Des colonies françaises (Schœlcher)/XVI

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Pagnerre (p. 215-231).

CHAPITRE XVI.

L’ADMINISTRATION.

Les gouverneurs de nos colonies ne remplissent pas leur devoir. — L’administration est solidaire de la moitié des fautes et crimes qui se commettent dans les îles. — La magistrature coloniale. — Justice blanche. — M. Maraist, procureur du roi dans l’affaire Mahaudière. — Un colon jugeant des nègre et des sangs mêlés, est juge dans sa propre cause. — Les vieilles ordonnances elles-mêmes interdisaient à tous fonctionnaires et employés de posséder ou de se marier aux colonies. — Les tergiversations du gouvernement métropolitain entretiennent les résistances créoles. — Les esclaves de l’État sont moins bien traités que ceux de beaucoup de colons. — Épave vendue en 1838. — Inutilité des petites réformes. — Plusieurs des principaux fonctionnaires des îles sont hostiles à l’émancipation.


En revenant par la pensée sur l’importante question du préjugé de couleur qui nous occupait tout-à-l’heure, nous voyons que l’administration locale sur ce point, comme sur mille autres, n’a rien fait pour aider à la réforme nécessaire. Les gouverneurs que l’on envoie aux colonies ne paraissent pas se douter du côté moral de leur rôle ; à peine arrivés, ils se laissent capter par les blancs, vont là où leurs habitudes d’européens les conduisent naturellement, où les sympathies de mœurs les attirent ; ils ne réagissent pas, et pour ne point s’aliéner la considération des puissans, ils s’éloignent des faibles dont ils devraient être les premiers protecteurs. Ils prolongent et entretiennent ainsi des idées absurdes, dangereuses, plus funestes aujourd’hui qu’elles ne furent utiles autrefois, et qu’il faudrait détruire, ne fut-ce que pour rendre hommage au bon sens. Mais nos gouverneurs aux colonies semblent oublier qu’il est une loi au-dessus de toutes les questions de convenance, celle de la justice, et ils ne reçoivent point dans leurs salons la classe libre parce qu’ils savent que sa présence en ferait fuir les blancs. Est-ce comprendre avec intelligence la mission de ce fonctionnaire suprême appelé à servir de lien à toutes les classes, précisément parce qu’il les représente toutes ? La maison d’un gouverneur ne doit-elle pas être un terrain neutre, où l’on ne connaisse ni sots préjugés, ni mesquines inimitiés de caste, où l’on fête tous les enfans honorables de la patrie ?

Bien des choses se peuvent dire à la décharge des colons. On conçoit qu’il faille un esprit vigoureux, une intelligence ouverte et un cœur d’une exquise bonté, pour se dégager comme font quelques-uns des erreurs politiques et philosophiques qui les compromettent tant aux yeux de l’Europe. Oui, certes, il y a bien des choses à dire en faveur des maîtres. Si leurs institutions sont solidaires de la moitié des erreurs où ils persistent, des fautes et des crimes qu’ils commettent, l’administration est solidaire de l’autre moitié, ses lâches complaisances ont assuré l’impunité aux propriétaires et avec le dessein « de ménager la délicatesse de tout ce qui se rattache à l’ordre intérieur des habitations, » elle a en définitive compromis la société coloniale.

La responsabilité d’aussi funestes désordres remonte à la métropole. Les fonctionnaires coupables, qui les nomme ? qui les maintient en place ? quelle prudence a-t-on mise à les choisir pour ces contrées livrées à des dissensions qu’il faut comprimer, à des antipathies qu’il faut réduire, en proie à un affreux échange de mauvais traitemens, qui excitent les représailles pleines de poison et de représailles pleines de poison qui excitent les mauvais traitemens ? Au milieu de ces difficultés locales et de circonstances qui demanderaient une administration si exquisement impartiale, à quelles mains sont remises les principales fonctions ? N’examinons que la Guadeloupe : le gouverneur, M. Jubelin, créole ; le procureur-général, M. Bernard, habitant ; le président de la cour royale, M. Lacharrière, créole habitant ; le procureur du roi, M. Marraist, habitant ; le juge royal, M. Des Îlets, juge unique, occupant le siége du tribunal de première instance, créole ; le substitut du procureur-général, M. Marcellin Mercier, créole habitant ; le directeur de l’intérieur, M. Billecocq, habitant ; le commandant militaire, M. Defitte, habitant ; le trésorier-général, M. Navaille, habitant, etc., etc. Quelle équité espérer d’une telle administration ? quelle sympathie pour les esclaves pourrait-elle avoir ? Nous n’accusons pas les individus, nous ne les connaissons pas ; mais au nom de la nature humaine nous sommes sûr de leur partialité. Ils sont hommes, ils obéissent à la loi commune qui nous enlève la force de condamner nos amis, qui nous pousse à persécuter nos ennemis.

Il y a aujourd’hui dans la magistrature des Antilles presqu’autant de créoles que d’européens, et comme bon nombre de ces européens se sont formés des liens de famille et de fortune dans le pays (contrairement à la loi organique de l’ordre judiciaire, 1828), il s’en suit que la justice de nos colonies est saturée de l’esprit colonial, esprit essentiellement blanc ; aussi est-ce de la justice blanche qui se rend dans toutes nos îles. L’oligarchie coloniale y est maîtresse des parquets et des tribunaux[1]. Que de dénonciations sont restées sans vérifications ; que d’enquêtes sans réponses ! Combien de crimes ont trouvé l’absolution du silence auprès de celui-là même qui devait les poursuivre ; ne citons qu’un exemple : Le 19 février 1840 l’esclave Adonis vient se plaindre à la gendarmerie d’avoir été soumis à des châtimens excessifs. On le renvoie au maire de la commune de son quartier, M. Belloc, maire de Saint-François, qui pour lui apprendre à porter plainte fait donner un quatre piquets à ce malheureux, en présence même de la gendarmerie.

Le juge-de-paix du Moule dénonce le fait au procureur du roi, M. Marraist, par une lettre en date du 22 février 1840, rappelée dans une autre lettre du 4 mars 1840. Le procureur du roi ne répond pas. Une nouvelle lettre du 7 mai informe le procureur-général, M. Bernard ; le procureur-général ne répond pas davantage, et l’affaire en reste là.

Mais dans les poursuites qui arrivent au grand jour, quels jugemens, hélas ! Le 31 juillet 1840, le tribunal de Saint-Pierre condamne une femme, mademoiselle Noelise (mulâtresse) à cinq ans de réclusion, pour avoir repoussé et renversé un homme, M. Asselin Chambuert (blanc), qui est entré violemment chez elle, une rigoise à la main, et qui s’est blessé à la tête en tombant. Le 15 mai 1841, le même tribunal condamne M. Lalung fils (blanc), accusé de blessures volontaires, avec préméditation et guet-à-pens, blessures ayant occasionné une incapacité de travail de plus de vingt jours, sur la personne de M. Nelson (mulâtre), le même tribunal, disons-nous, condamne M. Lalung à deux mois de prison !

M. Mahaudière (blanc), accusé d’un crime barbare, reste malgré l’arrêt de poursuite, parfaitement libre chez lui, jusqu’à ce que la chambre d’accusation ordonne de le faire arrêter ; tandis que des miliciens (hommes de couleur) condamnés à la prison pour insubordination, sont transférés à pied et entre des gendarmes de la Pointe-à-Pitre au fort de la Basse-Terre[2] !

Quelle est l’âme qui ne se sentirait pas émue en présence de ces débauches judiciaires ! Jugez de l’amertume que ces cruelles distinctions doivent mettre au cœur des sang mêlés, et combien elles peuvent envenimer les haines de caste qu’il faudrait au contraire étouffer avec tant de soins ! Tout le monde sait que les troubles qui ont eu lieu en 1841, à la Pointe-à-Pitre, naquirent du ressentiment qu’avait inspiré à la jeunesse de couleur la brutalité injurieuse du commandant militaire, M. Defitte. Mais M. Defitte n’est pas créole, va-t-on dire, nous le savons ; peut-être cependant en a-t-il pris quelques-unes des passions, en contractant des intérêts créoles et en entrant par mariage dans une famille créole. Qu’importe que vous ne soyez pas colon. Si vous êtes possesseur d’esclaves, vous acquerrez les idées des colons, et vous n’en serez que plus dur ; car vous n’aurez pas la vieille habitude des concessions à faire à l’esclavage.

Il suffit d’être désintéressé pour concevoir qu’il n’y aura jamais bonne justice, ni bonne administration aux colonies, tant que la magistrature et les agens de l’état y auront des intérêts. De quelqu’énergique probité qu’on soit doué, on subit alors malgré soi l’influence du milieu exclusif dans lequel on vit ; on se retire le libre examen. L’autorité domestique étant en perpétuelle opposition avec l’autorité publique, celle-ci ne veut pas agir, crainte de faire dommage à l’autre ; et quand elle ne viole pas ouvertement la loi, elle se tire d’embarras par des compositions où succombent l’ordre véritable, la morale, l’humanité ; disons en un mot la justice, car la justice, c’est toutes les perfections et tous les biens ensemble.

Qu’on se rappelle la position du procureur du roi, M. Maraist, dans l’affaire Mahaudière. Européen de naissance, mais marié à la Guadeloupe, sa conscience n’était-elle pas enchaînée malgré lui ? Devenu habitant, pouvait-il dire au monde du haut de son tribunal, les excès auxquels un habitant à la faculté de se livrer ? Aussi quelle lutte entre le magistrat chargé des intérêts de la justice, et le propriétaire obligé de ménager les intérêts de la communauté ! Il se transporte sur un établissement pour constater une séquestration de vingt-deux mois, il y reçoit l’aveu du propriétaire et il ne délivre pas immédiatement la victime, il ne la regarde même pas, il ne se fait point ouvrir le cachot ! Quoique seul, sans suite, sans appareil, il craint encore de compromettre l’autorité du maître. « Envoyez-moi cette femme demain à tel endroit, dit-il, là je l’interrogerai ; les actes seront censés accomplis aujourd’hui. Nous demanderons son extradition. » Oh ! qu’il paiera cher cette fatale complaisance ! Le lendemain la pauvre esclave lui est amenée dans un cabrouet ; elle ne pouvait marcher. Il faut pourtant bien dresser un procès-verbal ; il le rédige, il le date… Il le date de la veille ! Il commet un faux… Fait-il arrêter le coupable ? non, il n’ose prendre l’initiative des poursuites, il considère le scandale que soulèvera un pareil crime ; il voudrait l’étouffer, il en réfère à son chef. Ce chef est trop habile pour se laisser prendre à un tel piége. Il juge que son inférieur veut Jli laisser toute la responsabilité du silence vis-à-vis de la métropole ; il ordonne de poursuivre.

On instruit donc. Arrive le jour des débats.

Le malheureux officier public se présente tout chargé de la haine des colons, car ils lui pardonnent d’autant moins que ses alliances faisaient davantage compter sur lui. C’est un transfuge, un traître ! À le voir on comprend bien qu’il n’a pas l’âme calme d’un magistrat, et qu’il est partie au procès. Son visage est d’une pâleur mate, ses traits sont sillonnés d’amertume ; sa voix est fébrile, quoiqu’il fasse ; et sous le calme que les hommes savent acquérir par une longue domination d’eux-mêmes, une profonde agitation intérieure se révèle aux yeux de celui qui observe. Quel affligeant spectacle ! Son réquisitoire commence par une apologie, une défense personnelle à l’endroit de la colonie ; il explique qu’il avait été mis en demeure par une dénonciation, qu’il ne pouvait se dispenser de procéder contre un coupable ; il cite des articles du Code pour prouver qu’il ne lui a pas été possible de reculer ! C’était une chose affreusement triste de l’entendre demander pardon de remplir son devoir. — La défense est impitoyable, elle profite de tous ses avantages ; elle ne lui épargne rien ; elle lui fait boire le calice jusqu’à la lie ; sur son parquet il est accusé de faux ; sur son parquet il est obligé d’avouer qu’il a rédigé le procès-verbal de la descente sur lieu d’une manière inexacte, et à son tour il accuse le prévenu de lâche ingratitude ; car « si je n’ai pas fait ouvrir le cachot sur le champ, devant moi, c’est que l’atelier était présent, et que j’ai voulu ménager votre autorité. »

Sans doute l’acte de M. Mahaudière n’était point généreux ; il récompensait cruellement les premiers égards qu’on avait eus pour lui, mais l’humiliation publique subie par l’homme de la justice était méritée, et l’on voudrait qu’elle atteignit plus souvent le magistrat prévaricateur.

Voilà le sort du représentant de la loi qui ne s’est pas conservé dans un austère isolement !

Les créoles, s’ils lisent jamais ce livre, vont s’indigner et se plaindre d’être mis en suspicion. Qu’ils réfléchissent, ils se rappelleront que le premier président de notre cour suprême descend de sa place, s’il se présente aux pieds du tribunal quelqu’un des siens. Toutes les morales du monde défendent d’être juge dans sa propre cause ; or, il y a aux colonies des maîtres et des esclaves, des blancs, des nègres et des sang mêlés ; ce sont des classes malheureusement bien distinctes et ennemies. Le maître qui juge des esclaves, le blanc qui juge des nègres et des sang mêlés, sont donc juges dans leur propre cause. Les européens, libres des pernicieuses idées de caste et de couleur, seraient seuls propres à rétablir un peu l’équilibre. Et encore voudrions-nous les renouveler souvent. Les créoles sont si forts, leur cohésion par suite de leur petit nombre et des intérêts communs qu’ils ont à soutenir, est si grande, l’influence de la fortune et de l’éducation qu’ils possèdent exclusivement est si considérable, que l’on ne saurait s’entourer de trop de garantie contre les dangers de leur despotisme et de leurs propres passions.

Il faut le désordre et le manque de suite qui caractérisent notre administration et font tant de mal au pays, pour que l’écrivain occupé des questions coloniales ait encore à répéter de telles choses. On verra si l’on veut jeter les yeux sur l’extrait suivant de Boyer Peyreleau, qu’il y a plus d’un siècle qu’elles sont passées à l’état de vérités reconnues.

« L’expérience avait démontré au gouvernement le danger d’appeler aux premiers emplois des colonies des créoles ou des propriétaires. Dès le mois de novembre 1719, il avait dû défendre aux chefs d’y acquérir des habitations[3], mais on laissa tomber cette défense en désuétude, et de nouveaux inconvéniens s’en suivirent. Une ordonnance rendue le 1er décembre 1759, défendit aux gouverneurs, aux intendans et aux officiers d’administration des colonies d’y contracter des mariages avec des créoles et d’y acquérir des biens fonds (Code de la Martinique, vol. Ier, p. 151 et suiv. ; v. II, p. 74 et suiv.). Un nouvel ordre du roi enjoignit, le 7 février 1761, de n’envoyer aux îles aucun chef ou sous-chef qui y serait propriétaire ou qui y aurait épousé une créole (archives de la marine, l’histoire politique fera connaître les motifs qui ont provoqué ces diverses ordonnances) ; mais on laissa de nouveau tomber dans l’oubli ces défenses préservatrices. Que de maux ont affligé les colonies de 1786 à 1822, qui n’auraient pas eu lieu si elles eussent été exécutées ? »

« L’homme est malheureusement toujours homme, c’est-à-dire faible, vain et intéressé. Quelqu’intègre que soit un chef trop intimement lié à la colonie où il commande, il ne résistera pas aux instances de sa famille, de ses parens, de ses amis, de ses créatures, ni à l’impulsion de ses intérêts, Les solliciteurs puissans et importans finiront par être écoutés, et c’est toujours aux dépens de la justice, au détriment du bien public et des intérêts des particuliers. »

L’organisation coloniale judiciaire de 1828, renouvela les défenses de 1719, 1759, 1761, mais on n’en tient pas plus compte que du reste.

C’est un grand malheur que le ministère de la marine perpétue les folles espérances des créoles, en leur montrant tant de faiblesse. Avec sa morale de juste milieu, le gouvernement joue dans cette grande affaire de l’émancipation, un rôle à tout perdre. Devant le pays, il se présente comme voulant l’abolition ; devant les créoles, il se présente comme entraîné par les chambres, et ils en jugent bien par le défaut de volonté, l’hésitation qu’il apporte dans toutes les choses coloniales. — Les colons, il est bon qu’on le sache en France, ne rendent pas du tout le gouvernement responsable de ce qu’on fait pour les nègres ; il n’obéit, disent-ils qu’aux menées et aux instigations des abolitionistes, il cède à l’activité pernicieuse de ces agens salariés de l’Angleterre, de ces amis gagés des betteravistes ; et il a même été question à un conseil colonial de dénoncer en forme la Société française pour l’abolition de l’esclavage, « de la traduire devant les tribunaux comme une association de mauvais citoyens réunis dans le but avoué d’opérer la spoliation et la destruction de cent mille de leurs concitoyens[4]. »

Si les créoles n’avaient point cette confiance que l’administration ne veut pas l’affranchissement, on trouverait en eux moins de résistance. Ce qu’il faudrait, avant tout, ce serait de la part du ministère une détermination bien arrêtée d’arriver à l’indépendance. Tant que les colonies le verront remettre la question d’année en année, la reculer comme s’il en avait peur, toute tentative de réforme sera reçue par elles comme une tentative d’assassinat ; quoi qu’on fasse, la liberté à chaque pas rencontrera de nouvelles difficultés. Ce m’est point ainsi qu’on gouverne ; veuillez où ne veuillez pas, mais décidez-vous.

Les colonies ont raison, elles demandent à sortir du provisoire, elles veulent savoir à quoi s’en tenir. Comment ne résisteraient-elles pas à ce qu’elles croient un mal, en voyant ces symptômes d’hésitation dans le pouvoir ? Comment penseraient-elles que la métropole veut réellement l’abolition, quand la métropole est plus arriérée même que les colons. Il est facile de nommer quelques créoles qui se sont dégagés des préjugés de leurs pays, M. Winter, de la Martinique, cet avocat créole, à l’esprit énergique et généreux, dont nous avons déjà parlé, s’est mis à la même table que son confrère sang mêlé, M. Porry Papy. Jamais directeur, procureur-général, préfet aspostolique n’osa en faire autant ; et MM. Boitel et Duquesne, fonctionnaires publics, qui le voulurent tenter il y a sept ou huit ans, furent renvoyés en France par le contre-amiral Dupotet, gouverneur, pour rendre compte de leur conduite au ministre ! Les colons emploient des gens de la classe libre dans leurs maisons de commerce, dans leurs études de notaires et d’avoués ; le gouvernement n’a pas encore eu assez de courage pour faire un magistrat d’un de ces nombreux affranchis que la faculté de droit a proclamés docteurs[5]. Combien cependant quelques fonctions élevées conférées à des hommes de couleur ne pourraient pas accélérer la fusion qui doit faire oublier les outrages du passé !

La France possède des habitations ! Nous avons visité celle du Trouvaillant près Saint-Pierre. Eh bien ! les esclaves de la France, les nègres du roi comme on les appelle, ne sont pas mieux traités que ceux du plus mince petit blanc. Aucun essai particulier n’a été tenté en leur faveur, aucune amélioration n’a été introduite dans leur régime ; il n’y a pour eux aucun avantage d’appartenir à la France ; point d’éducation, point de lecture, point de moralisation, aucun de ces enseignemens où l’homme au moins apprend à se connaître et à s’estimer. Des planteurs ont des usines moins délabrées, des cases plus belles, et une infirmerie mieux tenue que celles de la nation ! Et vous voulez que les colons vous supposent le désir d’affranchir : — Quelle honte, d’ailleurs, que le gouvernement de France ait encore des esclaves ! Pourquoi ne donne-t-il pas le signal de l’abolition en élargissant tous ses nègres, comme fit la couronne d’Angleterre le 12 mars 1831 ? Il hésite, tandis que le bey de Tunis vient de proscrire l’esclavage dans ses états ! La France reçoit maintenant des leçons d’humanité des régences barbaresques ! Ne se refusera-t-on pas à le croire ? Non-seulement la France possède des esclaves, mais elle leur dénie jusqu’au droit de rachat ! Nous avons sous les yeux une lettre signée de M. Brache, en date de Cayenne, 20 novembre 1840, et adressée à M. Goubault, conçue en ces termes :

« Cher monsieur,

« Désirant affranchir la négresse du domaine colonial Monique, j’avais écrit à M. Roujoux, l’ordonnateur, et je proposais de donner en échange de cette femme, une négresse à moi appartenant. Ce chef de l’administration a rejeté ma demande, prétextant que le conseil colonial, dont le concours est indispensable en pareille matière, refuserait d’émettre son vote sur un projet de décret dont le but serait en définitive d’accorder à Monique la récompense de bons services, dont elle peut justifier.

« Je m’étais basé sur les services de cette négresse, j’avais expliqué que cette femme attachée à l’atelier de l’hôpital, où elle est assujettie à un travail extrêmement rigoureux, et ayant un enfant libre, ne pourrait s’acquitter envers lui de tout les devoirs de la maternité.

« La proposition que j’ai faite étant entièrement dans l’intérêt du gouvernement, je ne pensais pas qu’elle put être refusée, car au moment surtout où la question de l’esclavage est décidée et l’urgence de la liberté proclamée, elle offrait au gouvernement outre la satisfaction d’humanité, l’avantage d’avoir une esclave de moins à payer.

« Je viens vous prier, non pas en votre qualité de procureur du roi, mais comme ami, de faire accueillir ma demande ; ce serait un service dont je vous resterais reconnaissant. »

M. Goubault ne put rien obtenir de l’ordonnateur ; et Monique est encore esclave du domaine de France !

Il est permis de le dire, sans crainte d’exagération, les autorités des colonies ne sont pas moins impitoyables pour les noirs que les plus mauvais maîtres ; on peut à peine ajouter foi aux actes infâmes qu’elles commettent elles-mêmes. Une épave a encore été vendue en 1838, à la Guadeloupe, avec autorisation du directeur de l’intérieur !

La nommée Manette arrêtée divaguant[6], le 1er novembre 1836, resta à la geôle de la Basse-Terre jusqu’au 15 février 1838, quoiqu’elle se dit libre. Elle ne justifiait ses allégations, il est vrai, par aucun titre ; mais personne ne la réclamait, et nul durant ce long espace de temps ne fit valoir de droit sur elle. Toujours malade d’ailleurs, et causant de grands frais à la geôle, Manette embarrassait fort le concierge. Il rendit compte à l’administration, et sur autorisation il vendit l’épave à un M. Bourreau, habitant de la Capesterre, pour six barils de farine de manioc destinés à éteindre une partie des frais qu’elle avait causés à la geôle. M. Bourreau revendit la pauvre femme avec bon bénéfice à un M. Delaville, brave homme, chez lequel elle se trouvait encore au mois de décembre 1839 !

Comment la justice serait-elle respectée là où ceux mêmes qui en reçurent la garde, ont le cœur si rempli d’injustice ?

Si les actes de l’administration coloniale sont d’une iniquité révoltante ; ceux de l’administration métropolitaine à l’égard des îles, sont marqués au signe d’une incurie, d’une faiblesse et d’une incohérence inexplicables. On trouble la paix des colonies par de petites ordonnances timides qui ne remédient à rien parce qu’elles ne veulent réellement rien. Mieux vaudrait s’abstenir. Qu’est-il résulté de l’ordonnance du 5 janvier 1840, privée qu’elle était de toute sanction pénale ? Aucune amélioration pour les ateliers, et une violente irritation chez les créoles qui jugeant l’inutilité fondamentale de ces moyens de juste milieu, n’y ont vu comme ils disaient « qu’un os à ronger, jeté aux abolilionistes pour les faire taire, » Les abolitionistes ne se taisent point ; les colons voyant qu’on craint de les attaquer franchement, s’indignent avec la chaleur de leur sang généreux, qu’on craigne de les défendre nettement, et le mal augmente.

Les coups terribles que le maître frappe quelquefois sur son esclave, émeuvent la sollicitude des bureaux de la marine, lorsqu’une circonstance quelconque les fait retentir jusqu’en Europe ; mais les réformes provoquées par les cris des victimes, sont toujours annihilées par l’inqualifiable timidité des réformateurs. Que peut produire l’ordonnance du 16 septembre 1841, issue de l’affaire Mahaudière ? Elle limite à trois jours l’emprisonnement disciplinaire par l’ordre immédiat du maître, elle fait obligation à celui-ci de livrer à la justice dans le même délai de trois jours l’esclave coupable d’un crime, elle commande en outre, que les cachots soient remplacés par des salles de discipline ; et ces mesures nouvelles une fois prescrites, elle ne pourvoit d’aucune manière à leur garantie et à leur efficacité, elle s’en remet sur ce point aux visites de patronage recommandées par l’ordonnance du 5 janvier. Or ces visites confiées à des magistrats presque tous créoles ou habitans, protecteurs d’esclaves bien choisis, personne n’ignore qu’un tiers des planteurs a refusé de s’y soumettre sans qu’il en ait été rien de plus. Quant à la nature des salles de discipline, l’ordonnance veut « que l’humanité n’ait rien à y reprendre », mais elle ne précise pas ce que l’humanité exige. Elle s’en rapporte encore aux magistrats, lesquels possédant des habitations par eux-mêmes ou par alliance, trouveront que les cachots sont très conformes à l’humanité puisqu’ils en ont chez eux, et se tiendront pour quitte vis-à-vis de la loi, en écrivant le mot salle de police sur les prisons actuelles. Tout le monde à leur place, et avec leurs passions en ferait autant. Puis, las d’un pareil effort en faveur de la population esclave, les bureaux se reposent et disent « qu’ils ont suffisamment restreint les pouvoirs exorbitans autrefois concédés, que le retour de tout abus, de tout acte arbitraire est impossible. » Vain mensonge ! Quels que soient leurs pusillanimes ménagemens, ils ont agité une fois de plus les colonies sans profit réel pour les esclaves, en jetant un second os aux abolitionistes qui ne sont pas assez dupes pour perdre temps à le ronger ; ils n’ont rien éclairci de l’avenir désolant et lugubre qu’annonce un présent funeste.

Répétons-le : la métropole ou pour s’exprimer moins généralement, le ministère de la marine, et l’on pourrait dire mieux encore le directeur du département des colonies au ministère de la marine, M. Saint-Hilaire en un mot, mérite en tout ceci les plus graves reproches. Il est impossible qu’il ne sache pas ce qui se passe. En tolérant les abus il en devient complice ; en les provoquant par les tergiversations de sa politique, il en est le premier coupable. Les créoles, malgré l’influence que donnent toujours les richesses et la supériorité intellectuelle seraient moins audacieux, si les actes du gouvernement étaient mieux déterminés, si tous les pouvoirs des îles, toutes les branches de l’administration n’étaient, comme on l’a vu, remises à des hommes de leur caste, ou voués aux intérêts de cette caste par des intérêts pareils.

La direction du département des colonies au ministère de la marine, est évidemment enveloppée de l’atmosphère coloniale, autrement elle ne maintiendrait pas dans leurs places plusieurs des principaux fonctionnaires des îles qui sont d’une manière patente, hostiles à l’émancipation. — S’il est des colons qui s’en réjouissent, il en est d’autres plus sensés qui comprennent le mal et le déplorent. Nous avons entendu des habitans de la Guadeloupe se plaindre que l’administration locale n’aidât point au sensible mouvement de libéralisme éclairé qui distingue la Basse-Terre. Ils ne pardonnaient pas au gouverneur, M. Jubelin, d’avoir su la détention de la fille Lucile dans le cachot Mahaudière, et d’avoir fermé les veux. Il est avéré que M. Jubelin avait connaissance du crime ; s’il eût fait son devoir, disent-ils, le retentissement de ce funeste procès n’aurait point précipité la destruction de l’esclavage de tout le temps que (dans leur opinion) il lui restait à mûrir. M. Jubelin, il est vrai, disait le 18 juin 1840, en ouvrant la session du conseil colonial : « Malgré de dangereuses excitations du dehors, malgré quelques imprudentes agitations au dedans, l’ordre règne dans le pays. Cette situation témoigne hautement de la sagesse qui a présidé à l’établissement d’une société, qui a pu résister à tous les ébranlemens que les circonstances ne cessent de lui imprimer depuis quelques années. » Le conseil colonial ne manqua pas de rappeler cette phrase dans sa réponse et d’y appuyer fortement. M. Jubelin cependant resta gouverneur ! Comment pourrait-il seconder la réforme, celui qui loue la sagesse de l’institution d’une société à laquelle on a donné l’esclavage pour base et pour pivot ?

L’autorité ecclésiastique s’accorde malheureusement avec l’autorité gouvernementale, pour trouver tout bien aux colonies telles qu’elles sont. Lors de la promulgation de l’ordonnance du 5 janvier 1840, M. Jubelin fit connaître qu’en ce qui concernait l’instruction religieuse, un arrêté prochain indiquerait les moyens de la mise à exécution ; l’arrêté était encore à venir au mois de novembre quand nous quittâmes la Guadeloupe, et M. Castelli préfet apostolique, l’attendait avec une patience toute chrétienne ! Non-seulement M. Castelli ne fait rien, mais il trouve que l’on fait trop, et s’en cache peu. Dans une lettre confidentielle aux curés, corrective d’une lettre publique, l’une et l’autre datées du 5 décembre 1839, il admet « que l’on peut choisir sur les habitations des personnes capables d’enseigner les premiers élémens de la foi. » Et il finit en disant : « Le plan que nous embrasserions en nous donnant ainsi d’utiles auxiliaires sur les habitations, serait aussi vaste que possible. L’on parle de doubler le personnel des prêtres dans toutes les paroisses de la colonie, ce projet serait abandonné comme inutile quand on verrait que notre nombre quelque faible qu’il soit, suffit néanmoins pour conduire l’œuvre à des résultats tout aussi avantageux. » On ne peut dire avec plus d’adresse que les planteurs suffisent à l’instruction religieuse des esclaves, et l’on ne peut mieux servir leurs vues secrètes. Le préfet apostolique regarde trente ou trente-deux prêtres, qui sont dans la colonie, comme capables d’instruire une population de cent trente mille âmes, et c’est sans doute parce qu’il pense aussi qu’il y a assez d’églises, pour y rassembler de tous points les ateliers à catéchiser, qu’il ne demande pas l’emploi de 80, 000 francs votés par les chambres, pour bâtir dans les divers districts des chapelles que l’on ne bâtit point[7]. Il est certain que les fonctionnaires en tenant une telle conduite ne s’exposent pas à l’animosité des créoles, mais il est moins certain qu’ils méritent les louanges des gens de bien,

Veut-on apprécier après cela l’homme qui occupe à la Guadeloupe la place d’où l’on agit le plus efficacement sur la population, M. Billecocque, directeur de l’intérieur ; ouvrez l’almanach de cette île pour 1840, publié sous l’omnipotence de sa censure ; vous y verrez que dans une chronologie historique, il fait régner Louis XVII en 93, Louis XVIII le Désiré en 95, qu’il supprime complètement la république, le directoire, l’empire et ne nous accorde Louis-Philippe que sur l’abdication de Charles X. Ces idées là ne sont que ridicules dans un particulier, elles deviennent funestes dans un fonctionnaire public ! Le partisan outré de l’ancien régime, ne doit-il pas instinctivement contrarier tout ce qui est de l’essence du nouveau régime ?

Faut-il s’étonner maintenant qu’aucune impulsion libérale ne vienne d’en haut, que le fisc fasse encore vendre des hommes et des femmes à l’encan, que les planteurs aient encore des cachots de quatre pieds d’élévation, que pas une fille libre n’obtienne une bourse dans les couvens des dames de Saint-Joseph, que l’état, propriétaire de plusieurs habitations domaniales, n’y ait jamais donné l’exemple de la moindre mesure progressive envers les nègres ? faut-il s’étonner surtout que les journaux des colonies censurés par l’administration ne rendent aucun compte des procès pour sévices contre les esclaves[8], ne publient que les faits contraires au succès de l’émancipation anglaise ; et jamais un de ceux, un seul de ceux qui pourraient modifier chez les créoles les idées fausses qu’ils ont sur la possibilité du travail libre, idées où prend naissance leur principal motif d’opposition à l’affranchissement ? Rien dans nos îles ne peut venir éclairer ni fortifier l’opinion publique, et les craintes de leurs habitans déjà trop prévenus s’augmentent et s’accroissent sans cesse à ce cri toujours répété de leur presse : « Les planteurs anglais sont ruinés, les nègres anglais tournent à la barbarie. » Si l’administration n’était amie de l’esclavage, les journaux censurés des colonies ne citeraient-ils que des documens opposés à l’abolition ?

Avant de terminer, qu’il nous soit accordé deux mots d’explication personnelle. Nous voulions tenir notre ouvrage à une hauteur toute politique, nous voulions éviter de descendre à attacher le blâme à des noms propres. Nous avons cependant été entraîné à le faire, nous le regrettons ; mais quand on voit ces magnifiques contrées menées au désordre qui les perdraient, entretenues dans les haines qui les tueraient, caressées dans l’aveuglement qui les ruinerait, si cela était possible, par ceux même qui devraient les sauver ; l’indignation avec la douleur ne se contiennent plus, et l’on ne peut s’empêcher de signaler les coupables, comme impropres à l’œuvre qu’il faut accomplir.


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  1. C’est ce qui a fait dire à l’un des accusés dans le procès de 1831 : « Je sais en ma qualité de créole, à quels juges j’ai affaire, je me réjouis d’avoir réussi à mettre la mer entre eux et moi. » Puis autre part : « J’ai peur des juges, peur des témoins, peur des jurés, peur d’une forme oubliée. Je suis né à la Martinique, et je sais comment tout cela s’y arrange ; je me rappelle que dînant un jour sur une habitation, on annonça que trois malheureux, accusés d’avoir voulu assassiner un de ces nobles colons, avaient été arrêtés, et que l’information avait totalement prouvé leur innocence. C’est égal, dit un convive, on aurait dû pendre un innocent pour l’exemple. Cet homme avait une idée exacte de la manière dont la faction coloniale entend la justice. Je m’en suis souvenu, et je cours encore. »
    (La vérité sur les événemens, etc.)
  2. Dix lieues de trajet.
  3. L’ordonnance dit : « Les gouverneurs et intendans, en devenant propriétaires, seraient portés à favoriser les intérêts particuliers des colons, aux dépens de la métropole. »
  4. Séance du conseil colonial de la Martinique, du 1er novembre 1838.
  5. Deux hommes de couleur viennent cependant d’être nommés, le premier, greffier à Cayenne, le 49 septembre 1840 ; l’autre juge-auditeur à la Martinique, le 24 mars 1841. Ces deux nominations tardives et exceptionnelles sont peut-être un symptôme d’une ère meilleure pour la justice aux colonies ?
  6. C’est le terme des colonies qui exprime l’état de vagabondage.
  7. M. l’abbé Dugoujon dans sa lettre à l’Univers, insérée le 3 septembre 1841, révèle que des communes de plus de trois mille âmes n’ont pas d’église. Il cite entre autres à la Guadeloupe celles du Gosier et des Abymes.
  8. Une instruction ministérielle toute récente vient cependant d’enjoindre aux parquets, de rédiger pour le Journal officiel les comptes-rendus des affaires criminelles. C’était un sténographe juré qu’il fallait.