Des colonies françaises (Schœlcher)/XII

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Pagnerre (p. 155-167).

CHAPITRE XII.

DE L’INTELLIGENCE DE L’HOMME NOIR.

Les hommes noirs furent les premiers civilisés. — Au point de vue religieux c’est une impiété de dire que les nègres ont toujours été dans la barbarie. — Quelques nègres qui se distinguent au milieu même de l’esclavage. — Rosillette. — Saillies. — Proverbes créoles. — Injustice du jugement porté sur les nègres. — Les serfs russes, polonais, valaques, aussi stupides que les esclaves noirs. — Dans les écoles des îles anglaises, les enfans nègres montrent autant d’intelligence que les enfans blancs. — Les colons ne connaissent pas les nègres. — Le défaut d’intelligence tient à l’esclavage et non pas à la nature des noirs. — Liberia.


Les annales les plus reculées conservent des traces tellement nombreuses du rôle initiateur que la race nègre joua autrefois dans le monde, qu’il est impossible de le révoquer en doute, à moins de déchirer l’histoire tout entière. Les grandeurs de Carthage et de la Phénicie ont à la créance générale des titres moins authentiques que celles de l’Afrique. Si l’on ajoute foi à ce qu’Hérodote et Diodore de Sicile racontent des Perses et des Égyptiens, il faut croire ce qu’ils disent des Éthiopiens ; raisonnablement on ne peut nier l’un sans nier l’autre. Or, nous avons démontré dans un ouvrage déjà cité[1], leurs textes à la main, que les hommes noirs furent les premiers civilisés ; et Bruce il y a un demi-siècle, M. Hoskins il y a six ans[2] en nous faisant connaître les ruines immenses qu’ils ont trouvées dans leurs beaux voyages en Éthiopie (la Nubie actuelle), ont confirmé l’exactitude des leçons d’Hérodote et de Diodore.

On peut très bien aller plus loin, il nous semble, et dire aux hommes de la révélation que c’est une impiété de se refuser à admettre que les nègres soient un peuple dégénéré, et non pas un peuple encore sauvage. Noé avait déjà connaissance de toutes les sciences humaines ; l’esprit des livres saints veut qu’on croie qu’il la communiqua à ses enfans chargés par la Providence de repeupler la terre ; et ses enfans avec leurs générations ayant reçu son héritage moral scientifique et industriel, doivent l’avoir perdu s’ils ne l’ont plus, ou la révélation a menti. Cette vue de l’abbé Frère[3], nous paraît fort juste dans la donnée religieuse. Les connaissances puisées au centre commun s’oublièrent de génération en génération, pendant le cours des longues migrations qui ne permettaient d’en cultiver aucune. — Nous n’avons pas dit cela sans but, car la barbarie des nègres étant ainsi un état de dégradation, ils remonteront à leur égalité primitive, dès que la cause de cette dégradation cessera.

Inutile de revenir sur ce qui vient d’être dit au chapitre précédent. Nous ne voulons pas celler qu’il y ait des nègres véritablement stupides, ceux particulièrement que les négriers amènent encore aux îles espagnoles, presque tous esclaves abrutis déjà dans leur pays comme le sont les serfs d’Europe. Il en est qui ne paraissent guère moins bornés que les conscrits auxquels on est obligé de mettre du foin dans un soulier et de la paille dans l’autre pour leur faire distinguer le pied gauche du pied droit, ou bien encore que les paysans alsaciens, pour la tranquillité desquels on a été obligé de faire bénir solennellement le chemin de fer de Strasbourg, parce qu’ils croyaient les locomotives animées du feu de l’enfer. Nous accordons enfin que la masse des nègres, tels qu’ils sont aujourd’hui, montrent une intelligence au-dessous de celle de la masse des blancs, mais nous sommes convaincu qu’une éducation égale les remettrait vite de niveau.

Déjà, même aux colonies, plus d’un parmi eux ont su vaincre l’immobilité intellectuelle à laquelle on les condamne. M. Meat Desfourneau a un noir pour commis et secrétaire. C’est lui qui est chargé de toute la comptabilité de l’habitation[4], il écrit et cause très bien. Cet homme appelé Louisi, s’est fait tout seul. Un curé qu’il servait lui enseigna simplement à lire. « Comment avez-vous donc appris l’orthographe lui demandais-je ? — En lisant beaucoup me répondit-il, avec naïveté. » Un trait qui lui est relatif pourra donner un exemple des préjugés sous les quels étouffent ces pauvres gens. Je me trouvais avec trois blancs dans la rue, lorsque le voyant passer, je lui rappelai une note qu’il avait promis de me copier. « J’ai la chose dans mon bureau, dit-il, j’aurai l’honneur de vous la porter demain » ; puis il continua sa route. Et aussitôt les trois blancs à la fois : « J’aurai l’honneur… mon bureau… un nègre ! En vérité cela fait pitié. »

Un autre noir avec qui nous fûmes mis en relation (son nom nous échappe) a des facultés musicales extraordinaires. Lorsqu’on faisait de la musique à Saint-Pierre, les blancs daignaient l’admettre dans leur société de concert, tant il y tenait bien sa place. Il est en état d’écrire un morceau, rien qu’à l’entendre chanter. Il mourra à la Martinique sans se développer.

Il n’y a guère d’habitation où l’on ne trouve parmi les esclaves un homme qui ait su vivre intellectuellement, malgré l’atmosphère abrutissante où il végète. Un commandeur de M. Lejeune Delamotte s’étant par une circonstance fortuite trouvé à la tête de l’habitation pendant six mois, la dirigea supérieurement. Les préjugés ne permettaient pas à M. Delamotte de laisser à un noir les hautes fonctions que cet homme avait si bien remplies ; les esclaves prendraient d’eux-mêmes trop bonne opinion s’ils voyaient un des leurs gérer un bien. Le commandeur fut donc remplacé par un blanc, mais le poison se déclara peu après sur l’habitation, et il fut avéré que le nègre abaissé était seul coupable. Laissé chef, il eût continué à faire prospérer le bien, dégradé, il crût avec la perversité esclave qu’il pourrait regagner la place, en montrant que sous un autre venaient les fléaux.

Sur l’habitation Gradis il existe un nègre charpentier moulinier[5] qui, sans aide, a construit le moulin et la roue hydraulique. Mathieu est un véritable mécanicien. Le forgeron étant venu à mourir, il le remplaça, et fit bientôt jusqu’à des vis. Il confectionne tous ses outils lui-même. Le géreur ne fait pas difficulté de dire que cet esclave représente pour l’habitation un capital de 10, 000 francs. M. Gambay en avait moins fait avant de se mettre en marche pour conquérir sa place à l’Académie des sciences, où il siège aujourd’hui parmi les sommités de l’Europe. Mathieu ne sait ni lire ni écrire, il sera fouetté s’il a le malheur de mécontenter même l’’économe, de manquer de respect à un blanc, celui-ci fut-il un goujat ; et si cela plaît à son maître on vendra ses enfans qu’il aime peut être plus que tout autre esclave n’aime les siens, car la sensibilité du cœur s’exalte avec le développement de l’intelligence et la révélation du moi. — Il y a quelques machines à vapeur dans les colonies françaises, il y en a beaucoup dans les colonies anglaises, partout ce sont des nègres qui les conduisent.

À la grande forge du Moule (Guadeloupe), le principal ouvrier est un esclave à peine âgé de vingt-sept ans. Le chef de l’établissement, M. Cadenet, nous disait que ce nègre avait pour lui une valeur de 20, 000 francs, et que le plus habile ouvrier d’Europe ne lui était point supérieur.

En allant visiter la léproserie de la Désirade, en compagnie de M. Jumonville Douville, nous nous arrêtâmes chez une négresse qui lui fit fête, se disant toujours heureuse de servir un grand terrier, parce qu’elle était elle-même de la Grande-Terre, Oui, dis-je, un homme de la Basse-Terre[6] à ce qu’il paraît ne serait pas très bien venu auprès de vous. — Pourquoi, monsieur ? Basse-Terre ou Grande-Terre, c’est toujours la Guadedeloupe, toujours mon pays. — Bon, alors si un homme de France arrive, il ne trouvera pas le même accueil. — Pardon, Français d’Europe ou Français de la Guadeloupe, ne sont-ce pas les mêmes ? Nous formons tous ensemble une seule nation, je suis aux uns comme aux autres. — Voilà, repris-je, m’adressant à M. Jumonville, voilà le danger de toutes vos séparations de peuples, de toutes vos catégories humaines, cette brave femme vous recevra bien parce que vous êtes Français ; et moi, parce que j’ai le malheur d’être Turc ou Chinois, elle me fermera sa porte. — Mais pas du tout, monsieur, si vous êtes étranger, je vous devrai bien davantage ; car vous serez seul et exposé à trouver moins de secours.

Nous ne connaissons pas beaucoup de servantes d’auberge, fussent-elles blanches comme des cygnes, dont on puisse attendre cette subtilité, cette ressource d’esprit, ces droites et délicates répliques qui furent faites avec une merveilleuse promptitude.

Les négresses montrent, comme les nègres, les qualités de leur sexe. On en trouve, par exception il est vrai, mais en régime d’esclavage le bien se peut-il produire autrement que par exception ? On en trouve au milieu même des ateliers de jardin, douées d’une modestie naturelle pleine d’attraits ; d’autres dansant avec grâce, d’autres d’une parfaite réserve. Il y a aussi parmi elles comme parmi nous, de ces créatures faibles, délicates, fragiles, pour qui, dès qu’on les voit, on se sent porté d’un tendre intérêt. Nous avons rencontré dans l’hôpital de M. Meat une jeune fille, une enfant de neuf ou dix ans, prise d’une horrible fièvre pernicieuse ; son visage noir était doux et distingué, ses grands yeux brillaient d’un feu mortel, et l’angélique sérénité avec laquelle elle souffrait, ravissait tout le monde. Maître, esclaves, voisines de lit, infirmière, il n’était personne qui ne fut occupé de Rossillette, tel était son nom, et le médecin, captivé comme les autres, venait à cause d’elle deux fois par jour. Je n’ai vu cet aimable petit être que trois fois, et je garde mémoire de l’harmonie qu’il y avait dans ses gestes, lorsque me reconnaissant après la première visite, elle levait son pauvre bras amaigri pour me tendre la main. Le quatrième jour, le médecin en arrivant ; la trouva presque sans fièvre ; depuis son réveil, elle demandait de l’eau fraîche que l’on n’avait osé lui donner, et que le médecin autorisa. « Vous voyez bien que le docteur y consent, » dit-elle à l’infirmière, de sa gracieuse petite voix. On la souleva pour boire ; et… elle expira, sans proférer une parole, sans jeter un cri, sans faire un mouvement. Elle mourut comme elle avait vécut, doucement. Le destin toujours favorable pour elle ne voulait pas qu’elle fut esclave, et l’affranchit de tous les liens de la terre.

Cette misérable négresse, née dans une case d’esclave, morte sur un grabat d’hôpital, enveloppée de linges en lambeaux ; elle, dont la mère ne connaissait peut-être pas le père, nous rappela ces beaux vers d’un poète Irlandais :


Full many a Gem of purest ray serene
The dark unfathomed cave of Ocean bear.
Ful many a flower is born to blush unseen
And waste its sweetness in the desert air[7].


La saillie est loin de manquer parmi les esclaves, un d’eux à qui l’on demandait ce qu’il donnait à ses volailles pour les nourrir, répondit d’un grand sang froid : « Le samedi. » On se rappelle que le samedi est un jour de travail accordé sur beaucoup d’habitations en place de l’ordinaire. Leur langage fourmille d’images et de métaphores curieuses. « Ous qua doive enmancher nom-la », vous devez mettre un manche à ce nom-là, dit une fois un émancipé de la Dominique à quelqu’un de notre connaissance qui supprimait le Monsieur en lui parlant[8]. Nous nous souvenons encore d’un esclave, lequel répondit fièrement à un ouvrier qui lui reprochait, dans une dispute, de ne pouvoir bouger, d’être rivé à l’habitation comme un chien : « Moin c’est savanne ous c’est bœuf. » Je suis immobile et fécond comme la terre, vous n’êtes propre, vous, qu’à aller de côté et d’autre comme le bœuf. — Parmi tous les sophismes des créoles sur l’esclavage en est-il beaucoup de plus subtil que celui-là ?

Nous renvoyons à la fin de ce volume une collection de proverbes nègres dans lesquels on en trouvera bon nombre d’un sens admirable, d’une tournure très originale et de la pensée la plus élevée (a). Nous y joignons un conte d’une ingéniosité charmante que nous avons pu nous procurer dans toute sa pureté créole. Ces contes sont des cadres à improvisation que le narrateur brode à sa guise. Il en existe beaucoup de ce caractère simple et fin qui rappelle la manière des contes Iolofs dont M. Roger a donné de ravissans échantillons dans ses fables sénégalaises. Ils protestent avec une force singulière contre le défaut d’attention, le manque de suite dans les idées, que les créoles, même ceux de bonne foi, disent avoir remarqués chez les nègres. Cette incapacité de réflexion doit-être attribuée, nous le croyons, au peu d’exercice des facultés réflectives que l’esclave a occasion de faire. — Son unique destin, dans ce monde, est de creuser des trous de cannes, de les sarcler, de les épailler et de les convertir en sucre ; après cela il est homme, il est père, il est chrétien, s’il veut et comme il peut. Lorsqu’il dit ma main, mon corps, moi-même, ce n’est pour lui qu’une figure car il appartient tout entier à son propriétaire et le profit de son propriétaire est l’unique fin de son être. — L’homme qui n’a à penser à rien, et ne vit point de sa propre vie, ne doit-il pas naturellement perdre l’attention ? On abandonne les nègres à leurs instincts sans qu’ils aient le moindre usage de leur intelligence, et puis après on reproche à leur nature intime d’être de l’instinct sans réflexion ; on les a dépravés par l’abrutissement de la servitude, et l’on dit que ce sont des idiots. Rappelez-vous donc ce que M. Czinski rapporte des serfs polonais. « J’ai vu cent fois de pauvres serfs suer sang et eau pendant une heure pour expliquer une commission dont ils étaient chargés, et qu’un enfant libre, de cinq ans, aurait rendue en une minute. »

À priori, on peut dire que l’intelligence des esclaves est en rapport avec la manière dont ils ont été traités, pris en masse ils se montrent d’autant plus intelligens qu’ils sont moins esclaves. Sur deux habitations dont les maîtres ne se trompent pas aux signes de temps, et qui parlent ouvertement de l’émancipation devant leurs nègres, plusieurs esclaves avec lesquels nous avons causé et qui étaient parfaitement à leur aise, ne nous ont pas paru avoir moins de facilité que nos paysans. Tous, quand je leur demandais s’ils désiraient la liberté, répondaient oui, sans hésiter ; quelques-uns, je ne le cache pas, lorsque j’ajoutais : « Pensez-vous qu’il soit dangereux de la donner à tout le monde ? » répondaient encore oui. C’est le premier mouvement du cœur humain mal dirigé, le vieux cri de l’égoïsme : « Donnez à moi seul car seul je suis digne. »

En général nous avons très bien remarqué que ces hommes, malgré leur état inculte, ne disaient que ce qu’ils voulaient et savaient tourner une difficulté en vous adressant une question lorsqu’ils ne leur plaisait pas de vous faire une réponse. Leur intelligence est une force latente qui n’a besoin que d’exercice pour se manifester ; elle s’éteint autrement, comme elle est venue, à l’état rudimentaire.

Il n’est pas extraordinaire que la grande majorité des nègres s’arrête à un développement intellectuel fort resserré. Traités comme des animaux domestiques, assurés du gîte et de la pâture, où veut-on qu’ils aient pris des notions de vie sociale ? Ces choses-là ne se devinent pas, il faut avoir connaissance d’une vertu pour la pratiquer. Or, les nègres esclaves s’ignorent eux-mêmes, et devenus libres, leur isolement de tout foyer lumineux, l’état de compression éternelle où ils vivent, le préjugé de couleur qui les avilit à leurs propres yeux, mille causes refoulent en leur sein tout élan de leur âme, tout mouvement de leur esprit. On ne voit pas les serfs russes, polonais, valaques, produire beaucoup plus de grands hommes que les serfs coloniaux ; mais grâce à quelques expériences heureuses fournies par le hasard, il est impossible de douter que la fréquentation du monde civilisé et la communion sainte des idées libres ne puissent mener les uns et les autres à un progrès assuré. Bien que nos adversaires nous l’aient assez sottement prêté, nous n’avons jamais eu l’absurdité de croire que la population esclave des îles fut actuellement égale en intelligence à la population blanche ; ce n’est point à ce titre que nous demandons son émancipation, mais bien parce que nous la croyons apte à devenir, avec le temps, ce que nous sommes devenus.

Quand nous parlerons des colonies anglaises dans un prochain livre, on verra avec quelle prodigieuse rapidité l’indépendance a déjà moralisé leurs nouveaux affranchis ; nous-même qui montrons tant de confiance en eux, nous en étions stupéfait. C’est surtout dans les écoles où il faut voir leurs enfans pour s’assurer que nos désirs ne nous font rien exagérer. Nous avons visité nombre de ces écoles, et partout nous avons trouvé la marmaille noire d’une vivacité extrême, d’un esprit très ouvert, et répondant aux questions d’une manière satisfaisante. Rien n’est plus commun aux West-Indies, que de voir le dimanche dans les chapelles, de petits nègres et de petites négresses de sept ou huit ans lire gracieusement leur office. Partout aussi nous avons demandé aux maîtres ce qu’ils pensaient des dispositions de leurs élèves, et nulle part nous n’avons recueilli une seule observation concordante, avec la prétendue stupidité native de la race africaine. J’ai posé cette question entre diverses autres à M. Parck, chef de la mission méthodiste, établie à la Dominique, « Les enfans nègres se montrent-ils généralement intelligens ou inintelligens dans les écoles ? » Voici sa réponse : « Tout-à-fait de même que l’enfant européen, quand il jouit des mêmes avantages[9]. » M. Davis, archidiacre de l’église anglicane à Antigues, sur pareille demande a répondu : « Aussi loin que l’instruction est poussée, c’est-à-dire lecture, écriture, un peu d’arithmétique et connaissances religieuses, l’enfant nègre se montre d’une intelligence parfaitement égale avec tout autre race sous les mêmes conditions[10]. » M. Westerby, ministre moravien, à la tête du free settlement[11] de Libanon (Antigues), allait plus loin. « J’ai été maître d’école en Angleterre comme ici, nous dit-il, et d’après mon expérience, je dirais que les enfans nègres sont naturellement aussi intelligens et plus studieux que les blancs. »

En résumé il est permis de soutenir une chose qui paraîtra d’abord fort extraordinaire, mais qui n’en est pas moins vraie : Les créoles ne connaissent pas les nègres. Ils n’ont dans les colonies qu’une race dégradée par les misères de sa condition, avilie par le travail forcé, déprimée par la servitude. Bon nombre des habitans vivant sous le rapport de l’intelligence, au jour le jour, n’ayant jamais vu autre chose que la cheminée de leurs batteries ou la girouette de leur moulin, manquent de l’esprit d’observation, ne savent pas faire dans le caractère attribué au noir le départ de l’homme et de l’esclave, et ne lui reconnaissent que des vices ; les autres plus instruits, meilleurs juges, ne s’y trompent pas, mais affligés, dégoûtés, saisis du mal qu’ils voient à chaque heure du jour, ils finissent par s’abandonner aux fausses idées que fait naître le continuel tableau de la dégradation humaine qu’ils ont sous les yeux. Pour nous, persuadé que le nègre est un homme de la même complexion que la nôtre, et possède un cerveau de la même nature que le nôtre, nous sommes convaincu à priori qu’il suffira de le placer en des conditions analogues aux nôtres pour le rendre avec l’aide du temps égal à nous. Détruire l’esclavage des noirs est le seul moyen de détruire l’objection capitale dont leurs ennemis abusent contre eux. Le défaut d’intelligence, ce vice qui existe jusqu’à un certain point, et que l’on dit propre aux noirs, n’est propre qu’à l’esclave, c’est l’esclavage qui en est responsable en ce sens qu’il empêche l’éducation de suppléer à la nature et de la corriger, si tant est qu’elle soit réellement mauvaise.

Ce qui se passe à la colonie américaine de Liberia sert de bonne démonstration à notre raisonnement et lui vient donner le relief d’un fait accompli. Un capitaine de la marine militaire des États-Unis, M. W. Ch. Bell, avec lequel nous nous trouvâmes à table chez M. Perrinelle, fournit sur Liberia des renseignemens que l’on jugea véridiques au caractère d’impartialité qui paraissait y présider. Tout ce que disait le capitaine Bell était de fraîche date, il relâchait à Saint-Pierre, au retour même du voyage qu’il venait de faire à la côte d’Afrique. Cette colonie, comme on sait, fut fondée par la société d’abolition de l’Amérique du nord, et est toute entière composée de nègres, anciens esclaves ou libres malheureux, qui ont été amenés là faute de moyen d’existence en Amérique. La civilisation s’y développe avec rapidité, on s’y occupe également d’industrie et d’agriculture, et tout le monde travaille. De nombreuses écoles gratuites sont situées en des endroits choisis de la ville, pour que les enfans de tous les quartiers puissent y venir sans être forcés à des déplacemens considérables. Le mécanisme gouvernemental de Liberia, est pareil à celui des colonies Anglaises, un congrès vote le budget et les lois qui doivent être soumises à l’approbation du gouverneur[12], et n’ont force légale qu’après avoir été sanctionnées par la société fondatrice. Le capitaine Bell qui s’était présenté à plusieurs séances du sénat noir, en citait la dignité. Il faisait aussi l’éloge de la tenue d’un jury qu’il avait vu administrant la justice. Il avait entendu des avocats et des prédicateurs noirs, auxquels il reconnaissait de l’éloquence et de belles idées. Enfin les deux journaux de la colonie, qui sont également rédigés par des nègres, lui ont semblé fort bien faits. Mettant de côté les préjugés de peau si invétérés chez les Américains ; il avait dîné chez le gouverneur avec plusieurs personnages du pays, dont il louait les manières et la conversation ; l’un d’eux, disait-il, était un homme particulièrement instruit. En un mot, c’est une imitation heureuse de la civilisation européenne qui s’élabore là sur les côtes d’Afrique ; et le voyageur admettait que Liberia pouvait un jour devenir un agent de lumière pour l’intérieur. Il n’est pas jusqu’à la guerre ou la colonie noire ne se montre égale à tout ce que pourrait être une colonie blanche ; ayant eu quelques démêlés avec une peuplade voisine, cent de ses miliciens armés et manœuvrant comme nos soldats, suffirent à mettre en fuite une bande de quatre mille ennemis. Ainsi, l’excellence ne tient pas foncièrement à la race blanche, mais aux moyens qu’elle sait employer, puisque des mains noires instruites à savoir s’en servir, opèrent les mêmes prodiges.

Les rapports du capitaine Bell méritent d’autant plus de créance que personnellement il croit à la supériorité native des blancs sur les nègres. Il racontait pour preuve que les nègres la reconnaissent eux-mêmes, que les Africains des tribus nomment les colons de Liberia, les nouveaux blancs, the new white men. Des hommes qu’il rencontra dans la campagne occupés à des ouvrages d’agriculture, et auxquels il demanda s’ils ne se sentaient pas de disposition à gagner l’intérieur, lui répondirent : Oh ! non, nous sommes des hommes blancs, des white men. On peut voir là un hommage rendu par ces nègres à ceux dont ils reconnaissent avoir reçu la vie intellectuelle et industrielle, mais non pas l’attestation d’une infériorité imprescriptible dont ils auraient conscience. Il ne faut pas oublier non plus que toute cette population est imbue des préjugés de couleur au sein desquels elle vécut long-temps en Amérique. Pour aujourd’hui, d’ailleurs, la question est de mince importance.

Que cette civilisation noire se fonde, se constitue, et prenne de solides racines ; quelle s’étende, qu’elle grandisse, qu’elle fasse sortir de l’Afrique un nouveau monde, et quand les produits de leur industrie et de leur science viendront parmi nous, portés sur leurs navires, on se convaincra que les nègres peuvent marcher de pair avec les blancs. Laissez faire au temps, l’histoire l’a déjà vu accomplir bien d’autres miracles. Il a fait ce que nous sommes, des farouches habitans des Gaules et de la Germanie.

En définitive, admettez que l’organisation du nègre est moins heureuse, moins riche que celle du blanc, ne croyez pas que cette infériorité tienne à ce que son organisation n’a pas subi les perfectionnemens que de longs siècles de culture ont imprimés à la nôtre ; eh bien ! loin que cela prouve contre son amélioration possible, c’est précisément ce qui rend le travail de cette amélioration plus nécessaire. — Si l’on voyait dans l’infériorité intellectuelle des nègres un droit réel de les mettre en servitude, nous prendrions de graves inquiétudes pour beaucoup de blancs.


Séparateur

  1. Abolition de l’Esclavage, 1839.
  2. Travels in Ethiopia, London, 1833.
  3. Principes de la philosophie de l’Histoire.
  4. Nous apprenons que M. Meat, se mettant au-dessus des préjugés du pays, vient de le nommer géreur de l’habitation.
  5. Le moulinier est chargé du moulin.
  6. La Guadeloupe est divisée par un petit bras de mer, en deux parties appelées Basse et Grande-Terre.
  7. Les obscures et impénétrables cavernes de l’Océan renferment bien des pierres précieuses de l’éclat le plus pur. Bien des fleurs sont nées pour se colorer sans être vues, et répandent leur doux parfum dans les espaces déserts.
  8. Un nègre, si jaloux du Monsieur, ne montre-t-il pas, pour le faire remarquer en passant, que le sentiment de la dignité vient vite à ces esclaves, la veille encore si abjects.
  9. Quite as much as the European child when he is favoured with the same advantages.
  10. The negro child shows as much intelligence as any other race under like circumstances. Ces textes se trouvent entre nos mains.
  11. Littéralement, établissement libre. C’est le nom donné à des villages fondés par les émancipés qui ne veulent point rester sur les habitations.
  12. Le gouverneur est le seul homme blanc de l’administration. Il est nommé par la Société d’abolition américaine.