Des colonies françaises (Schœlcher)/XIII

La bibliothèque libre.
Pagnerre (p. 168-183).

CHAPITRE XIII.

DU PRÉJUGÉ DE COULEUR.

Le préjugé de couleur était indispensable avec l’esclavage des hommes noirs. — Il a été fondé par les lois métropolitaines. — En Orient, où il y a des maîtres et des esclaves de toutes couleurs, il n’y a pas de préjugé de cette nature. — Les colons de tête faible sont arrivés à se croire réellement d’une race supérieure. — Prérogatives du bouvier blanc. — Lois avilissantes contre les sang mêlés. — Les créoles ne sont nullement responsables des vices de leur société. — La religion catholique elle-même a entretenu le préjugé. — Lettres de blanc.


Plusieurs fois, depuis le commencement de cet ouvrage, on nous a entendu parler du préjugé de couleur dont il vient encore d’être question dans le chapitre précédent. Avant de passer outre nous croyons utile d’envisager ce préjugé entièrement spécial aux colonies. — Il y a été fondé par des lois expresses qui, en raison de la nécessité où l’on fût de les renouveler souvent, contredisent un peu la prétendue répugnance naturelle du blanc vis-à-vis du noir. Ces lois étonnent comme une infamie d’autant plus monstrueuse, qu’elles semblent dénuées de motif, et qu’il est difficile au premier abord de s’en rendre compte ; mais si les hommes d’état qui les ont faites ne pouvaient sans danger les expliquer, la politique moderne ne nous commande point les mêmes réserves. Il est aussi aisé de les comprendre qu’il serait difficile de les justifier. En les dictant, les autorités métropolitaines obéissaient à la force impérieuse des choses, elles devaient vouloir ce qu’elles ont voulu, tout horrible que cela paraisse. D’une source impure, il ne peut découler que des impuretés.

Le préjugé de couleur était indispensable pour une société où l’on introduisait des esclaves d’une autre espèce d’hommes que celle des maîtres. Le salut de maîtres blancs, disséminés au milieu d’un nombre tricentuple d’esclaves noirs, résidait dans la fiction de leur supériorité sur ces derniers, et par suite dans la seconde fiction de l’inhabileté des noirs à jamais acquérir cette supériorité. Il dérivait de là forcément que tout individu qui aurait du sang inférieur dans les veines, ne devait plus pouvoir aspirer à l’égalité avec ceux de la classe à sang noble : la dégradation du mulâtre n’était qu’un écho de l’asservissement du noir ; une nécessité de logique.

Afin d’échapper à l’ignominie, les gens de couleur qui ne se piquèrent jamais de réagir contre le mal tout d’imagination dont ils étaient frappés comme leurs mères, firent individuellement de grands efforts, dès le principe, pour se faire déclarer de race indienne (les Indiens n’étant point en esclavage on n’avait pas eu besoin d’avilir leur sang, et ils ne cessèrent jamais de jouir de tous les privilèges attribués à la race blanche) ; mais les mulâtres, à moins d’employer d’actifs moyens de corruption dans les bureaux de la métropole, ne parvenaient point à obtenir l’honneur d’avoir été portés dans les flancs d’une caraïbesse plutôt que dans ceux d’une négresse.

« J’ai rendu compte au roi, écrivait le ministre au gouverneur de Saint-Domingue, le 27 mai 1771 de la lettre de MM. de Nolivos et Bougars, du 10 avril 1770, contenant leurs réflexions sur la demande qu’ont faite les sieurs ** de lettres patentes qui les déclarent issus de race indienne. Sa Majesté n’a pas jugé à propos de la leur accorder, elle a pensé qu’une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la nature a mise entre les blancs et les noirs, et que le préjugé politique a eu soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et leurs descendans ne devaient jamais atteindre, parce qu’il importe au bon ordre de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce noire, dans quelque degré que ce soit ; préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des esclaves, et qu’il contribue au repos de la colonie. Sa Majesté a approuvé en conséquence que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs ** la faveur d’être déclarés issus de race indienne, et elle vous recommande de ne favoriser, sous aucun prétexte, les alliances des blancs avec les filles des sang mêlés. »

« Sa Majesté vient de révoquer le marquis de …, capitaine de dragons, pour avoir épousé en France une fille de sang mêlé ! S. M. est déterminée à maintenir à jamais le principe qui doit écarter les gens de couleur et leur postérité de tous les avantages attachés aux blancs. »

L’antiquité n’eut pas besoin de pareilles fictions pour maintenir sans danger la servitude, parce que la servitude chez elle était une condition reconnue d’existence sociale, et que le libre cessant de l’être, acceptait son sort comme un fait malheureux, mais normal. L’esclavage des nègres, au contraire, étant un fait exceptionnel avait besoin de les avilir à leur propres yeux pour les contenir. Le préjugé était une chaîne mise à leur esprit, plus solide encore que celles dont on chargeait leurs bras.

En Orient où il y a aussi des esclaves, mais de toutes couleurs, il n’existe pas de préjugés de cette nature. On n’en a pas besoin. S’il s’en trouve dans les États libres de l’Amérique du nord, c’est qu’ils ont eu des esclaves, c’est qu’ils en voient encore au sud qui sont tous exclusivement pris dans une race spéciale. Un moyen infaillible de détruire très vite le préjugé de couleur serait de mettre des blancs en esclavage. Mais si l’on voulait essayer de la recette, nous demanderions comme auteur, que l’on n’employât à l’expérience que des anti-abolitionistes.

La crainte morale que le blanc doit inspirer à son atelier, composé de deux ou trois cents noirs, est encore un des affreux malheurs de l’état de choses fondé aux colonies. La sûreté des maîtres veut qu’aucun membre de leur caste n’ait jamais tort contre un nègre.

Les hommes inintelligens ont oublié le principe de cette terrible loi de conservation ; beaucoup même ne s’en doutent point, et se croient réellement des êtres d’une nature privilégiée. Les hommes qui pensent savent ce qu’il en est, et maintiennent le fait existant comme une raison d’État à laquelle la justice même doit être sacrifiée ; mais il est impossible d’avoir idée en Europe du zèle presque féroce avec lequel les uns et les autres défendent les prérogatives du plus mince d’entre eux, vis-à-vis de la classe sacrifiée. Un fait : M. Meat Dufourneau avait envoyé sur une sucrerie dont il est chargé, un de ses commandeurs, homme capable et propre à bien seconder le géreur déjà établi. On s’aperçoit un jour qu’un bœuf a passé sur l’habitation voisine. Le commandeur prend quelques esclaves pour aller le chercher, et préserver son maître de l’amende à payer si le bœuf eût été ramené par un autre. Au moment où il est prêt à le saisir, un petit blanc, gardien des bestiaux du voisin veut s’y opposer ; le commandeur insiste, et fait observer qu’il est dans son droit, le bouvier (il songeait sans doute à l’amende) réplique, puis voyant l’autre oser lui tenir tête, il finit par lui dire qu’un misérable esclave ne doit point parler comme il fait à un blanc. Le nègre répond avec l’insolence du siècle : « Je suis esclave et je veux ramener le bœuf de mon maître, vous êtes blanc et vous gardez ceux du vôtre ; je ne vois pas grande différence entre nous, » et il emmène le bœuf de force. Il faut connaître le pays pour imaginer la colère du gardien de bestiaux : il court se plaindre à son patron, qui était précisément le maire adjoint de l’endroit, et celui-ci aussitôt d’écrire la lettre suivante au géreur :

« 16 mai 1840, mon cher voisin, le nègre Beaubrun, appartenant à M. Meat Dufourneau, s’est permis hier d’insulter un blanc qui garde mes bœufs. Je viens d’abord en simple particulier et en voisin conciliant vous engager à envoyer cet esclave demander pardon à celui qu’il a offensé, faute par lui de remplir cette condition, mon gardien de bœuf est décidé à porter plainte au maire, et en cette qualité, la justice me commandera de faire arrêter immédiatement par les gendarmes et conduire à qui de droit l’esclave récalcitrant. Je me flatte donc que vous m’éviterez le désagrément d’employer ces moyens de rigueur, et vous prie, mon cher voisin, de recevoir l’assurance, etc. »

Beaubrun, fort de son droit, refusa et se cacha : le géreur, craignant de mécontenter M. Dufourneau, ne voulut point le livrer. Les gendarmes furent mis en campagne ; et c’est grâce à la fuite, grâce au retour chez son maître que Beaubrun échappa au châtiment que M. le maire prétendait lui infliger s’il l’eût pris. Ainsi voilà un homme (précisément il était à la veille d’être affranchi pour ses bons services) qui eût été taillé impitoyablement, sans autre forme de procès, pour s’être permis de répondre peut-être quelques injures aux injures d’un gardien de bestiaux. — Il y a peu d’années « un nègre sexagénaire fut fouetté en public sur la place Bertin (à Saint-Pierre Martinique), pour moins encore. Il avait coudoyé, par inadvertance, le colonel de Sanois, en passant à côté de ce chef milicien[1]. »

Il ne faut point s’étonner de l’arrogance du bouvier blanc. C’est une chose surprenante que la facilité avec laquelle nous Passons tous demi-dieux. — Les créoles en général ne veulent pas de domestiques à peau blanche : il serait de mauvais effet de montrer en cette condition des hommes de leur couleur. Ils sont cependant si mal servis par les nègres, que quelques-uns d’entre eux ont essayé d’amener des laquais d’Europe ; mais il leur est toujours impossible de les conserver. Au bout de six mois, le laquais dit qu’appartenant à la race noble, il n’est pas fait pour être domestique, et laisse là son importeur.

Par rapport au préjugé, comme sur tout autre point, nous ne sommes ni plus ni moins avancés que les autres nations. Nous sommes même d’une mansuétude admirable, comparativement aux Américains, que l’on peut considérer, il est vrai, comme les maîtres les plus farouches de la terre. Dans l’état du Mississipi il y a environ cinquante prétendus crimes pour lesquels un esclave peut-être mis à mort ; il n’y en a que douze pour les blancs ! En Virginie, environ soixante-dix pour les noirs, pas un n’expose les blancs ! Dans le Code noir américain il y a soixante-onze crimes capitaux pour les nègres, et pour les mêmes crimes les blancs sont exposés tout au plus à être mis au penitentiary. — En vertu d’un acte du 18 mars 1830, passé à la législature de la Louisiane. « Tout blanc convaincu d’avoir écrit ou imprimé des pièces, où tenu des propos tendant à affaiblir le respect prescrit aux gens de couleur, envers les blancs, où à effacer la ligne de démarcation que la loi a établie entre les diverses classes de la société, est condamné à l’amende, à l’emprisonnement ; et l’emprisonnement expiré, à l’exil. »

On a dit que les Espagnols ne connaissaient pas le préjugé de couleur ; c’est une erreur, et il faudrait que les mêmes causes ne produisissent pas les mêmes effets pour que ce pût être vrai. Ceux qui disent cela n’ont pas visité la Carcel de Puerto-Rico, pour ne parler que de cette île, où les détenus blancs sont mis à part et dans un lieu de préférence ; ils n’ont pas lu davantage un code de combats de coqs, fait et promulgué en 1831, par le capitaine général Señor de la Torre, qui s’exprime ainsi, art. 13, ch. II : « Afin de faire briller dans ces lieux l’urbanité et les déférences que les classes doivent observer entre elles, et qui forment la base du bel édifice social[2], il est ordonné, et le directeur de la Gallera fera observer inviolablement que les sièges de préférence soient occupés par les personnes auxquelles ils sont dus (les dignitaires), et le surplus donné aux personnes blanches plutôt qu’aux personnes de couleur, afin de faire cesser cet abus de voir les blancs debout et d’une manière incommode, tandis que les autres sont parfaitement assis. »

À Antigues, le président de l’île, sir Edward Byam, rendit il n’y a pas encore trente ans une ordonnance qui défendait de sonner la grosse cloche à la cathédrale de Saint-John pour les funérailles des personnes de couleur, et fit monter au beffroi une petite cloche à cet l’usage de ces dernières.

À la Jamaïque, aucun membre de la classe réprouvée n’était admis à prêter serment devant les tribunaux ; même pour défendre sa personne. Une autre loi de la même île fait prohibition à tout homme blanc de donner à son fils de couleur plus de 2, 000 livres courantes (30, 000 fr.) Le but de cette loi, inutile de le faire observer, est de maintenir les affranchis dans la dépendance, en les maintenant dans la misère.

On le voit, partout l’esprit de la législation est le même, partout il commande le préjugé, et il résulte comme nous l’avons dit des prescriptions du législateur, cette évidence importante que le préjugé est loin d’être aussi naturel qu’on le prétend aujourd’hui, puisqu’il a fallu des lois réitérées pour le constituer autrefois. Les créoles qui se plaignent si amèrement d’être livrés au régime des ordonnances, ne veulent pas se rappeler qu’ils furent autrefois bien autrement soumis à la volonté absolue de la mère-patrie et au despotisme des bureaux ; il existe seulement pour la Martinique cinq gros volumes de décrets ou instructions, sous le nom de Code de la Martinique ; et tout n’y est pas. Étrange contradiction de l’esprit humain ! Peut-être alors les planteurs se cabraient-ils autant sous les ordonnances qui ont constitué leur société actuelle avec tous ses vices, qu’ils se révoltent présentement contre celles qui veulent les réformer !

La vérité est qu’un de leurs plus vifs griefs à l’encontre des abolitionistes, c’est qu’on les rende responsables de l’esclavage et de ses détestables suites. Sur ce point j’avoue que je partageais le tort, et j’en fais excuse publiquement. C’est la métropole, cela est avéré maintenant pour nous, qui imposa aux colons leurs mauvaises idées actuelles, qui les encouragea à l’esclavage comme à la traite. Nous n’eûmes pas un mot à répondre quand ils nous dirent : Vous nous accusez ! mais c’est vous qui nous avez donné l’esclavage. En fondant les colonies dans un but d’intérêt politique, et avec des vues d’utilité exclusive pour la mère-patrie, vous avez encouragé les colons à accroître leurs richesses par le travail des nègres. L’édit du 28 mai 1664 portant création de la compagnie des Indes occidentales lui concède exclusivement le commerce des Antilles, y compris la traite des nègres. Ces hommes payaient un droit de cinq pour cent à l’entrée comme les autres marchandises. Un arrêt du conseil du 26 août 1670 nous exempla de ce droit. Deux années après une ordonnance du 13 janvier 1672 accorda une prime de 13 livres pour chaque tête de nègres importés aux colonies. Des lettres patentes de 1696 et 1704 confirment ces privilèges, et Voltaire écrit qu’en prenant un intérêt dans ce trafic « il a fait une bonne action et une bonne affaire. » Le 26 octobre 1784, le roi Louis XVI accorde de nouvelles immunités aux négriers. Le 21 octobre 1787, une dépêche ministérielle recommande de payer dans les colonies la prime de 13 francs qui avait été portée à 60. Ces faveurs se perpétuent sans interruption jusqu’à la révolution, et l’assemblée constituante, elle-même, y met le sceau par un décret qui déclare la traite « commerce national. » Il faut atteindre le 25 juillet 1793 pour voir supprimer ces primes, suppression bientôt suivie à la vérité de l’abolition de la traite et de celle de l’esclavage. (Décret de la Convention du 16 pluviôse an ii, 4 février 1794).

Ainsi c’est bien vous, vous qui nous avez donné la servitude, qui nous avez encouragés à la traite. Vous, vous seuls également nous avez imposé les préjugés qui vous inspirent aujourd’hui tant de dégoût. Nous avions commencé à nous marier avec des négresses, une ordonnance du 20 avril 1711, qu’il fallut même renouveler en 1778, prohibe même en France ces unions entre les deux races, qu’autorisait notre vieux Code noir de mars 1685 ; on nous les interdit comme dangereuses ; et un décret du premier consul (30 pluviôse an xi) réitère cette défense.

Nous étions disposés à confier notre santé aux soins d’hommes de toutes couleurs. Voici comme s’exprime un règlement du roi, du 30 avril 1764. « Art. 16. Défend très expressément S. M., aux nègres et à tous gens de couleur, libres ou esclaves, d’exercer la médecine ou la chirurgie, ni de faire aucun traitement de malades, sous quelque prétexte que ce soit, à peine de 500 livres d’amende pour chaque contravention au présent article, et de punition corporelle suivant l’exigence des cas. »

Nous voulions employer des gens de couleur dans nos offices, il nous en est fait défense par un arrêt du conseil souverain du 9 mai 1765, conçu en ces termes : « Vu la remontrance donnée en la cour par le procureur-général du roi, contenant qu’il a été informé que Me Nior, notaire royal en l’île de Martinique, résidant au bourg du Lamentin, employait un mulâtre libre à faire les expéditions des actes qu’il passait en cette qualité ; que même il lui servait de clerc dans son étude ; que des fonctions de cette espèce ne devant être confiées qu’à des personnes dont la probité soit reconnue, ce qu’on ne pouvait présumer se rencontrer dans une naissance aussi vile que celle d’un mulâtre ; que d’ailleurs la fidélité de ces sortes de gens devait être extrêmement suspecte : qu’il était indécent de les voir travailler dans l’étude d’un notaire, indépendamment de mille inconvéniens qui en pouvaient résulter ; qu’il était nécessaire d’arrêter un pareil abus.

« La cour, etc., a fait très expresses inhibitions et défenses à tous greffiers, notaires, procureurs et huissiers, de se servir de gens de couleur, même libres, pour les employer à faire les expéditions des actes dont ils sont chargés par leur état, sous peine de 500 livres d’amende pour la première fois, et du double en cas de récidive, et pour les gens de couleur qui seraient employés, d’un mois de prison. Ordonne que l’arrêt qui interviendrait sera lu, publié et affiché partout ou besoin serait. »

Nous avions été plus loin que cela, mourant, nous avions laissé à des libres le soin, l’éducation, la vie de nos enfans ; un arrêt du conseil supérieur du 14 octobre 1726 nous en empêche, il ôte à un mulâtre la tutelle d’une blanche « attendu sa condition. » Une lettre du ministre, du 7 janvier 1767, porte contre le texte formel de l’édit de 1685, que tout homme de race nègre est incapable de fonctions publiques et de noblesse.

Vous avez abaissé ainsi cette race à nos yeux, par tous les moyens possibles ; vous avez défendu à ceux qui en font partie de porter des habits pareils aux nôtres[3], vous nous avez défendu à nous de leur donner le titre de monsieur dans aucune transaction écrite ou verbale ; vous leur avez fait du respect pour nous un devoir légal[4] ! Où pouvions nous prendre considération pour eux ?

Ainsi notre éducation, nos idées, notre vie, nos principes, sont assis sur les lois que vous nous avez données. C’est à leur ombre, sous l’empire de leurs incitemens que nous avons acquis « la propriété de l’homme sur l’homme. »

C’est vous encore qui, à une époque où nous avions subi la crise de l’affranchissement et de ses troubles, avez rétabli la traite par une loi du 10 prairial an x (30 mai 1802[5]). C’est vous, toujours vous, qui nous avez contraints par la même loi à reprendre la responsabilité de l’esclavage, à y replacer nos chances de fortune, nos moyens d’existence, à le considérer comme une chose utile à tout le monde[6]. Et puis tout-à-coup, parce que le siècle en marchant a créé de nouvelles doctrines pour le monde métropolitain, voilà que vous nous traitez de cruels, de barbares, et nous montrez une indignation pleine d’horreur ! vous oubliez que nous sortons de vous, que nous ayons été élevés au milieu de vous et avec vous ; que nous avons étudié les mêmes sciences, pratiqué la même morale, appris le même respect pour les lois divines et humaines. Vous oubliez que nos sentimens, vous les partageriez si vous étiez à notre place ; vous oubliez que c’est vous en un mot qui nous avez faits ce que nous sommes, qui avez aidé, protégé, consacré notre propriété actuelle, et vous parlez de la méconnaître, sous prétexte qu’elle est immorale ! Ô comble d’irréflexion et d’iniquité !

En tenant ce langage, les créoles ne disent pas un mot qui ne soit vrai. Ils ont été façonnés long-temps au mépris du nègre et de sa descendance. La religion catholique elle-même, malgré ses prétentions à la fraternité, s’est humblement mise au service de l’œuvre diabolique. Dans les cimetières qu’elle consacre, dans ce dernier asile des hommes, dans ces domaines du néant où la véritable égalité commence, elle a permis qu’il y eût le côté des libres et le côté des esclaves : elle a ouvert deux portes, celle des libres et celle des esclaves ! La destruction seule en réduisant tout en poudre au sein de son mystérieux empire, parvient à rapprocher maîtres et serviteurs pour l’éternité. Et cependant non, à l’hospice des fous de Saint-Pierre aussi, chose caractéristique, tous les rangs, toutes les castes, toutes les classes sont confondus, on y voit blancs, nègres, sang mêlés, libres et esclaves se heurtant côte à côte. Triste, triste, affligeante société, celle-là où l’on ne trouve en vigueur que dans ces lieux de désolation, la première des lois qui doivent régir les sociétés humaines ! On n’a pas même une telle consolation à la léproserie de la Désirade, Outre la ration commune à tous les malades, les blancs y reçoivent aux termes du cahier des charges une livre et demie de beurre par semaine, et les libres une livre ; les esclaves rien. De par la science hygiénique créole, les pauvres lépreux blancs ont besoin d’un peu plus de beurre que les libres, et les esclaves n’en ont pas besoin du tout !

En parlant de la Désirade, nous ne pouvons nous empêcher de noter une de ces anomalies dont le lecteur a déjà pu voir plusieurs exemples dans la société coloniale, Il existe là et aux Saintes (dépendances de la Guadeloupe), une population mixte qui jouit du titre et des droits de blancs. C’est la descendance d’un certain nombre de familles de couleur qui furent déclarées blanches il y a un siècle environ, par arrêt de la cour suprême. Lorsqu’on demande la raison de ce singulier arrêt on vous répond que l’on avait sans doute besoin de blancs à cette époque !

Les blancs de la Désirade et des Saintes, comme on les appelle, quoique tous fort pauvres et généralement pécheurs et marins ne se montrent pas les moins jaloux des privilèges de caste.

Les trois cent mille Ibaros de Puerto-Rico, dont les ancêtres étaient le produit du mélange des Espagnols avec les Indiens, passent aussi pour blancs, malgré leur incontestable origine de sang mêlés établie par leur couleur olivâtre. Pour les distinguer des blancs (pure race), on les appelle quelquefois blancos de tierra, blancs du pays. Mais cela ne les empêche pas d’avoir tout l’orgueil des privilégiés. Des mulâtres et jusqu’à des nègres se sont infusés dans cette population, en vertu de lettres de blanc, qu’ils conservent comme autrefois chez nous on conservait des titres de noblesse. Ces lettres étaient accordées pour des services rendus à l’État ; on en vendit aussi pour de l’argent. — Vous riez, altesse ; expliquez-moi pourquoi, vous qui vous dites noble, c’est-à-dire plus grand qu’un autre en vertu d’un acte de naissance où d’un morceau de parchemin signé par un roi, vous trouvez fort ridicule un noir qui se dit blanc en vertu d’un acte de naissance ou d’un morceau de papier signé par un gouverneur de colonies ? Ce n’est pas un des moins détestables effets du préjugé, que ceux-là même qui en sont victimes y croient comme les autres.


Séparateur

  1. La vérité sur les Événemens etc. déjà cité.
  2. Les principes du législateur sont partout les mêmes.
  3. Un règlement des administrateurs, du 9 février 4779, montre d’une manière encore plus précise que tous ceux que nous avons cités, la différence des classes et l’abaissement de la population de couleur. Parmi les raisons qui déterminèrent les administrateurs à l’établir ; on trouve celle-ci : « L’assimilation des gens de couleur avec les personnes blanches dans la manière de se vêtir, et le rapprochement des distances d’une espèce à l’autre dans la forme des habillemens, sont des points contre lesquels il est très important d’exciter la vigilance de la police, etc. » En conséquence, art. 1er : « Il est enjoint aux gens de couleur ingénus ou affranchis de l’un ou de l’autre sexe, de porter le plus grand respect à leurs anciens maîtres, et à leurs patrons, de se montrer bienveillans non-seulement envers leurs veuves où orphelins, mais encore envers tous les blancs en général ; à peine d’être poursuivis extraordinairement si le cas y échet, et punis selon la rigueur des ordonnances même par la perte de la liberté si le manquement le mérite. »

    Art. 2. « Leur défend très expressément d’affecter dans leurs vêtemens, coiffure, habillement ou parures, une assimilation répréhensible avec la manière de se mettre des hommes blancs ou femmes blanches. »

  4. Un arrêté du gouverneur de la Martinique, en date du 12 novembre 1830, relate quelques-unes des prohibitions vexatoires sous lesquelles le délire du despotisme avait courbé la malheureuse classe des libres. On ne peut lire cela sans un étonnement mêlé de stupeur.

    « Art. 1er. Sont et demeurent abrogés :

    « 1° L’article 3 du règlement local du 4 juin 1720, indiquant quel vêtement doivent porter les affranchis et libres de naissance ;

    « 2° L’arrêt du règlement du 9 mai 1765, et l’art. 3 de l’ordonnance du gouverneur et intendant, du 25 décembre 1783, portant défense aux officiers publics de recevoir dans leurs bureaux, en qualité d’écrivains, des hommes de couleur ;

    « 3° Les ordonnances des gouverneurs et intendans, des 6 janvier 1773 et 4 mai 1774, faisant défense aux gens de couleur, libres, de porter les noms des blancs ;

    « 4° L’article du règlement du 6 novembre 1781; qui défend aux curés et officiers publics, de qualifier aucunes gens de couleur, libres, du titre de sieur et dame ;

    « 5° L’article 1er de l’ordonnance du 25 décembre 1785, et l’article 3 du règlement du 1er novembre 1789, défendant aux hommes de couleur, libres, de porter des armes et de s’assembler sans une permission du procureur du roi et du commandant du quartier ;

    « 6° L’article 2 de l’ordonnance du 25 décembre 1783, défendant aux hommes de couleur, libres, d’acheter de la poudre sans une permission du procureur du roi ;

    « 7° L’article 6 de l’ordonnance du 25 décembre 1783, l’arrêt du règlement du 28 mai 1799, l’ordonnance du 27 septembre 1809, l’article 7 du règlement du 1er novembre 1809, l’article 17 du règlement de la pharmacie, du 25 octobre 1823, portant défense aux apothicaires d’employer les hommes de couleur, libres, à la préparation des drogues ;

    « 8° L’article 11 de l’ordonnance du 3 janvier 1788, qui obligeait les hommes de couleur, libres, à prendre des permis pour travailler ailleurs qu’à la culture ;

    « 9° L’article 3 de l’ordonnance du gouverneur-général du 16 octobre 1793, qui assignait dans les spectacles, le paradis pour les hommes de couleur, libres.

    « 10° L’article 3 de l’ordonnance du 9 décembre 1809, fixant l’ordre à suivre dans les convois funéraires, par suite duquel les hommes de couleur, libres, ne pouvaient se placer parmi les blancs.

    « Art. 2. Sont et demeurent également abrogés tous les usages qui empêchaient ou pouvaient empêcher anciennement les hommes de couleur, libres, de vendre en gros, d’exercer des professions mécaniques, et de se placer dans les églises ou dans les processions parmi les blancs. »

    « Signé Dupotet. »

    Il est presqu’impossible de croire jusqu’où fut portée la démence qu’indiquent de pareils actes. En 1762 les arrivages de farine ayant manqué, il y eut au Cap une espèce de disette à propos de laquelle le juge de police de la ville prit, le 17 avril, un arrêté « qui défendait aux boulangers de vendre du pain aux gens de couleur, même libres, à peine de 500 livres d’amende. »

  5. Il y avait la traite française et la traite étrangère. La traite française jouissait de certains privilèges à l’exclusion de l’autre, comme la pêche de la morue. Mais nos colonies avaient de si grands besoins que les étrangers y trouvaient encore leur compte. La situation de la Dominique entre nos deux îles en fit long-temps l’entrepôt de cet affreux métier. Les Anglais excellèrent dans le commerce des nègres comme dans tous les autres, et en vendirent beaucoup à la Martinique et à la Guadeloupe. Ils furent même soupçonnés d’avarier volontairement la marchandise ! « Les colons ont accusé les Anglais de faire boire de l’eau de mer pendant la traversée aux noirs qu’ils leur vendaient, soit pour multiplier leurs ventes, soit pour tenir les colonies de leurs rivaux dans la médiocrité  *. » Quand il est question de traite et d’esclaves, tout est croyable.

    * Voyage à la Martinique, par le général J.-B., 1804.

  6. Le rétablissement de l’ancien régime coûta beaucoup de sang à la Guadeloupe, et s’opéra en violant toutes les lois humaines et morales. Des nègres, entr’autres, pris sur les négriers anglais pendant les guerres de la république, et qui avaient été distribués sur les habitations par Victor Hughes, furent alors impitoyablement vendus au profit de l’État.

    Nous tenons de l’obligeance de M. Lignières un vieux morceau de papier tout percé des vers et daté du 9 floréal an viii de la république, qui prête une force terrible aux plaintes des colons par un rapprochement singulier. Le voici dans son intégrité :

    Habitation Ve Marsolle.

    Les cafés revenant aux cultivateurs de cette habitation pour leur quart, ont été bonifiés, vendus, et ont produit la somme de 2, 295 livres 15 sous, pour être partagés en quinze lots. Il revient au lot la somme de 153 livres 1 sou. Le partage a eu lieu de la manière suivante :

    Noms des cultivateurs. Lots. Sommes devant revenir à chacun Sommes déduites pour temps des maladies et absences. Avances faites. Espèces comptées ce jour. Sommes touchées tant en avances qu’en espèces, pour l’appoint de chaque lot.
        l. s. d. l. s. d. p. l. s. l. s. d. l. s. d.
    Valère, chef 
    2 306 2 »
      
      
    306 2 » 306 2 »
    Joseph, cultivateur 
    1 153 1 »
      
    45 » 108 1 » 153 1 »
    Jacques Ibo 
    1 153 1 »
      
    20 5 132 16 » 153 1 »
    François 
    1 153 1 »
      
    18 » 135 1 » 153 1 »
    Alexandre 
    1 153 1 »
      
    49 10 103 11 » 153 1 »
    Alexis 
    1 153 1 » 13 7 6 30 j. 29 5 110 8 6 139 13 6
    Bibi 
    1 153 1 » 13 7 6 30 j. 38 5 101 8 6 139 13 6
    Marie-Jeanne 
    1 153 1 » 11 2 11 25 j. 20 5 121 13 1 141 18 1
    Jeanne 
    1 153 1 » 16 1 » 36 j. 20 5 116 15 » 137 » »
    Vidal 
    1 153 1 » 17 6 » 38 j. 20 5 115 13 6 136 » 6
    Amaranthe 
    1 153 1 » 11 11 10 26 j. 20 5 121 4 2 141 9 2
    Virginie 
    1 153 1 » 17 6 » 38 j. 20 5 115 13 6 136 » 6
    Charles 
    ½ 76 10 6 6 13 9 30 j. 20 5 49 11 9 69 16 9
    Isidore 
    ½ 76 10 6 4 8 4 20 j. 20 5 51 17 2 72 2 2
    Pierre 
    ½ 76 10 6 22 5 10 100 j. » » 54 4 8 54 4 8
    Paul 
    ½ 76 10 6 17 0 4 81 j. » » 59 10 2 59 10 2
      15 2295 15 » 150 » » » 342 » 1803 15 » 2145 15 »
     
    Report 
    2145  15  »
    Les 450 livres déduites pour le temps des maladies et absences ont été réparties à égales portions entre Valère, Joseph, Jacques Ibo, François et Alexandre, comme ayant mieux rempli leur devoir ;
     
    chacun a eu 40 francs, ci 
    150    »   »
     
    Total 
    2295  15  »
    À Bouillante, le 9 floréal an viii de la république française
    une et indivisible.
    Vu par le commissaire du gouvernement,
    Signé Charvis.

    Donc, personne n’en peut douter, la liberté régnait à la Guadeloupe, le travail libre s’y pratiquait. Les cultivateurs avaient le quart du produit net, et il se partageait entre eux au prorata de leur travail, avec cette précision d’ordre et de justice propre à la grande école républicaine. Le propriétaire leur faisait des avances qui se remboursaient sur ce que chacun avait à toucher. Le compte est net, clair et précis. Eh bien ! de quel nom est-il signé ? Quel est l’homme qui tout jeune encore servait si bien la cause de l’émancipation en dirigeant avec adresse le travail des nouveaux libres, en les rétribuant avec équité ?… quel nom ? Amé Noël !… celui-là même dont les traitemens cruels envers un nègre ont retenti par l’Europe entière, il y a quelques années ! Est-ce lui le vrai coupable, ou la société qui le corrompit, en lui rendant des esclaves ?