Des colonies françaises (Schœlcher)/XIV

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Pagnerre (p. 184-205).

CHAPITRE XIV.

DE LA CLASSE DE COULEUR[1] ; ESPRIT DE VOL ATTRIBUÉ AUX NÈGRES.

Le préjugé de couleur est aussi vivace que jamais. — Charivari à un blanc qui se marie avec une demoiselle sang mêlée. — Rivalité actuelle et haine des deux classes. — Division de la propriété coloniale entre les blancs et les libres. — Causes de la pauvreté et des mauvaises mœurs des sang mêlés. — Les savonnettes à vilain blanchissent bien réellement. — Femmes de couleur. — Elles n’ont presqu’aucun moyen d’existence honnête. — Il est faux que les nègres soient voleurs. — État des prisons. — Les blancs s’opposent à toute expansion de lumières dont pourraient profiter les libres. — Éducation. — Le couvent des dames de Saint-Joseph et l’hospice des orphelins sont fermés à la classe de couleur. — Lâche faiblesse des autorités. — Les sang-mêlés n’ont pas moins de préjugés que les blancs contre les nègres. — Conduite peu digne, maladroite et coupable de la classe de couleur.


Puisque nous avons parlé du préjugé de couleur, il vient à sa place de parler ici de ses effets et de la population qu’il opprime.

Les blancs ont reçu le préjugé, cela vient d’être prouvé, il n’est pas venu d’eux ; mais ils l’ont accepté avec exagération, et le perpétuent avec acharnement. L’orgueil de caste, le plus intraitable de tous, est aujourd’hui de la partie.

Le préjugé de couleur est presqu’aussi vivace que jamais et porté à un point dont il faudra garder des preuves authentiques, si l’on veut que l’avenir y croie. On voit aux colonies des gens froids, calmes, éclairés, sans aucune bizarrerie d’esprit ; en un mot, dans tout leur bon sens, qui ne consentiraient pour rien au monde à dîner avec un nègre, ou un sang mêlé, quel qu’il fût. Lorsqu’au théâtre de la Guadeloupe nous vîmes toute la salle battre des mains à l’Antony de M. Alexandre Dumas, nous ne pûmes réprimer un mouvement de pitié, en pensant que ceux-là même qui applaudissaient à l’œuvre, se croiraient déshonorés s’ils rencontraient l’auteur dans un salon, et que toutes ces femmes si émues à l’entendre peindre les passions qui les agitent, rougiraient de honte, seulement à l’idée de figurer avec lui dans une fête. Des créoles se sont engagés avec quelques capitaines de navires à ne passer que sur leurs bords, à condition que ces capitaines n’y prendraient jamais de gens de couleur. Un homme de cette classe ne saurait entrer dans un café sans que ce soit matière à scandale. Pendant notre séjour à la Guadeloupe, il y en eut un qui vint dîner à l’hôtel de la Pointe-à-Pitre, il était si blanc de peau que le restaurateur le tint pour un honnête homme, mais quelques habitués l’ayant reconnu, ils exigèrent qu’on l’engageât à ne plus revenir si l’on voulait les conserver eux-mêmes, Le lendemain du jour ou après 1830, un arrêté du gouverneur de la Martinique permit aux libres d’entrer au spectacle à la même place que les blancs, le théâtre fut fermé par ordre. Une indemnité de 20, 000 fr., prise dans les caisses publiques fut allouée aux acteurs pour qu’ils quittassent la ville avant la fin de leurs engagemens. On avait fait craindre au pauvre gouverneur, M. Dupotet, les désordres dont la comédie deviendrait l’arène si blancs et gens de couleur y étaient placés sur la même banquette. Aujourd’hui, il a bien fallu en prendre son parti, le plaisir l’emporte sur les répugnances pour la majorité, mais il y a encore des femmes blanches qui ne vont plus jamais au théâtre pour n’être pas exposées à voir une mulâtresse assise à côté d’elles ! Il se trouve aux barreaux des colonies des sangs mêlés pleins de mérite, il en est d’autres dans le commerce, également distingués et d’une probité intacte ; tous sont traités par leur confrères avec la réserve d’une excessive politesse, mais rien de plus ; il n’existe aucun rapport de société, l’usage même ne permet pas qu’il leur soit donné une poignée de main, et comme jamais de pareilles sottises ne vont sans intolérance, le blanc qui fréquenterait un homme de couleur, serait immédiatement noté d’infamie et rayé du livre d’or colonial.

Un fait récent passé à Cayenne offre un exemple de ce qu’il y a encore de folie dans le préjugé de couleur parmi les colons. M. Brache ayant voulu se marier avec une demoiselle sang mêlé fit publier les bans ; son frère qui s’était marié précédemment sans songer que ses père et mère étant morts il lui restât des ascendans dont l’autorisation fut nécessaire, mit opposition au mariage sous prétexte qu’il avait entendu dire que son grand-père vivait encore. M. Brache jeune informa de cette difficulté le procureur-général M. Morel, celui-ci répondit que les tribunaux devaient en juger ! Un arrêt de la cour royale enjoignit à l’officier civil de passer outre. Mais M. Brache est commis de marine, il se transporte chez le gouverneur pour être autorisé. Le voudra-t-on croire, le gouverneur, son nom m’échappe, j’en suis fâché ; le gouverneur refuse ! M. Brache alors donne sa démission, il se marie, et le soir même les blancs furieux de cette mésalliance d’un des leurs, donnent un effroyable charivari aux jeunes époux… « Étranges mœurs ! dit judicieusement le Droit en racontant tout cela dans son numéro du 20 février 1842. Qu’un blanc vive en concubinage avec une fille de couleur, personne ne songe à le trouver mauvais, mais qu’il l’épouse, toute sa caste crie au scandale. »

Nous avons entendu un habitant qui avait trouvé un excellent moyen pour expliquer ou plutôt pour justifier son aversion contre les gens de couleur. « En refusant tout rapport avec eux, disait-il, j’évite des affronts forcés à leur faire, car les personnes de cette classe, ayant toutes des relations de parenté avec nos esclaves, ils retrouveraient en moi pour leur famille le mépris que je ne leur témoignerais pas à eux-mêmes. » Voilà de tels préjugés peuvent conduire un homme de bon sens. C’est avec de semblables raisons que l’on perpétue les rivalités de caste, les inimitiés d’amour-propre blessé ; inimitiés sans frein ni merci, qui ne sont peut-être pas toujours étrangères aux drames de poison qui se jouent dans les îles.

À la vérité, il y a aujourd’hui plus que du préjugé seulement dans le préjugé, il y a de la colère, de la haine. La loi du 24 avril 1833, en abolissant les distinctions établies par l’ancienne législation coloniale et en conférant les droits politiques aux libres de toutes couleurs, soit de naissance, soit par suite d’affranchissement personnel, a dessiné les instincts d’antagonisme qui subsistaient entre les deux classes. La loi est bonne, puisqu’elle prépare évidemment la fusion ; son bénéfice est assuré dans l’avenir ; mais elle n’a fait encore que développer les germes de rivalité existans. Il fallait que cela fut. Avant la reconnaissance de leurs droits politiques, les hommes de couleur libres étaient les clients des patriciens à peau blanche, ils en sont devenus les rivaux ; et comme tous les rivaux placés au rang inférieur, ils veulent, par la raison qu’ils ont les passions propres à l’homme, ils veulent plus que l’égalité, ils voudraient la domination. Aujourd’hui patrons et clients se haïssent et se méprisent : les uns parce qu’ils voient leurs anciens serviteurs aspirer à monter ; les autres parce que ce sentiment de légalité auquel on a permis de se manifester et la possibilité d’arriver à tous emplois, leur rendent plus insupportables l’éducation, la richesse, les places, la prépondérance accumulées dans les mains de leurs anciens patrons.

Aujourd’hui il y a séparation complète, à la Martinique surtout, ce sont deux partis en présence, et il est notoire que la milice de cette île, suspendue après les troubles de 1833, n’a pas encore été réorganisée, grâce à l’influence des blancs qui ont voulu éviter cette occasion forcée de contact avec leurs adversaires.

Les droits politiques accordés à la classe de couleur ne consistent guères cependant qu’à les rendre aptes au service de la milice, puisque la charte fait encore reposer ces droits sur les bases de l’impôt. Les Français ne sont dignes et capables de faire fonction de citoyen que lorsqu’ils paient une certaine somme au fisc, ils sont égaux devant la loi quand ils sont égaux devant le percepteur des contributions directes ; or, mulâtres et nègres étant très pauvres se trouvent avoir acquis un droit presqu’illusoire. Il faut aux colonies payer 600 francs d’impôt ou posséder 60,000 francs de propriété pour être éligible, la moitié pour être électeur. Combien est petit le nombre d’affranchis qui peuvent arriver là ? Sur cinq cent sept éligibles de la Martinique il n’y en eut, en 1835, que quarante-quatre appartenant à leur classe ; sur huit cent dix-neuf électeurs, que cent vingt-huit. Ils remplissent là-bas le rôle de nos prolétaires.[2]

Leur misère s’explique par deux causes : d’abord leur naissance, leur déchéance sociale ; ensuite la politique de l’ancien système, qui voulant leur abjection et craignant qu’ils n’acquissent trop de force par l’argent, leur ferma les portes de l’éducation et des richesses, en les déclarant inhabiles à hériter des blancs, et à recevoir des donations (lettres patentes du roi 5 février 1726). Quel abominable amas d’iniquités que tout cela !

Les grossiers instincts et le despotisme brutal de Bonaparte, ce méchant homme tant admiré des Français, fortifièrent cette législation barbare lors de la promulgation du Code civil dans les colonies. Son arrêté du 16 brumaire an xiv (7 novembre 1805), dit expressément : art. 3, « Les lois du Code civil relativement au mariage, à l’adoption, à la reconnaissance des enfans naturels, aux droits de ces enfans dans la succession de leurs père et mère, aux libéralités faites par testament ou donations, aux tutelles officieuses ou datives, ne seront exécutées dans la colonie que des blancs aux blancs entre eux, et des affranchis ou des descendans d’affranchis entre eux, sans que par aucune voie directe ou indirecte aucune des dites dispositions puisse avoir lieu d’une classe à l’autre[3]. »

Le sort précaire de la grande majorité des hommes de couleur l’est peut être devenu davantage encore depuis l’émancipation politique de leur classe. Avant ce grave événement il s’était formé, comme nous l’avons dit, une espèce de société romaine aux colonies : presque tous les libres étaient attachés sous forme de clientèle à quelque blanc qui les soutenait. Depuis les blancs irrités ont retiré leur protectorat, et ne font travailler qu’à la dernière extrémité cette caste rivale qu’ils redoutent, parce que le fait de son affranchissement la porte en haut. Le mulâtre M. Joannet, entrepreneur à la Pointe-à-Pitre, n’a presque plus d’ouvrage depuis qu’on l’a vu faire de ses trois fils deux médecins et un avocat. — Ne leur faisons point gagner d’argent, car ils l’emploieraient à nous former d’habiles ennemis. Les oligarches des Antilles comprennent que la prospérité de la couleur tournerait contre eux, et il est tout simple, le milieu étant donné, qu’ils ne veuillent point y aider. — D’un autre côté les gens de couleur presque tous sans famille, fruits du concubinage ou de la débauche, plus ou moins abandonnés de leurs parens, pauvres, mais nécessairement infestés des vices du pays, se refusent à travailler à la terre, parce que c’est un travail d’esclaves. « Dans tous les pays à esclaves, disent avec infiniment de justesse MM. Sturge et Harvey, la liberté est une sorte de lettre de noblesse, et les classes les plus basses des personnes libres, blanches ou noires étant trop fières pour s’occuper, sont ordinairement plus misérables et quelquefois plus dégradées que les esclaves eux-mêmes ; les funestes influences de la servitude ne s’arrêtent pas à la caste infortunée qui en est immédiatement victime. » Il ne reste à vrai dire aux libres qui daignent travailler que des places de commis pour les lettrés, et pour les autres les emplois manuels ou les arts mécaniques ; encore de ces emplois, par malheur, n’y en a-t-il presque pas de possibles dans nos îles. Les colonies reçoivent tout de la métropole, jusqu’à des chaises, des habits et des souliers, il n’y existe véritablement d’autres manufactures que celles du sucre ; le régime prohibitif de toute industrie ne laisse ouverts pour occuper tant de bras, que les cadres des maçons, des charpentiers et des pêcheurs.

De là l’oisiveté qui dévore et avilit cette race victime d’une mauvaise organisation sociale. Sa médiocrité ; ses moyens d’existence toujours problématiques, son inutilité, ses mœurs répréhensibles, son manque de dignité et le peu d’estime que mérite la majorité de ceux qui la composent, expliqueraient jusqu’à un certain point l’orgueil des blancs, s’ils avaient assez d’intelligence philosophique pour séparer le bon du mauvais grain, s’ils ne se montraient pas aussi indulgens envers les dépravés de leur caste qu’impitoyables pour les autres. Et cependant que de raisons n’y auraient-ils pas pour que cette indulgence changeât d’objet ? Sous l’empire de l’éternelle flétrissure qui pèse sur eux, et par le fait de leur éloignement de toute fonction publique, le mal n’est-il pas pour ainsi dire imposé aux gens de couleur ? Il leur arrive ce qui arrivait il n’y a pas encore bien long-temps en Europe aux comédiens. Voués au mépris, quoiqu’ils fissent, ceux-ci justifiaient l’anathème par leur conduite. On ne voulait pas comprendre que leurs vices venaient de l’anathème, et en effet depuis que l’absurde réprobation qui les démoralisait commence à s’effacer, on les voit femmes et hommes commencer tous à s’élever, à gagner les degrés de la considération qu’on leur rend. Allez, la société est toujours de moitié dans les crimes des individus. Les élémens sont bons, elle seule presque toujours est coupable quand ils se pervertissent.

À cet égard, il se passe aux Antilles mêmes, un fait qui nous semble mériter l’attention des hommes sérieux. Par suite du respect qu’il est de la politique coloniale d’inspirer aux noirs pour les blancs, il est arrivé que les blancs ont été obligés de se respecter les uns les autres. Quels qu’ils fussent ils avaient la noblesse de la peau ; ils étaient et ils sont tous égaux au nom de l’épiderme. C’est pourquoi l’on trouve partout sur les habitations, les économes, paysans émigrés, gendarmes retirés et soldats libérés, gens de rien enfin comme disent les aristocrates, assis à la table du maître. Ils savent tout au plus signer leurs noms ; mais ils sont blancs, ils ont droit au même pain et au même sel. On a vu, cela nous fut assuré par M. Ferry, négociant de la Pointe-à-Pitre, on a vu dans les tournées que font les gouverneurs, les gendarmes de leur suite manger avec leurs excellences chez l’habitant de vieille roche qui reçoit le vice-roi colonial, Or, plusieurs économes sont connus pour être de ces domestiques dont nous avons parlé, qui jettent la livrée aux orties par orgueil du tissu réticulaire, et les colons qui vous répondent toujours quand vous leur parlez du préjugé de couleur : « Dînez-vous en Europe avec votre cordonnier ? » ne trouvent aucun embarras à dîner avec un homme qui cirait leurs bottes six mois auparavant, Pauvre espèce humaine ! — Entendons-nous bien : ce n’est point de dîner avec les domestiques, voire avec les gendarmes, que je blâme les gouverneurs et les maîtres ; je crois qu’un jour la société ne considérera gouverneurs, maîtres, domestiques y compris les gendarmes s’il en existe encore, que comme fonctionnaires divers, mais égaux dans la grande communauté ; ce dont je les blâme, c’est de ne point dîner avec les gens de couleur[4].

Il ressort des observations que nous venons de faire, et c’est où nous en voulions venir en les faisant, que les hommes ne sont vils qu’autant qu’on les avilit, et s’élèvent avec rapidité à toute la hauteur qu’on veut leur communiquer. Les savonnettes à vilain blanchissent bien réellement. Tous ces économes qui seraient restés de grossiers soldats, de rudes paysans, de plats valets, se civilisent en moins de quelques années ; ils apprennent tout de suite à lire et à écrire ; leurs manières se forment, leur langage se purifie au contact du maître ; et nous en avons vu qui, arrivés domestiques il y a dix ou douze ans, sont aujourd’hui tout-à-fait des hommes du monde. — Encore une fois la classe de couleur n’a de mœurs particulièrement reprochables que parce qu’elle est déclarée sans mœurs. Estimez les hommes, si vous voulez qu’ils soient estimables, respectez les femmes, si vous voulez qu’elles soient respectables.

Les femmes de couleur, par exemple, qui vivent toutes en concubinage ou dans la dissolution, parmi lesquelles les blancs viennent chercher leurs maîtresses comme dans un bazar, contribuent certainement par leur libertinage à entretenir l’abaissement de la race qu’elles déshonorent. Mais il faudrait savoir si le malheur qui les saisit en naissant n’est pas une des sources de la licence ? Ne pouvant espérer aucune considération, toujours méprisées, il est naturel qu’elles ne fassent rien pour mériter le respect. Le préjugé enfante le mépris, le mépris la démoralisation, et la démoralisation la prostitution ; prostitution qui légitime le mépris par lequel s’entretient le préjugé. Affreux et cruel enchaînement où le mal s’explique par le mal. Les pauvres créatures, d’ailleurs, n’ont pu échapper à l’action délétère des idées au milieu desquelles elles sont élevées. Les hommages de la caste privilégiée les flattent, et elles aiment mieux se livrer à un blanc, vieux, sans mérite et sans qualité, que d’épouser un sang mêlé. Les exemples ne manquent pas de ce déplorable effet de la corruption, que certaines erreurs peuvent jeter dans notre esprit. Il entre beaucoup de vanité dans l’amour des femmes comme dans celui des hommes. Unies avec des gens de leur classe, tous méprisés, les femmes de couleur, quoi que cela tende heureusement à devenir chaque jour moins vrai, ne pourraient trouver aucune protection dans celui qu’elles aimeraient, tandis qu’au milieu de leur concubinage avec les blancs elles sont du moins sous la sauvegarde d’hommes en état de les faire respecter, et comme l’a dit M. Saint-Remy (d’Haïti), « elles rencontrent une sorte d’honneur dans leur déshonneur même. »

On est autorisé à se demander en outre si la pauvreté n’entre pas pour beaucoup en ces désordres. Les femmes libres aux colonies n’ont pas même le peu de ressource que possèdent leurs frères pour échapper à la misère. Leur principal moyen d’existence honnête, la couture, est fort limité, car mouchoirs, robes, bonnets, tout cela encore arrive confectionné d’Europe. Elles n’ont plus pour elles que les raccommodages et les costumes du pays, ou bien les fonctions de blanchisseuse, gardienne d’enfans, etc. ; mais comme en Europe, celles qui veulent et peuvent travailler sont si mal rétribuées[5] qu’elles se trouvent obligées de suppléer à ce qui leur manque par des moyens déshonorans. Aux femmes libres qui n’ont pas un esclave pour les faire vivre de son labeur, il ne reste véritablement comme aux ouvrières d’Europe, n’hésitons pas à le dire, il ne reste que la prostitution !  !  ! Il est exactement vrai de dire que le fait social lui-même, organise la dépravation de ces belles et misérables créatures ?

Au milieu de tant de vices et de dépravation, au milieu de tant de misères et de mépris, aurais-je dû dire, car misère et mépris comportent tous les vices et toutes les dépravations, c’est un fait des plus remarquables et qui ne doit point nous échapper, que la prodigieuse sécurité avec laquelle on vit aux îles. À quelqu’heure de la nuit que ce soit, vous pouvez les parcourir d’un bout à l’autre sans crainte d’être arrêté. Il n’est aucun pays du monde où l’existence soit plus complètement abandonnée à la foi publique. Sur les habitations, les cases sont ouvertes, on y entre et l’on en sort sans trouver personne ; fermées même, un coup de poing en défoncerait les portes. À la ville, tout est au grand air, presque nuit et jour ; on pénètre dans les pièces de rez-de-chaussée qui sont les plus riches, parce que ce sont les pièces de réception ; on arrive jusqu’aux salles à manger, où les tables sont mises, et l’on reste là pendant des minutes entières, avant que les esclaves de service daignent venir avec la lenteur tropicale s’informer de ce que vous voulez. Pour notre compte, quelque part où nous soyons allé, notre fenêtre, notre porte et nos malles sont toujours restées ouvertes sans que nous ayons eu à le regretter.

Constater de telles habitudes, c’est, il nous semble, dire assez la probité native d’une race plongée, même lorsqu’elle est libre, dans une condition où doivent croître les vices comme en pleine terre. Pourquoi donc entendons-nous toujours parler du penchant irrésistible des nègres pour le vol, de leur naturelle inclination pour la maraude ? Assurément cela doit être un fait mal observé. Quelque soit le nombre des petits vols des esclaves, et quelque bien établie que soit l’opinion reçue, j’oserais soutenir que le nègre n’est pas voleur ; j’entends le nègre et non l’esclave ; de même que je ne croirais pas me compromettre en disant que la race blanche n’a pas l’instinct de la friponnerie, quoique tous les domestiques de cette race, mâles et femelles, volent effroyablement. Expliquons-nous : le nègre ne se fait presqu’aucun scrupule de voler les produits de la terre chez son maître ; il regarde cela presque comme permis au moyen d’une certaine capitulation de conscience qui se retrouve dans nos cuisinières. Combien de ces femmes qui ne vous prendraient pas un sou et qui ne se tiennent nullement pour coupables de tromper sur les achats du marché ! Les jardins des nègres sont fort souvent aussi récoltés par des voleurs ; mais les marrons qui passent leur vie à se cacher ont besoin d’ignames et de patates. — Il en est du vol comme du travail ; tout cela dépend beaucoup de la manière dont les ateliers sont conduits, et des habitudes qu’une administration plus ou moins habile y laisse prendre, Nous avons vu des habitations où le maître avait été obligé de renoncer à entretenir des volailles, parce qu’on les lui prenaient toutes ; sur d’autres, comme chez M. Dhemé Ste-Marie (Lamentin), la grande case est entourée de poules, de lapins, de jardins à fruits et à légumes, sans que l’on dérobe jamais une pièce. Bien des vices des nègres, en dehors toutefois de leur premier générateur, l’esclavage, tiennent à ce qu’on ne sait pas manier ces hommes, à ce qu’on les dirige mal. En tous cas les pillards s’arrêtent aux fruits de la terre, aux larcins que l’on pourrait appeler ruraux. Les vols d’intérieur, de maisons habitées, ces grands vols avec effraction ou sur les routes, qui épouvantent la société européenne, on n’en a pas d’exemple aux Antilles. M. Pujo, juge d’instruction à Saint-Pierre, formula très ingénieusement son avis, lorsqu’il voulut bien répondre à nos questions, en disant : « Un numéro de la Gazette des Tribunaux de Paris, représente dans son ensemble de crimes et de délits trois mois de la Martinique. »

L’état-général des maisons de détention de cette île[6], au 1er juillet 1840 offrait :

arrondissement de Saint-Pierre :
Prison des peines, 48 condamnés libres pour crimes et délits.
  13 idem. pour dettes à l’enregistrement.
  3 esclaves.
  64
Vieille geôle, 29 condamnés.
  93


arrondissement de Fort-Royal
Prison civile et militaire, 5 crimes et délits.
Vieille geôle, 23 crimes et délits.
  17 dettes à l’enregistrement[7].
  45
En tout 
138. Mais si l’on trouve juste de
déduire sur ce nombre les 30 détenus pour dettes, coupables
seulement de misère, il
ne restera en somme que 108 condamnés[8] pour une population
de 40,000 libres, parmi lesquels les blancs entrent pour 9,000 !

Le ministère dans ses Notices ne fait pas monter le nombre des condamnés de la Guadeloupe au-delà de 45 : 26 libres et 19 esclaves[9] pour l’année 1833. C’est un crime sur 3,447 individus de toute qualité. La même année, la Martinique a un crime sur 2,847 individus. Est-ce donc là une race naturellement perverse et méchante ? Il faut dire la vérité entière cependant, tous les coupables ne sont pas atteints. Il y a là-bas une plaie particulière encore au système colonial, c’est le vol que des gens libres commettent de complicité avec des esclaves, presque sûrs qu’ils sont de l’impunité. En effet, le maître pour les traduire serait obligé de traduire aussi son esclave ; mais comme celui-ci serait également condamné, il préfère manquer au devoir d’accuser l’homme dangereux et renoncer à la punition du coupable, plutôt que de perdre pour un certain temps l’instrument de travail appelé nègre.

En somme, le plus grand nombre des affaires portées devant les tribunaux des îles sont pour voies de fait. Dans les pays à esclaves on doit naturellement, et par habitude, finir volontiers toute discussion au moyen d’un soufflet. Sauf ces tristes facilités, la société politique coloniale voit peu d’excès. Durant les épidémies et à l’époque des hivernages, où l’on craint le séjour des villes pour la troupe ; tous les postes quelquefois sont vidés ; les cités se gardent elles seules, et l’ordre s’y maintient intact. Les plus grandes causes de troubles que l’on ait jamais à y réprimer, prennent naissance dans les collisions d’amour-propre entre les diverses races. Que la mollesse produite par le climat soit pour quelque chose dans cette tranquillité, nous le voulons croire, mais n’est-ce point une injustice de ne pas en attribuer aussi une part au fond de moralité de la classe la plus nombreuse, classe pauvre et ignorante !

Ignorante par-dessus tout. Les enfans libres n’ont à leur portée aucun moyen d’éducation. Ils n’ont pour toute ressource que les trois ou quatre écoles gratuites des frères de la doctrine chrétienne, fondées depuis peu par le gouvernement dans chacune de nos colonies. La classe blanche oblige les maîtres des petites pensions du pays à refuser les enfans de couleur, sous peine de retirer les siens ; elle s’oppose avec soin à toute expansion de lumière dont pourrait profiter la classe libre ; il entre dans sa politique de conserver le monopole et le privilège de l’instruction.

Il n’existe aux colonies aucun établissement où l’on puisse trouver des élémens de fortes études. Les créoles sont obligés, ceux du moins assez riches pour cela, de faire élever leurs enfans en Europe. M. l’abbé Angelin, un de ces hommes hardis, remuans, qui n’ont d’abbé que le nom, avait eu l’heureuse idée de créer aux Antilles une maison de hautes études, et seul, était parvenu à faire ce que l’on ne croyait pas que le gouvernement pût faire avec 3 où 400,000 francs. Il avait monté le pensionnat Saint-François à la Basse-Terre Guadeloupe, où il était parvenu à réunir soixante où quatre-vingts élèves. C’était une entreprise véritablement utile au pays, et plusieurs colons éclairés la soutenaient de toute leur influence. Cependant les fonds nécessaires venant à manquer, on s’adressa au conseil où l’allocation tomba sous ce dilemme foudroyant du procureur-général : « Ou l’institution deviendra publique, et alors elle périra sous l’influence des répugnances sociales que le temps n’a point encore effacées, ou elle conservera le caractère d’une institution particulière ; mais alors comment justifier une avance faite dans l’intérêt d’une partie de la population sur un fond auquel tous contribuent ? » Hélas ! oui, une institution de la plus haute importance pour toutes les Antilles dut périr, parce que des enfans nègres où sang mélés auraient voulu venir gagner là cette instruction que l’on fait un crime à leur race de ne pas posséder, et qu’ils ne peuvent aller chercher à grands frais en Europe ! M. Lacharrière avait pourtant dit à ses frères, courageusement et au risque de sa popularité : « Il est temps d’abjurer des considérations politiques devant lesquelles viennent toujours se briser les meilleures entreprises. Il est temps de ne plus combattre de vaines chimères et de voir les choses sous leur véritable aspect. Aujourd’hui les rangs se confondent, les assises, les collèges électoraux, contribuent tous les jours à les rapprocher ; une nouvelle organisation de milice vient y prêter son concours, et rien ne prouve que la pension de M. Angelin sera fermée à la classe dont on veut parler. » Trop inutiles paroles ! on ne voulait point les comprendre. La majorité refusa l’allocation et la Guadeloupe perdit un établissement dont une commission d’examen nommée par les parens avait dit : « Nous croyons être les fidèles interprètes de la pensée publique, en affirmant que le directeur du pensionnat Saint-François a satisfait aux grands devoirs qu’il avait à remplir. C’est maintenant à la colonie à payer sa dette. Un véritable collège national est enfin fondé, bien supérieur à tout ce qui avait existé jusqu’à présent dans les Antilles. Déjà plusieurs élèves distingués en sont sortis, et ont obtenu dès leur arrivée en France leur diplôme de bachelier ès-lettres. C’est un devoir sacré pour tous les pères de la colonie, de soutenir et de protéger une fondation à laquelle se rattachent les intérêts les plus chers de leur famille et de leur pays. » Signé, Beauvallon, chef principal des milices ; Lignières, avocat ; Nesty, notaire ; Comont, négociant ; Coquelle, négociant.

Cela est arrivé à la Guadeloupe, où le préjugé de couleur cependant a bien moins de violence que dans l’île voisine, où l’on ne se déshonore pas tout à fait à donner la main à un sang mêlé, où il y a dix-sept mulâtres parmi les conseillers municipaux, et seize parmi les officiers de milice !

Mais veut-on savoir jusqu’où peuvent aller les passions qui agitent ces belles et malheureuses îles ! Le même conseil qui vient de refuser l’allocation parce que des jeunes gens de couleur pourraient s’instruire, ose voter tous les ans des fonds pris sur les contribuables de toutes couleurs (10, 000 francs, je crois), pour une espèce de couvent des dames de Saint-Joseph où ne sont élevées que des filles blanches, et dont il nous est assuré que les portes sont fermées aux filles sang mêlé ! Bien mieux, quoique ces couvens relèvent comme nos collèges de l’administration qui peut y disposer de dix bourses, l’action des blancs sur elle est si puissante, le vieux système colonial est encore si respecté, qu’à la Guadeloupe comme à la Martinique, l’autorité circonvenue, incertaine, pusillanime, n’a jamais eu le courage ni l’équité d’en donner une à quelque pauvre fille négresse. On ne sait vraiment de quoi s’étonner davantage, ou de voir les gouverneurs et directeurs des colonies se faire ainsi les complices des gothiques prétentions d’une caste peu généreuse, ou de voir la métropole ne leur pas imposer la justice au moins en cela.

Ces indignes faiblesses du pouvoir colonial vont jusqu’à l’inhumanité. À Saint-Pierre, l’hospice d’orphelins et d’enfans trouvés ne reçoit que des blancs, et repousse impitoyablement tout petit malheureux de couleur. « Ceux-là ont toujours, à quelqu’âge que ce soit, la ressource de se faire domestique. » C’est ce que nous répondit la sœur de Saint-Joseph qui nous accompagnait dans notre visite à l’hospice. Bonne sœur !

Revenons aux hommes de la classe libre : il faut qu’un abolitioniste le leur dise, il est urgent de l’avouer, dans la lutte sourde qui a lieu sur les terres des Antilles, ils nuisent eux-mêmes à leur propre cause ; ils ne se dirigent ni avec adresse ni avec courage moral, ni avec la dignité qui serait nécessaire dans leur position, Ce que les commissaires de la Convention écrivaient en juillet 93, aux hommes de couleur de Saint-Domingue, est encore vrai aujourd’hui pour ceux de la Martinique et de la Guadeloupe. « Vous avez parmi vous des aristocrates de la peau, comme il y en a parmi les blancs, aristocrates plus inconséquens et plus barbares que les autres : car ceux-ci ne gardent pas éternellement leurs fils dans les fers ; mais vous, ce sont vos frères et vos mères que vous voulez retenir à jamais en servitude. » Il n’est que trop vrai, les mulâtres se sont courbés eux-mêmes sous les fourches du préjugé, ils n’ont pas moins de dédain pour les noirs, les insensés ! que les blancs n’en ont pour eux ; et un mulâtre se ferait autant scrupule d’épouser une négresse, qu’un blanc d’épouser une mulâtresse ! Quelqu’un l’a dit avec vérité : Un mulâtre hait son père et méprise sa mère. — Triste conséquence des erreurs humaines, elles se commandent, elles s’enchaînent ; on a sous les yeux aux colonies une série graduée de dédains d’une classe envers l’autre qui serait ridicule si elle n’était déplorable. Quiconque a des cheveux laineux, signe essentiel de la prédominance noire dans le sang, ne saurait aspirer à une alliance avec des cheveux plats. Les femmes de couleur qui ont la chevelure crépue s’imposent des tortures horribles en se coiffant pour la tirer de façon à laisser croire qu’elle est soyeuse.

Au point de vue que nous venons d’envisager, la position des hommes de couleur ne doit naturellement inspirer aucun intérêt. Nous savons bien qu’il y a une excuse pour eux, qu’ils sont aveuglés eux-mêmes par la maudite influence du préjugé ; mais n’importe, on doit leur reprocher de n’avoir pas mieux senti les leçons de la mauvaise fortune, de ne point aimer leurs frères en souffrance. Ils se chargent de justifier la répulsion des blancs pour eux par celle qu’ils éprouvent à l’égard des nègres. Pour mériter la sympathie des hommes de bon sens et de bon cœur, leur premier devoir serait de se mettre de niveau avec la civilisation et d’accorder aux autres ce qu’ils réclament pour eux-mêmes. Cet éloignement qu’ils montrent vis-à-vis du nègre est un scandale aux yeux de la raison, une joie profonde pour leurs ennemis ; et ce qui maintient la force des colons, ce qui perpétue leur supériorité, c’est précisément la haine que les sang mêlés ont créée par leur orgueil, entre eux et les noirs. Ceux-ci les détestent, et leurs proverbes toujours si admirablement expressifs ne manquent pas contre leurs fils insolens : « Quand milate tini iun chouval, li dit négresse pas maman li[10] » — Les gens de couleur voudraient s’élever jusqu’aux blancs, mais sans faire monter les noirs avec eux ; ils ne réussiront pas. L’histoire de Saint-Domingue devrait leur être d’un meilleur enseignement qu’on ne le voit. Les sang mêlés d’Haïti prêtèrent en vain leurs coupables services à la classe blanche contre les esclaves, la classe blanche ne fit que les mépriser davantage ; ils ne se relevèrent qu’après s’être associés aux esclaves, et tous les malheurs qu’éprouve encore la jeune république haïtienne tiennent, on peut dire, à de vieux restans de l’aristocratie épidermique.

Au lieu de faire effort pour se rapprocher piteusement de la classe blanche, les hommes de couleur doivent se rapprocher fraternellement des noirs. C’est dans une telle alliance qu’est leur émancipation réelle. Une des raisons de la force des blancs est leur parfaite union dans une pensée commune ; les sang mêlés et les noirs au contraire sont divisés et se haïssent ; il faut que les sang mêlés se joignent étroitement avec les noirs libres, il faut qu’ils ne forment ensemble qu’un tout homogène, Il ne sera pas seulement généreux, il sera utile d’unir les deux fortunes, et comme firent en 1817 les gens de couleur libres de Philadelphie avec le vénérable James Forten à leur tête, de signer le serment que nous allons transcrire. « Nous jurons de ne jamais nous séparer volontairement de la population esclave de ce pays. Les nègres sont nos frères par les attaches du sang et de la souffrance, et nous comprenons qu’il est plus vertueux d’endurer des privations avec eux que de jouir pour un temps de quelques avantages imaginaires[11]. » M. Mondésir Richard, un des esprits les plus distingués que possède la classe de couleur, l’a fort bien dit : « Nous ne devons attacher aucune importance à entrer chez les blancs, à les fréquenter. Notre rôle est de viser à une fusion politique réelle avec eux, pour obtenir notre part d’autorité locale. Quant à la fusion sociale, je ne la comprends à cette heure qu’avec la population noire. Pour mon compte je ne veux d’alliance qu’avec les nègres, parce que là et rien que là est notre force. » Ces idées sont très sages et très saines ; elles peuvent seules amener une solution pacifique des difficultés.

Les mulâtres, dans toutes leurs entreprises, ont toujours été battus, nous ne le regrettons pas parce qu’ils ont toujours abandonné et oublié les esclaves, leurs alliés naturels. Ce qu’ils ont à faire avant tout maintenant c’est de prendre part à la croisade contre l’esclavage, en s’interdisant de posséder des esclaves. Ils ont toujours mis d’ailleurs une insigne maladresse dans leurs efforts pour dompter l’orgueil des blancs ; ils n’ont pris la voie ni la plus sûre, ni la plus digne, celle d’avoir pour leurs antagonistes les mêmes rigueurs que ceux-ci leur témoignaient, de former une société qui aurait vaincu l’autre en charité et en noblesse de sentimens, qui se serait montrée au monde plus douce et plus morale que l’autre, comme firent autrefois les chrétiens contre les payens ; ce sera toujours la meilleure ressource des persécutés pour tuer la persécution.

Les mulâtres acceptent encore aujourd’hui comme une sorte d’injure qu’on les appelle mulâtre, il faut qu’ils s’en fassent un titre et s’en glorifient jusqu’à ce qu’on ne connaisse plus de différence entre eux et les blancs. M. Bissette a constamment prêché cette excellente doctrine dans sa Revue des Colonies, il est fâcheux qu’on ne le veuille pas écouter.

Les hommes de couleur d’Europe qui ont gagné un nom, sont restés parmi nous au lieu d’aller l’offrir en exemple aux amis, en admiration aux ennemis. La postérité leur fera l’éternel reproche de ne l’avoir point mêlé aux luttes fraternelles, ce nom qu’il leur fut donné de rendre éclatant. Les autres, bien élevés au sein des collèges de France, capables de tenir un rang distingué dans le monde et de communiquer à leur classe l’éclat de leur mérite, sitôt qu’ils retournent aux colonies, se dégoûtent vaniteusement de l’infime condition où ils se trouvent, ne savent point se suffire avec l’élite de leurs semblables ; ils aspirent à ce qu’ils devraient mépriser, s’irritent de leur solitude, et peu à peu quittent le pays pour n’y plus reparaître. Ils veulent oublier qu’en abandonnant la patrie, ils abandonnent aussi la noble tâche qu’ils avaient à remplir pour la réhabilitation de leur race ; ils désertent une cause sacrée. On nous a cité un officier d’artillerie sang mêlé qui envoyé à la Martinique demanda vite à permuter, ne pouvant tolérer la situation gênante que lui faisait la couleur de sa peau. Et cependant, toujours bien avec ses camarades qui fermaient oreille aux murmures de leur caste en faveur d’un frère d’armes, ayant ainsi déjà des alliances avec l’étranger, il pouvait servir de premier lien à un rapprochement désirable. Sa position était magnifique, il recula devant quelques déboires passagers. Qu’arrive-t-il de cette insuffisance philosophique dans les aînés de la couleur, c’est qu’il ne reste plus de leur classe aux colonies, sauf de bonnes exceptions, que des hommes inférieurs de rang, d’éducation, de tenue, et que les blancs les peuvent repousser avec une apparence de raison, sous prétexte d’inégalité morale !


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  1. Génériquement on exprime par homme de couleur le produit du blanc et du nègre, le sang mêlé proprement dit à quelque degré que ce soit ; mais lorsque l’on parle de la classe libre des hommes de couleur, il faut se souvenir que les nègres libres s’y trouvent englobés. C’est ainsi encore, nous le rappelons, que quand on parle d’un libre, il est toujours sous entendu qu’il est nègre ou sang mêlé ; les blancs ne pouvant jamais être esclaves.
  2. Les renseignemens qui suivent ne paraîtront peut être pas sans intérêt au lecteur, ils sont tirés des notices statistiques publiées par le gouvernement en 1837, et se rapportent à l’année 1833. « Les hommes de couleur libres, à la Martinique, ne possèdent guères jusqu’à présent au-delà du neuvième des propriétés immobilières de l’île. Il y a environ un sixième de ces personnes qui possèdent des propriétés. Sur les soixante-dix-huit mille soixante-seize esclaves de la colonie, treize mille cinq-cent quatre-vingt-cinq seulement sont à eux. On évalue à quatre mille quatre-cent-trente-six le nombre de carrés  * cultivés leur appartenant, tandis que le nombre de ceux que possède la fraction blanche s’élève à vingt-six mille. Sur les deux mille quatre-cent-soixante-six maisons existant à Fort-Royal et à Saint-Pierre, la classe blanche en a quinze-cent-seize rapportant annuellement 1,424,276 francs, et la classe de couleur neuf cent cinquante-un, d’un revenu de 505,954 francs. — Pour la Guadeloupe, les proportions sont à peu près les mêmes, treize quatorzièmes des terres possédées appartiennent aux blancs, un quatorzième seulement aux libres.

    * Nous avons dit, on se le rappelle, que le carreau équivalait à un hectare vingt-neuf ares vingt-six centiares.

  3. Le considérant de cet article et digne de la décision : « Considérant que de tout temps on a connu dans les colonies la distinction des couleurs, qu’elle est indispensable dans les pays d’esclaves, et qu’il est nécessaire d’y maintenir la ligne de démarcation qui a toujours existé entre la classe blanche et celle des affranchis ou de leurs descendans, etc. »
  4. Cette égalité qui existe parmi la classe blanche, existe également parmi la classe des sang mélés. Là non plus on ne fait aucune différence d’état ; et l’habit donne nettement des poignées de main à la veste. L’unité de caste fonde l’unité de condition. Aussi, faut-il le reconnaître, les ouvriers des Antilles n’ont point le cachet des ouvriers d’Europe : ils savent tous très bien porter du linge fin, et une fois habillés, ils passeraient facilement pour des gentilshommes !
  5. Une ouvrière à la journée ne reçoit pas plus de quatre à cinq gourdes par mois, 20 à 25 francs, sans la nourriture.
  6. Nous citons un peu plus souvent la Martinique que la Guadeloupe, il ne faut pas s’en étonner. Des deux possessions françaises aux Antilles, c’est la première que nous ayons visitée, et comme elles sont sœurs jumelles par le rapport exact des choses, des hommes et des mœurs, comme on peut juger de l’une par l’autre, comme enfin les observations comparées ne nous ont offert que des nuances, les études faites dans la première deviennent propres à la seconde.
  7. La dette totale de ces dix-sept débiteurs de l’état ne s’élevait pas ensemble à 4,500 francs ! Par ce chiffre on peut se former une idée de l’incroyable dénuement de la classe libre des colonies.
  8. On peut ajouter foi entière aux chiffres que nous présentons. Ils sont dus à l’obligeance de M. Lemaire, maire de Fort-Royal, homme charitable et intègre, qui joint à ses nombreux travaux, les fonctions gratuites d’inspecteur des prisons de l’île.
  9. Que l’on ne s’étonne pas de voir les esclaves ne figurer que dans une proportion minime au nombre des prisonniers. Leurs délits ressortent bien des tribunaux, mais ils sont soustraits à la loi et jugés sur les habitations. Les propriétaires ne s’exposent pas volontiers à faire condamner leurs nègres à deux, trois et cinq ans de prison ; c’est du temps perdu pour eux. On a ici une nouvelle preuve de la véracité de notre assertion précédente. « L’esclave n’est pas soumis à un pouvoir public. »
  10. Quand un mulâtre a un cheval (possède quelque chose), il dit que sa mère n’était pas une négresse. — Le reproche que nous faisons ici à la classe de couleur de nos Antilles ne leur est pas particulier ; toutes les îles à esclaves offrent le même triste exemple de démence. Dans les îles danoises où le préjugé blanc s’est un peu modifié, où les gouverneurs ont des hommes de couleur pour secrétaires, et reçoivent à table ces impurs, sans que cela paraisse gêner ni choquer les blancs de la compagnie ; ce pas que l’on a fait vers eux, les gens de couleur ne l’ont pas fait vers les nègres. Là aussi, comme chez nous, un esclave aime beaucoup mieux appartenir à un blanc qu’à un sang mêlé, ce qui veut dire que les sang mêlés traitent leurs inférieurs avec plus de dureté que les blancs ne le font. Le sentiment de la désaffection de l’esclave, et le manque d’éducation expliquent assez la chose pour qu’il soit inutile d’insister là-dessus. L’homme opprimé est plus oppresseur, il se venge sur les faibles du mépris des forts : c’est une loi du mauvais côté de notre nature.
  11. C’est par des actes aussi honorables que les mulâtres américains ont provoqué des lois qui leur font autant d’honneur que celles-ci ; dès 1807, un acte de la législature de la Nouvelle-Orléans prohiba l’entrée du territoire de la Louisiane à tout homme de couleur libre. Le 16 mars 1830, la même défense fut renouvelée, sous peine d’un an d’emprisonnement pour la première contravention, et des travaux à perpétuité pour la récidive. Toute personne qui émancipe un esclave à la Louisiane, doit fournir un cautionnement portant la condition expresse que l’esclave émancipé quittera l’état pour toujours.