominance du système nerveux sur le système cérébral ; c’est bien pour cela que l’anatomiste blanc l’a trouvée chez les nègres ; il en résulte que chez eux comme chez les bêtes, la nature physique doit l’emporter sur la nature morale ; aussi M. Virey établit-il par esprit de conséquence que les nègres ont les sens plus développés, et plus actifs que les blancs. Il les fait gourmands quoique leur sobriété soit notoire pour tous ceux qui les connaissent ; il leur donne une vue perçante et un odorat assez fin « pour flairer les serpens et suivre à la piste les animaux qu’ils chassent. » M. Virey, cela est bien clair, n’a jamais vu d’hommes noirs de sa vie, il en construit un à sa fantaisie dans son cabinet. On n’en fait aucun doute, lorsqu’on l’entend ajouter que le sang, l’humeur bilieuse, les viscères, etc., du nègre sont imprégnés d’une teinte noirâtre. Puisqu’il copiait Sommering, nous ne voyons pas pourquoi il n’a pas copié tout de suite Meckel, médecin prussien, qui lui copiant Hérodote et Aristote, osait écrire en 1757 que les nègres étaient une race d’hommes à part « parce que leur cerveau et leur sang sont noirs. »

C’est une chose affligeante de voir un homme sérieux accepter aussi légèrement les imaginations des anatomistes spéculatifs, et prendre la science à l’état où elle était il y deux siècles.

Qui ne sait aujourd’hui que la teinte noire des nègres provient du tissu réticulaire de Malpighi, que ce tissu placé sous l’épiderme et commun à tous les animaux, est ce qui nous donne une coloration plus ou moins foncée selon la propriété plus ou moins foncée de ses sécrétions ? Il n’y a de noir chez le noir, que son épiderme. Nous avons vu des cadavres de nègres gonflés par les gaz qui se dégagent après la mort, le plus léger frottement, qui suffit alors comme on sait pour enlever cette épiderme, laissait voir une peau parfaitement rosée.

Il y a ici une observation assez extraordinaire à présenter. Il est généralement admis par la science que la décoloration, partielle ou complète, d’acquisition ou de naissance, est le résultat d’une dégénération. La femme toujours plus claire que l’homme, est aussi toujours plus faible, l’homme blond est également plus faible que l’homme brun ; les individus frappés d’inertie par l’âge ou le froid, blanchissent en raison de leur épuisement comme l’homme en vieillissant, comme la marmotte en s’endormant de son sommeil hibernal ; la chlorose qui énerve celui qu’elle atteint est blanche, la leucose ou blafardise, ne laisse aucune force à celui qui en est attaqué ; les Albinos sont tous des êtres infirmes et valétudinaires. Si donc le teint de la peau est en quelque sorte un thermomètre de vigueur au physique comme au moral, et c’est M. Virey lui-même qui nous fournit cette expression pittoresque, les philosophes comme Knight[2] qui firent de la couleur noire l’attribut de la race primitive dans tous les animaux, le firent avec raison, et logiquement, il nous semble, le nègre deviendrait le type par excellence, et devrait être placé au premier degré de l’échelle humaine.

Nous n’attachons aucune valeur d’argumentation à cette hypothèse, dont sans nul doute on n’eût pas manqué de faire usage au détriment des Africains, si le contraire avait eu lieu ; mais nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer qu’elle s’accorde avec les traditions d’une antiquité immémoriale, qui présentent les hommes noirs comme les premiers civilisés du globe.

Passons : si le sang des nègres et leurs viscères sont noirâtres, au dire de M. Virey, toujours à la suite de Sommering, leurs os en revanche sont plus blancs que les nôtres.

C’est là encore une opinion professée par les anthropologistes qui croient plus volontiers ce qu’ils trouvent dans les livres de leurs prédécesseurs, qu’ils ne se donnent la peine de lire dans celui de la nature.

Les Espagnols ont des cimetières fort étroits ; il ne s’y garde guère de terrains à perpétuité ; au bout de deux ou trois ans on déterre les morts, on brûle ce qui subsiste des linceuls, et l’on fait du reste un grand ossuaire. Il se voit dans les ossuaires de Puerto-Rico des os de maîtres et d’esclaves ainsi mêlés ensemble : tous ont la même couleur, impossible de distinguer deux espèces. L’égalité des squelettes est absolue.

Une autre opinion de M. Virey, qui assimilerait l’homme noir aux quadrumanes, c’est que l’enfant nègre naîtrait avec la fontanelle plus petite et plus fermée que l’enfant blanc. Nous devons l’avouer, M. Cotterell, jeune habitant du Macouba, fort occupé d’histoire naturelle, nous a dit avoir vérifié l’exactitude du fait. Nous avons toutes sortes de raisons pour croire à sa bonne foi éclairée, et néanmoins nous sommes obligé de dire que notre attention ayant été fixée sur ce point, huit ou dix examens personnels ne nous ont amené à rien de positif. Chez les nouveau-nés noirs, comme cela arrive chez les nouveau-nés blancs, nous avons trouvé la fontanelle plus ou moins molle, plus ou moins étendue, les sutures plus ou moins fermées, mais rien d’essentiellement différentiel. Une négresse, sage-femme d’habitation, toujours chargée d’accoucher des esclaves, et à laquelle nous avons posé la question nette sans qu’elle pût présumer que nous désirassions telle réponse plutôt que telle autre, nous a dit qu’il n’y avait rien de précis à cet égard, et qu’elle avait vu des négrillons dont la fontanelle et les sutures étaient si fragiles, qu’il fallait soutenir la tête par des bonnets un peu serrés. Même, dans sa pensée à elle, les enfans qui naissent avec la tête solidifiée, deviennent plus vaillans, comme on dit en créole d’un homme fort et résolu.

En tout cas, si l’observation des fontanelles cartilagineuses était reconnue exacte, il faudrait pour en tirer des conséquences douées de rectitude, savoir si l’homme sauvage, rouge, jaune ou blanc, sortant d’une longue suite de générations incultes ne partage pas, de même que les noirs, ce rapport avec les quadrumanes ; il faudrait examiner également si le produit des esclaves créoles, c’est-à-dire des esclaves plus civilisés ne se rapproche pas du produit blanc ; et enfin si l’enfant d’une génération nègre ayant acquis tout son développement intellectuel, ne naîtrait pas avec des conditions analogues aux nôtres. Dans cette hypothèse, nous serions fort tenté de conclure qu’à l’époque où nous habitions les forêts de la Gaule, nous avions la fontanelle tout aussi peu gélatineuse que les nègres d’aujourd’hui.

M. Virey admet encore que les mamelles sont très basses et pendantes chez les négresses, dès la première nubilité. M. Bory de Saint-Vincent, le premier, si nous ne nous trompons, qui ait admis ce fait comme général, a voulu, nous croyons, accumuler trop de preuves pour justifier sa nomenclature un peu bizarre du genre humain en quinze espèces différentes. Mais s’il a vu à l’Île-de-France des négresses du genre qu’il décrit, nous sommes à même de l’assurer qu’elles ne ressemblent point du tout à celles des Antilles, ce qui l’engagera peut-être à créer une seizième espèce.

Pour tout dire, les hommes de l’art résidant aux colonies, n’acceptent rien des propositions de quelques anthropologistes européens sur la structure des nègres. Je consultais, je me rappelle, sur ce point, M. Noverre, médecin établi depuis vingt ans à la Martinique, où il est devenu, de conviction, partisan de l’esclavage. « Tout cela, me répondit-il, ce sont des sottises d’homme à préjugés. » À la Jamaïque, le docteur Spalding, créole, qui n’a quitté l’île que pour ses études en Europe, et qui a long-temps professé à Kingston, n’a remarqué dans tout le cours de sa pratique, d’autre différence essentielle entre les blancs et les noirs que la couleur de la peau. M. Lestrade, jeune praticien de grande science, créole martiniquais, qui s’est beaucoup occupé de ces questions, n’a non plus rien observé de pareil dans le grand nombre de cas anatomiques que lui offre journellement sa pratique. La seule chose qu’il note est une ossification plus rapide de la tête dans l’enfant noir, et une épaisseur plus grande des os du crâne dans l’adulte.

Nous pouvons appuyer ces opinions de celle de Camper. « Comme ce fut en public que je disséquai ce cadavre (il parle d’un jeune nègre d’Angola, mort à Amsterdam), j’en examinai avec impartialité toutes les parties, pour reconnaître les différences qu’il pouvait offrir, et je dois avouer que tout s’y trouvait de parité avec l’homme blanc. » Le grand anatomiste hollandais, dit en terminant le discours[3] dont nous avons extrait ce passage : « Ceux qui voudront approfondir cette matière, peuvent consulter l’admirable ouvrage d’Albinus, sur la cause et le siége de la couleur des nègres et des autres hommes. Qu’on lise aussi ce que Littré, membre de l’Académie royale des Sciences de Paris, a consigné dans les mémoires de cette société en 1702 ; la Vénus Physique, de Maupertuis ; mais surtout l’Histoire naturelle de l’Homme, de l’immortel Buffon. Joignez-y les observations du pénétrant Lecat, et vous ne ferez plus difficulté de tendre avec moi une main fraternelle aux nègres, et de les reconnaître pour véritables descendans du premier homme, que nous regardons tous comme notre père commun. »

Au reste, puisque tous les créoles prennent M. Virey pour arbitre, qu’ils l’acceptent donc tout entier ; lui-même ne peut échapper malgré ses doctrines acquises, à l’instinct qui rattache et ramène tous les hommes distingués au principe de l’indépendance de tous les êtres humains. Comme M. Bory de Saint-Vincent, il se montre énergique et généreux ennemi de l’esclavage des nègres, et voici comme il termine : « La nature nous avait formé libres et fiers ; elle nous avait rendus tous égaux à la naissance et à la mort. Quoique de longues habitudes puissent enseigner à des individus à se complaire dans leurs chaînes, quoique des races abâtardies par un constant esclavage, naissent peut-être, comme le pensait Aristote, esclaves désormais par nature ; le noble sentiment de la liberté ressuscite sans cesse au fond de tous les cœurs, c’est l’élément de toute vertu, de tout génie, et par conséquent, c’est le bien imprescriptible de la première créature, reine de toutes les autres… Ils sont paresseux, je le crois, ils n’ont point de religion, point de lois chez eux ; soit, mais est-ce donc un motif pour les asservir, les arracher des bras de leurs familles, du sein de leur patrie, pour les traîner chargés de chaînes en de lointains climats, les forcer à se courber sous un fouet menaçant, à engraisser de leurs sueurs une terre brûlante où ils multiplient sans récompense des richesses qui ne sont pas pour eux[4]. »

Il nous reste encore quelque chose à dire. (Nous sentons notre insuffisance à traiter de pareilles matières, et cependant nous croyons devoir aller jusqu’au bout.) Les fontanelles solides sont fort du goût des hommes aux causes finales. Si la tête du fœtus nègre est ainsi faite, c’est qu’étant moins grosse que celle des autres hommes, les os du crâne n’ont pas besoin de jouer les uns vers les autres pour faciliter la délivrance. Sœmmerring en effet, a dit un jour que la masse cérébrale du noir était plus petite que celle du blanc ; et les savans de cabinet ont déclaré depuis que la capacité du crâne éthiopien diffère d’à peu près un neuvième en moins de celle du crâne japhétique. Rien de tout ceci n’est avéré, et nous avons entendu M. Jobet, docteur de la faculté de Paris, établi depuis dix-sept ans au Port-au-Prince, Haïti, où il vit avec des nègres, professer l’opinion que leur appareil cérébral est égal à celui du blanc.

Il est une remarque plus exacte que toutes les autres, et sur laquelle on n’insiste pas moins ; nous voulons parler de l’étroitesse du devant du crâne par rapport à la partie occipitale. Pour cela nous en tombons d’accord, mais si, comme la science moderne le reconnaît après Gall, la boîte osseuse est soumise à l’influence du développement du cerveau, il n’est aucune raison de se refuser à croire que, quand l’exercice des facultés intellectuelles aura grossi la masse antérieure de l’encéphale du nègre aux dépens de la masse postérieure, sa tête ne devienne aussi ronde que la nôtre. Il est tout simple qu’il n’ait que le cerveau de ses actes ; ce qui serait prodigieux c’est que son action morale étant comprimée par de longs siècles d’esclavage ou de sauvagerie, son cerveau fût pareil à celui de l’homme civilisé. Les serfs russes doivent avoir la partie antérieure du crâne non moins étroite que les nègres. Il se pourrait bien aussi que l’usage adopté dès leur enfance par les nègres, de porter tous les fardeaux sur leur tête, contribuât à leur infériorité actuelle. Des médecins cités par M. Virey, ont observé que cette vicieuse habitude contractée par des ouvriers en Europe, hébétait souvent les individus en déprimant leur cerveau. « Et effectivement, ajoute M. Virey, la nature nous ayant attribué une tête sphérique, toutes les compressions qui changent cette forme, diminuent le libre développement de l’encéphale. »

Déjà, si l’on étudie phrénologiquement la population des colonies, on observe que chez l’esclave créole la bouche est moins avancée, l’angle facial plus ouvert que chez l’Africain. Ce museau du nègre dont M. Virey parle toujours, est un effet du reculement du front, qui disparaît lorsque le front s’avance. M. Lacharrière, de la Guadeloupe[5], n’hésite pas à reconnaître que « le moral des nègres s’est amélioré dans les colonies. » Pour léger qu’ait été le frottement avec la civilisation, ils ont montré combien ils sont perfectibles en en profitant ; et il n’y a pas de doute que la liberté faisant jouer leurs organes intellectuels laissés en repos dans l’esclavage, ne les amène au même degré que les plus fiers Caucasiques. Tout est affaire d’éducation et de pratique. Nous croyons beaucoup au perfectionnement progressif des races par la culture, et à la transmission d’une génération à l’autre d’un degré acquis d’intelligence. L’homme est modelé sur son père ; son esprit reflète avec facilité ; et cette disposition à se laisser impressionner par le mouvement continuel de l’extérieur, est un des principaux élémens de la sociabilité des créatures humaines. N’est-ce pas là ce qui forme le caractère distinctif de chaque nation, ce qui fait que l’homme français diffère de l’homme allemand, celui-ci de l’homme chinois, etc. ; ce qui fait que chacun de ces trois individus a un cachet et des idées françaises, allemandes, chinoises, auxquelles on le reconnaîtra partout pour ce qu’il est. Incontestablement un peuple long-temps civilisé doit produire des enfans plus capables que ceux d’un peuple barbare.

L’être humain est essentiellement perfectible, mais le principe du perfectionnement n’est pas en lui ; il s’instruit par le contact avec de plus instruits que lui. Il a du moins besoin d’une certaine initiation pour se comprendre lui-même. M. l’abbé Frère a très bien démontré cette vérité, en disant que « si les peuples étaient soumis à une action naturelle qui déterminât leur développement, on ne pourrait concevoir comment tant de peuples sauvages qui existent encore, ne sont pas sortis de cet état depuis un si grand nombre de siècles[6]. »

Tout ce que l’on dit des Africains, les auteurs espagnols de la découverte l’ont dit des Indiens. Le père Charlevoix, s’exprime en ces termes sur les hommes du Paraguay : « Nous avons déjà vu plus d’une fois que ces Indiens ont naturellement l’esprit fort bouché, et ne comprennent rien à ce qui ne tombe pas sous les sens. Cela parut à nos missionnaires aller jusqu’à la stupidité[7]. »

Mais bien mieux, les inductions que l’on tire de l’état social de l’Afrique contre la nature essentielle des nègres, il y a deux siècles tout au plus, que les Romains auraient pu en tirer de pareilles contre les Gaulois et les Germains ; car le cerveau de l’homme noir ou blanc étant un, l’homme sauvage, blanc ou noir, est partout semblable, de même que l’homme civilisé partout se ressemble. Il est curieux de lire ce que dit Tacite des habitans de la Germanie ; on croirait que ce qu’on écrit aujourd’hui des habitans de la Guinée, a été copié du grand annaliste romain. « Les Germains ont des chevaux blancs sacrés, dont ils observent les henissemens ou le bruit des naseaux. Il n’est pas d’augure plus décisif, non-seulement pour le peuple mais pour les grands, qui croient que ces animaux sont les confidens des dieux dont les prêtres ne sont que les ministres[8]. » On voit que les hommes sont de tous temps les mêmes ; Tacite qui consultait les entrailles des victimes, a grande pitié des Germains qui consultent les henissemens des chevaux blancs ; de même que nous autres qui en étions encore à refaire une loi du sacrilége il y a quinze ans, nous nous moquons beaucoup des fétichistes de la cafrerie !

« Ils sont si follement acharnés au jeu, que quand ils n’ont plus rien ils jouent leur personne et leur liberté. Le vaincu va lui-même se livrer à la servitude, il se laisse enchaîner et vendre. On se défait par le commerce des esclaves de cette espèce, pour se délivrer en même temps de la honte d’une telle victoire[9]. »

« Ils ne bâtissent point de villes, ils vivent épars, isolés, ils n’emploient ni ciment ni tuiles, ils se servent uniquement de matériaux bruts sans penser à la décoration ni à l’agrément[10]. »

Les habitans de Tombouctou et de Jenné sont évidemment plus avancés que ne l’étaient les Germains. Et il y avait aussi des siècles que les Germains vivaient dans cet état de torpeur.

Reprenons. En tout ceci, nous avons voulu prouver que le nègre doit avoir place entière dans le genre hominal. Il est homme, bien véritablement homme. Il pense, il éprouve les émotions du bonheur et les angoisses de la peine ; le désir de l’approbation le porte à des traits héroïques, l’égoïsme à de mauvaises actions. Il faut être au moins fort paradoxal pour nier la valeur d’une telle identité d’organisation morale. Son mode d’être intellectuel, ses passions, ses goûts, tout proteste contre une assimilation entre lui et le singe ; l’Africain est un homme noir comme l’Indien un homme brun, l’Asiatique un homme jaune, l’Américain un homme rouge, l’Européen un homme blanc. Voilà tout. Nous ne reconnaissons de supériorité à une race sur l’autre que celle acquise par l’éducation, et nous ne reconnaîtrons de droits au titre de la première créature du globe, qu’à celle-là qui s’en montrera la meilleure et la plus généreuse !

Encore une fois le noir est homme. L’analyse anatomique de son être comparée à celle des autres hommes, ne présente aucune dissemblance essentielle. Ce sont des nuances dans une unité ; et lorsque nous en avons contesté quelques-unes, nous n’avions en vue que l’exactitude scientifique, aucunement l’intérêt de notre cause. Même comme abolitioniste, nous ne tenons pas du tout à blanchir le noir ; nous n’avons pas besoin de cela pour exiger sa délivrance.

Il y a déjà long-temps que Montesquieu a écrasé de sa sanglante ironie les abominables sophismes au moyen desquels on tire de la couleur des noirs une induction pour la légitimité de leur esclavage.

« Si j’avais, dit-il, à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :

« Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique pour s’en servir à défricher tant de terres.

« Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

« Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presqu’impossible de les plaindre.

« On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

« Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité !

« On peut juger de la couleur de la peau par celles des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

« Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.

« Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

« De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains : car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la piété[11]. »

Quoiqu’en puisse murmurer son orgueil, l’homme n’est qu’un des échelons du règne animal ; il ne pouvait être soustrait à la loi générale de la nature : puisqu’il y a des espèces dans le genre chien ou le genre crocodile, pourquoi n’y en aurait-il pas dans le genre homme ? Les souris blanches sont-elles moins souris que les grises ? De telles variétés ne compromettent en rien l’organisme, nous ne sommes pas du tout tenté de les révoquer en doute, de l’homme noir à l’homme blanc ; elles se multiplient à l’infini dans la nature ; le type nègre n’est pas plus universellement identique que les autres, il se modifie dans lui-même. Les Abyssiniens diffèrent autant des Cafres que les Kalmouks des Chinois.

Parce que le nègre et le blanc sont des rameaux divers de l’arbre humain, nous ne voyons pas pourquoi on ferait l’un supérieur à l’autre, ni que l’un doive être mis au dessus ou au-dessous de l’autre. Il ne nous est point encore clairement démontré qu’un tissu réticulaire à sécrétion noire, ait plus de génie qu’un tissu réticulaire à sécrétion blanche ; que des cheveux plats soient plus intelligens que des cheveux crépus ; des lèvres épaisses et brunes, plus sottes que des lèvres minces et rouges ; des sclérotides[12] jaunâtres, humides et injectées de sang, plus grossières que des sclérotides mates et transparentes ; des talons élargis plus incapables que des talons droits ; mais ces nombreuses infériorités fussent-elles encore avérées, il nous serait impossible d’y voir une démonstration bien évidente que le nègre doive être esclave, car elles pourraient faire que ce soit un autre homme, mais elles ne l’empêcheraient pas d’être homme ; et cela étant, rien ne peut excuser son esclavage. Voilà pourquoi, selon nous, c’est une proposition exécrable au point de vue philosophique, impie au point de vue providentiel, que celle-ci : « Dieu n’a pas voulu que le nègre fut libre. » Le nègre a surabondamment prouvé qu’il voulait être libre, en tuant ceux qui le faisaient esclave. Qu’on ne s’enivre pas de folles rêveries d’orgueil. Jamais on ne vit les animaux domestiques se révolter contre la puissance de l’homme. Son ascendant sur eux continuel et perpétuel établit son droit de maître, tandis que les tentatives continuelles, perpétuelles, et quelquefois heureuses des noirs pour s’émanciper, confond chaque jour la prétendue supériorité des blancs.

Ainsi que nous le déclarions en commençant, nous avons traité de ces hautes matières, entraîné par le sujet et les nécessités de notre ouvrage ; mais nous sommes trop ignorans pour y apporter aucune prétention scientifique. Aussi nous embarrasserait-il beaucoup celui qui nous demanderait après nous avoir écouté : « Quel rang donnez-vous donc au nègre dans la généalogie humaine ? »

Quand et comment le nègre parut-il sur la terre ? Loin d’être une créature d’un ordre inférieur dans son espèce, est-il réellement, au contraire, un des trois types primordiaux [13] auxquels l’anthropologie moderne rattache, faute de mieux, toutes les variétés humaines ? Grand mystère sur lequel la science, à l’état imparfait où elle se trouve, n’a encore rien relevé. Par une circonstance singulière, de toutes les branches de l’histoire naturelle, celle dont l’objet est de décrire, classer et déterminer les différentes espèces d’hommes et les variétés dans chaque espèce, a toujours été la plus négligée, et demeure la plus incomplète. Serait-ce qu’elle est la plus difficile ?

En observant aux colonies les nombreux types sortis de l’union du blanc et du noir, on entrevoit un fait qui jetterait peut-être quelque lumière sur ces doutes. Il se rencontre surtout parmi les femmes, des spécimens très caractérisés du type asiatique et du type indien : les premières, teint jaune, nez allongé, bas de visage maigre, yeux noirs un peu penchés à la chinoise, corps svelte, tempérament bilieux : il nous semblait voir les originaux de peintures persanes[14] ; les autres au contraire, tempéramentlymphatique, formes arrondies, teint brun et visage rond[15], en les considérant je croyais retrouver les odalisques qui ont figuré dernièrement sur les théâtres de Paris. L’Asiatique et l’Indou seraient-ils donc des espèces croisées, résultat d’un rapprochement inconnu à l’histoire entre le nègre et le blanc ? Deux sang-mêlés d’un même degré procréent constamment et absolument leurs semblables ; ne peut-on admettre que les populations de l’Inde et de l’Asie sont des hybrides isolés par une circonstance quelconque de leur souche, qui, au moyen de la transmission héréditaire de leurs formes acquises, perpétuèrent des variétés, lesquelles font supposer une race primitive et particulière. N’a-t-on pas vu les Égyptiens qui étaient encore nègres au temps où Hérodote écrivait leur histoire, finir par se fondre dans un moule intermédiaire entre le nègre et l’autochtone ?

Cette hypothèse prenant consistance, la pluralité des races si nombreuses et si diverses qui couvrent le globe s’expliquerait aisément, comme des modulations des deux souches primordiales unies, blanc et noir. Mais il resterait toujours alors à découvrir laquelle des deux engendra l’autre ; car, malgré les caractères différentiels qui les distinguent d’une manière tranchée, elles sont constitutionnellement si parfaitement identiques que notre raison veut qu’elles sortent d’un même tronc originel, qu’elles procèdent l’une de l’autre. Sans nous charger de résoudre la question, ajoutons que la croyance instinctive à l’unité de la race humaine, touche à la certitude au tant qu’il est possible d’y toucher en ces matières, si l’on considère le témoignage des livres appelés sacrés et les traditions cosmogoniques, qui s’accordent toutes pour donner un seul père à l’humanité, traditions semblables elles-mêmes à notre espèce, variées à l’infini, mais au fond toutes pareilles et auxquelles, vu ce merveilleux accord, on est obligé de prêter une connexité qui se perd dans les ténèbres des premiers âges.


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  1. C’est comme on sait l’ouverture placée à la base du crâne, par laquelle passe la moëlle épinière, prolongement du cerveau.
  2. The progress of Society, 1796.
  3. De l’origine de la couleur des Nègres, 2e vol. des œuvres de Camper.
  4. Dictionnaire des sciences médicales, article Homme.
  5. Réflexions sur les Antilles françaises.
  6. Principes de la philosophie de l’histoire.
  7. Histoire du Paraguay, livre 5.
  8. Mœurs des Germains, liv. 10.
  9. Liv. 24.
  10. Liv. 16.
  11. Esprit des Lois, liv. 15.
  12. Blanc de l’œil.
  13. L’Éthiopien ou le noir, le Caucasique ou le blanc, le Mongolique ou le jaune. Dans cette nomenclature on ne voit pas figurer la race rouge qui peuple toutes les Amériques.
  14. Ce sont des métives, produit du blanc et de la mulâtresse laquelle est le produit du blanc et de la négresse.
  15. Ce sont des capresses, produit du nègre et de la mulâtresse.