Des colonies françaises (Schœlcher)/XXIII

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Pagnerre (p. 366-381).

CHAPITRE XXIII.

ÉMANCIPATION GÉNÉRALE ET IMMÉDIATE.


Tout moyen partiel est mauvais, parce qu’il est partiel. — Il n’y a pas de transition qui puisse paralyser les embarras du passage de la servitude à la liberté. — Une certaine perturbation est inévitable. — L’affranchissement en masse peut seul permettre d’enseigner à des esclaves les devoirs de l’homme libre. — Les nègres sont aussi préparés pour l’indépendance, qu’ils le peuvent être. — L’affranchissement en masse et immédiat n’est pas un moyen sans dangers, c’est de tous les moyens celui qui en a le moins. — Il rend toute résistance impossible, il fait cesser l’incertitude et l’agitation qui ruinent aujourd’hui les colonies. — Révoltes continuelles des esclaves. — Les créoles eux-mêmes et les autorités, avouent que la société coloniale est en péril.


Nous croyons avoir démontré le néant des moyens partiels et transitoires. Nous croyons avoir prouvé par l’exposition vraie des choses, que toute tentative de juste-milieu pour parvenir à briser les fers de l’esclave est incompatible avec l’existence de la société coloniale telle qu’elle est maintenant. La complète anarchie d’idées qui règne parmi les créoles dès qu’ils abordent cette question, confirme notre opinion. Si pour rendre la liberté due aux nègres on croyait devoir s’arrêter au principe d’un régime intermédiaire, si pour obtenir l’assentiment désiré et désirable des colons, on les chargeait d’indiquer ce régime, nous posons en fait qu’il n’en est pas un qui put réunir une majorité respectable, à moins que ce ne soit la prolongation de l’esclavage sous un autre nom.

Nous sommes convaincu de l’importance que l’on doit mettre à obtenir l’acquiescement des créoles ; un des plus grands malheurs qui put arriver à l’abolition serait qu’elle les eut pour adversaires déclarés. Nous l’avons déjà dit et nous ne demandons pas mieux que de le répéter ! La réforme ne se fera avec toutes les chances d’une réussite facile, qu’étayée de leur concours, mais nous en sommes également persuadés ; ce concours on ne pourra l’obtenir qu’en les soumettant à la nécessité fatale du succès. Aussi n’hésitons-nous pas à proclamer dangereux et funeste tout régime intermédiaire. Dangereux, parce que l’on ne saurait rien toucher à l’esclavage sans mettre aussitôt en péril le droit et l’autorité du maître, funeste parce qu’il ne peut être comme l’apprentissage britannique, qu’un esclavage continué.

Cette demi liberté, après les hautes espérances que la proclamation du principe fait concevoir aux nègres, ces distinctions composées, difficiles à saisir pour des esprits incultes, ces incertitudes de leur position, tout cela est pour eux une cause de mécontentement. Servitude déguisée, l’état mixte, comme nous le disait M. Salvage Martin, d’Antigues, « est bien plutôt la préparation de la fainéantise libre que du travail volontaire. » Il engendre mille tiraillemens, d’où naissent les colères et les rancunes. Il n’y a de bien possible, il n’y a d’initiation possible au bien, ni dans la servitude ni dans aucune situation analogue.

Plus nous analysons l’orgueil des propriétaires et la susceptibilité des esclaves, plus nous nous assurons que l’on trouvera tout avantage à en finir d’un seul coup, et à se donner vis-à-vis des nègres le mérite d’une libéralité sans condition, par un vaste affranchissement sans réticences. Les termes moyens ne sont propres qu’à tout aigrir, tout envenimer, en ne rendant personne heureux de son sort. Ne touchez pas à la servitude ou donnez la liberté complète : sachez renoncer à l’une ou accepter l’autre. Point de classe intermédiaire, point d’affranchis d’État, point de moitié de citoyens, cela détruit l’homogénéité que doit avoir une société pour marcher de ferme allure, cela ne sert qu’à susciter des collisions, provoquer mille petites lois spéciales, multiplier les complications, les écritures, les bureaux, les commis. Et tout ce mal ! pour aboutir en définitive à la solution de continuité que l’on redoute, et à laquelle il faudra cependant toujours arriver un jour ou l’autre dans quelque lointain avenir qu’on veuille la rejeter. Ne craignons pas de nous répéter pour faire passer notre idée dans l’esprit du lecteur : tout mode d’affranchissement partiel nous semble mauvais essentiellement, surtout parce qu’il n’atteint pas le but cherché, car, pour prolongés que soient les atermoiemens, ils doivent avoir une fin, et à l’époque de cette fin on devra toujours subir le choc que l’on veut en vain amortir.

C’est la préoccupation l’on est de vouloir conjurer les premiers momens de perturbation qui suggère des termes dilatoires ; il serait plus raisonnable de s’avouer nettement à soi et aux autres qu’il n’y a pas de transition praticable, et qu’on se doit résigner à l’ébranlement qui suit les grandes secousses dans les choses politiques comme dans les choses naturelles.

Il est puéril de s’obstiner à méconnaître cette nécessité fatale, il serait indigne d’un écrivain de bonne foi de la dissimuler, et nous y répugnons d’autant plus, que ne fut-elle point inévitable, nous nous croirions en droit d’examiner si les maux qu’entraînerait une réforme forcée seraient pires que la prolongation, même déterminée, du crime qu’elle effacerait.

Cette perturbation, pourquoi ne pas l’envisager face à face afin d’en prévenir les plus dangereux effets ? Quelque soin qu’on y donne, quelque retardement qu’on y apporte, à quelqu’époque et à quelque génération que l’on s’adresse, le jour où l’on fera passer des hommes de la non liberté à la liberté, des désordres prendront place. Lorsque vos fils sortent du collége, vous ne pouvez les retenir, ils vous échappent. Pendant un an, deux, trois ans, les voilà qui fuient les livres,courent la ville, inventent toutes sortes d’étranges plaisirs, s’abandonnent à la fougue de leurs passions ; et quand ces émancipés qui viennent d’achever leur philosophie, qui ont lu Socrate dans Platon et Xénophon, qui savent Homère par cœur, se livrent ainsi à la première furie de l’affranchissement, vous voulez que des esclaves n’aient pas aussi leurs jours d’ivresse ! Folie et injustice. Nous vous disons, nous, que pour aller du Havre à la Martinique il faut traverser les mers, et que cherchassiez-vous mille ans à construire un chemin pour y arriver par terre, vous ne le trouverez pas.

Certainement l’émancipation ébranlera les colonies, mais il faut que l’émancipation soit. La révolte sanglante les ébranlerait bien davantage. Plus il est difficile de changer les bases d’une société, plus il y a de raisons pour en essayer l’entreprise législativement, et ne pas laisser tout faire à la violence.

En définitive, abolir l’esclavage, c’est opérer une révolution, sans aucun doute. Dites-nous seulement : en est-il une dans les annales du monde qui se soit accomplie aussi pacifiquement que celle dont les colonies anglaises viennent d’être témoins ? La nôtre aura ses difficultés comme la leur ; mais en présence de sa nécessité, c’est un fait dont chacun se peut réjouir d’avance jusqu’au fond de l’âme, qu’elle n’aura pas de dangers.

La raison et l’humanité voulant l’abolition, il n’est pas sensé d’en grossir les embarras, car on doit les subir, et ils s’agrandiront à mesure que l’on reculera ; il serait sage au contraire de calculer les moyens propres à les paralyser et à diriger des forces qui deviendront d’autant plus terribles qu’on les aura plus comprimées. — Il se condamne à l’immobilité, celui qui cherche les moyens d’opérer la réforme sans aucune secousse. Ce n’est pas la faute des esclaves si on les a changés en brutes, et le temps ne saurait aplanir des difficultés qui tiennent à la nature des choses. Fût-il possible d’initier des ilotes, on n’obtiendrait d’autre résultat que d’en faire des hommes raisonneurs, inquiets, mal disposés à l’engourdissement obligé de leur condition. L’expérience de l’apprentissage chez les Anglais a prouvé qu’aucune mesure d’amélioration n’était applicable à des esclaves ou demi-esclaves.

Pour tout dire, ces préparations que l’on sollicite et dont nous avons démontré plus haut l’impossibilité radicale, ne sont que des pièges tendus à la crédulité des âmes candides. Sauf d’honorables exceptions, nous estimons qu’il n’y a pas une entière bonne foi de la part des créoles à demander qu’on mette les nègres en état de jouir de la liberté avant de la leur accorder. Voyez en effet : ils prétendent d’un côté qu’il est utile de préparer leurs esclaves comme l’Angleterre avait préparé les siens[1], et de l’autre ils s’efforcent de démontrer que les noirs anglais ne font rien du tout. En bonne logique, quelle conclusion tirer de là, sinon que l’institution est sans bénéfice ou que la demander est un échappatoire. Nous soutiendrons toujours, nous, que l’affranchissement en masse peut seul permettre d’enseigner à un esclave les devoirs d’un citoyen. C’est là une science pour laquelle on ne saurait faire d’étude au fond de l’obscurité nécessaire des cases à nègres. Apprendre la liberté à un être qui reste hors de la liberté ! autant vaudrait tâcher d’apprendre la natation à un enfant sans le mettre dans l’eau. Vouloir créer les vertus de l’homme libre dans l’homme esclave, c’est rechercher l’effet sans la cause.

Que parlez-vous du danger qu’il y aurait pour eux-mêmes à les livrer à leurs propres instincts ? Prétendez-vous donc absolument les comparer à ces animaux domestiques qui ne savent plus trouver leur pâture, lorsqu’un accident les rend aux bois. Est-ce que les nègres anglais que leurs maîtres présentaient aussi comme hors d’état de gravir la rude échelle de la civilisation, ne vivent pas très bien ? Le Code noir comptait si peu sur l’esclave, qu’il n’avait pas voulu s’en rapporter à lui du soin de sa subsistance, il défendait à l’habitant de se décharger de l’obligation d’y pourvoir. Aujourd’hui néanmoins, presque partout dans les colonies françaises, ce sont les nègres qui se nourrissent eux-mêmes avec le samedi. Les maîtres ont implicitement confessé que la très grande majorité de leurs serfs ne sont pas aussi dénués de l’esprit de prévoyance qu’on le dit maintenant. Puisque le nègre sait se nourrir dans l’esclavage, la responsabilité de la vie n’est donc pas au-dessus de ses forces, il a donc le sentiment de l’avenir et les facultés d’économie qu’on lui refuse ? Bien mieux, il préfère le samedi à l’ordinaire ; l’initiative ne l’effraie donc pas ?

La situation morale des noirs, telle qu’elle est, nous paraît suffisamment avancée pour qu’il n’y ait aucun danger à les nommer citoyens. Ils se feront à leurs droits en les pratiquant, à leurs devoirs en les remplissant, de même que les bourgeois français deviennent bons jurés en exerçant les hautes fonctions du jury. Leur aptitude à comprendre l’indépendance ne peut se développer que dans l’indépendance.

De l’aveu de la commission de la Guadeloupe, « les déclamations des abolitionistes ont donné aux nègres des espérances dont il faut tenir compte[2]. » Il n’y a pas d’autre manière de régler ce compte que de leur donner la liberté ; et croyez-nous, ils y sont aussi préparés qu’on le puisse être, car ils la désirent, ils l’attendent ; car ils la veulent. Nous ne connaissons pas de meilleure préparation que celle-là, ni rien qui aille mieux contre les allégations de leurs ennemis. Quant au reste, ne craignez rien, les puissans moyens de la civilisation, les cinq Codes et quelques mesures spéciales fourniront les forces nécessaires pour maintenir l’ordre et conduire les affranchis, peu à peu, sans danger pour eux-mêmes ni pour personne, à la connaissance des obligations et à la jouissance des prérogatives de l’homme.

Abandonner aujourd’hui au terrible courant de notre monde anarchique des gens esclaves hier, nous ne disons pas que ce soit un moyen sans inconvéniens de les rendre à l’indépendance, nous disons comme publiciste et comme philantrope, que c’est de tous les moyens celui qui a le moins d’inconvéniens. Qu’il faille accomplir une telle œuvre avec calme, avec modération ; en détruisant le désordre servile qu’il faille assurer l’ordre libre et se garder d’imprudence, nous en sommes d’avis, mais que l’on puisse mettre quelque chose entre la servitude et la liberté, nous ne le croyons plus.

Et ici encore, que l’on me permette deux mots d’explication personnelle. Cette opinion que je manifeste, je ne l’ai pas prise parce qu’elle est la plus facile à prendre et dispense des peines d’une élaboration. Je ne m’enferme pas dans les hauteurs commodes de l’abstraction, je ne crois ni au droit divin, ni à toutes ces lois primordiales que chacun tourne à sa fantaisie, et dans lesquelles nos adversaires aux théories providentielles ont trouvé la servitude noire et blanche écrite tout au long. Ce n’est point d’un zèle fanatique que ma philantropie reçoit ses inspirations, ce n’est point d’enthousiasme que je demande l’abolition spontanée, ce n’est point pour obéir au principe sacré, qu’ému d’un désir passionné, je veux inflexiblement soumettre à l’heure même la société à ce principe, quelque déchirement qu’elle en puisse éprouver. De longues réflexions m’ont amené là, je ne suis pas arrivé du premier coup à l’émancipation immédiate et absolue, Dans la brochure de 1833, dont j’ai cité des extraits, je proposais un demi-siècle d’apprentissage. — Si je demande aujourd’hui la libération spontanée, c’est qu’en étudiant les choses, j’ai acquis la conviction que le problème de la conciliation du travail et de la liberté se peut résoudre avec moins de danger par cette voie que par toute autre.

L’élargissement en masse de tous les pauvres captifs noirs ne nous ravit pas seulement par son caractère d’immense charité, il se présente à nos yeux avec tous les avantages politiques et matériels d’une entreprise pratique. Il coupe court aux tâtonnemens douloureux, aux vains projets, à ce qu’il y a de faux, de malaisé, de précaire dans les situations mixtes. Il prévient ces inimitiés de l’apprentissage que l’épreuve faite aux West-Indies a dévoilées, et dont les suites troublent encore dans les îles de la Grande Bretagne les premiers jours de la liberté réelle. Fait accompli, irrévocable, absolu, sans retour, il ne laisse plus de prise aux résistances, chacun est intéressé à le voir triompher, à lui faire porter les meilleurs fruits, à en extraire toutes les vertus, à étouffer les répugnances qui pourraient ralentir sa marche ascensionnelle. Plus d’opposition possible de la part des uns, plus de discours agitateurs de la part des autres, plus de fluctuations. Les nègres sont heureux, il ne leur reste aucun sujet valable de plainte, leurs maîtres sortent du provisoire, les voilà enfin fixés, ils peuvent bâtir sur un terrain solide. La propriété coloniale rentrée dans le droit commun devient inattaquable, et acquiert une sécurité que maintenant elle a perdue à jamais. Les créoles cessent de trembler pour le lendemain, car ils peuvent faire eux-mêmes leur lendemain, ils deviennent forcément les meilleurs auxiliaires de l’émancipation, car ils ont un intérêt véritable à ce qu’elle réussisse, et les abolitionistes deviennent les meilleurs aides des créoles, car ils ont un intérêt de conscience et de morale à ce que la grande œuvre prospère.

Qu’on le remarque bien encore, il ne faudra pas plus de force, il n’en coûtera pas plus d’argent pour fonder un ordre définitif, que pour soutenir un mode intermédiaire. L’affranchissement simultané a de plus l’immense avantage de réhabiliter la terre d’un seul coup ; il emporte ce préjugé contre la culture qui, autrement, voue toujours les libres successifs à l’oisiveté, Le travail agricole n’étant plus le signe de la servitude, l’émancipé n’a plus à craindre de déroger en s’y livrant.

Les colons par leurs inquiétudes, témoignent suffisamment de la mauvaise position ou ils se trouvent. Ils n’osent plus dire qu’il faut garder indéfiniment l’esclavage, et ils ne veulent pas entrer franchement dans l’émancipation. Ils se plaignent qu’on les tient depuis longues années dans un état qui ressemble à l’agonie, et ils veulent toujours temporiser ; puis lorsqu’avec la lenteur que la France gouvernementale met dans toutes choses, ils voient la commission de la chambre ajourner le fameux rapport Tocqueville, le ministère nommer une autre commission pour examiner des faits retournés sous toutes leurs faces depuis quinze ans, et enfin cette commission elle-même s’ajourner du mois de juillet au mois de janvier, et du mois de janvier on ne sait à quand pour recueillir des documens ; ils s’écrient satisfaits : « Encore du temps de gagné. » Aveugles que vous êtes, c’est du temps perdu. Ne voyez-vous pas qu’au milieu de ces transes le mouvement a cessé. Tout le monde hésite, personne n’ose plus rien entreprendre, rien préparer, rien réparer même. Les bâtimens tombent en ruine, et la valeur des propriétés s’avilit sous l’incessante menace d’un changement qui effraye la majorité. L’état commercial subit ces tristes influences, le crédit s’altère chaque jour davantage, les embarras passés tournent à l’indigence ; les nègres s’impatientent, les irritations croissent, les passions s’enveniment, les évasions augmentent, les procès scandaleux se multiplient, enfin la possibilité d’une guerre avec les Anglais complète l’infortune de cette société malheureuse, placée entre les misères du présent ou les inquiétudes de l’avenir, et livrée à l’agitation maladive qu’éprouvent les populations dans l’attente d’un grand événement.

Nous espérons, pour le bonheur des colonies, que la session qui vient de s’ouvrir amènera quelque chose de définitif. La question de la liberté des noirs demande à être promptement résolue ; la régénération des îles en dépend. L’incertitude pour les masses comme pour les individus, est pire que la mort. Les colons sensés désirent que l’on en finisse. Si l’on ne fait rien, ils l’ont dit eux-mêmes, nous avons rapporté leurs paroles, tout est à craindre des ateliers en fermentation, si l’on s’arrête à quelqu’un des projets de juste-milieu, le malaise qui ronge les colonies ne cessera pas de les troubler ; on reviendra immédiatement aux interminables discussions d’aujourd’hui, et l’avenir sera de nouveau mis en jeu. Les vrais abolitionistes, ceux qui veulent changer autre chose que des mots, ceux qui ne se paient pas de phrases dogmatiques, ne croiraient pas le but atteint, et en continueraient la poursuite avec l’animation que donne un premier succès. Entre la France et l’esclavage il y a un combat à outrance : la France ne quittera les armes que le jour les noirs seront véritablement libres. Pour notre compte, telle est l’ardeur de notre foi, que nous ne nous contenterons jamais d’une réparation à demi.

Il ne s’agit plus de savoir si les nègres sont mûrs pour la liberté, ni de discuter métaphysiquement s’ils sont « naturellement subordonnés à la tutelle du blanc[3], » s’ils sont « propres à jouir de la vie sans appartenir aux blancs ; » il s’agit de leur donner la liberté qu’ils veulent, la liberté qu’il est équitable de leur rendre. Il ne s’agit plus d’examiner s’ils sont dignes des droits politiques, il s’agit de les en investir, parce qu’ils sont capables de s’en emparer eux-mêmes si l’on différait, et cela montre assez qu’ils le méritent. Quoi qu’on ait pu faire pour les abrutir, ils ont crû dans l’esclavage pour l’indépendance, et si on ne les émancipait pas de bonne grâce, ils ne tarderaient guère à s’émanciper tout seuls.

Les esclaves comprennent. Et les colons le savent bien, l’esclavage est un volcan prêt à ébranler leur société, comme ces feux souterrains qui font encore trembler leur terre. Oui, vous le savez, vous vivez dans l’inquiétude tout en ne voulant point avouer vos craintes, le mot liberté vous fait frémir, la terreur est à l’ordre du jour sur l’émancipation ; vous mettez à l’index celui qui prononce une parole libérale : aussi, je vous l’ai dit, plus d’un parmi vous cachent le fond de leur pensée, plus d’un savent qu’il faut en finir, et ne confessent point leur vérité. Vous vous trompez les uns les autres… vous êtes en péril.

C’est qu’on aura beau reconnaître la douceur du régime actuel des esclaves, il y a dans la servitude le fouet, la contrainte, l’abstraction de tous sentimens intellectuels, l’impuissance de tout développement moral. Sous son masque, sans grimace douloureuse, on voit constamment percer l’invincible désir de l’indépendance, et de temps à autres se manifeste le brutal réveil de l’homme, réveil d’esclave avec l’empoisonnement dans l’ombre et la révolte au grand jour, la révolte sans la guerre, la révolte hideuse, accompagnée de l’incendie et de l’assassinat. Il ne s’écoule jamais dix années sans que les noirs, malgré la décomposition des plus nobles facultés humaines que la servitude opère dans leur âme, ne protestent par quelque violence contre leur prétendu assentiment volontaire à l’état où on les maintient. — Voyez à la Martinique seule, et sans remonter plus haut que 1811. Cette année-là, sous la domination des Anglais, révolte. En 1822, révolte ; vingt nègres du Carbet croient le moment opportun, ils tuent, ils brûlent, et sept d’entre eux paient de la vie leur espoir intempestif de secouer le joug. Vers cette époque, le poison fait tant de ravages qu’on en vient aux exécutions d’une cour prévôtale. En 1823, révolte ; c’est la célèbre affaire dite des hommes de couleur, d’où sortent les noms de MM. Fabien et Bissette, pour entrer à jamais dans l’histoire coloniale. En février 1831, révolte ; la conjuration est générale, elle éclate au cri de liberté ou la mort ! — Les meilleurs ateliers y prennent part, l’incendie est sur le point de triompher, un moment d’hésitation chez les insurgés arrête la guerre civile qui commence, les troupes s’emparent des plus coupables ; deux blancs, l’un créole, l’autre européen, l’un négociant, l’autre géreur, sont compromis, accusés, traduits devant la cour d’assises[4] avec cinquante prévenus, et bientôt vingt-trois esclaves marchent à la potence avec un courage héroïque en criant : Vive la liberté[5] ! Vers 1833, révolte encore : nouvelle tentative des hommes de couleur et nouvelle répression. Mais qui peut dire que les maîtres et la garnison seront toujours les plus forts ? qui ne se rappelle qu’un parti d’esclaves de l’antiquité tint long-temps contre les Lucullus, les Pompée, et mit le grand empire romain à deux doigts de sa perte ? — En trente ans, quatre, cinq insurrections de nègres ! Si chez nous les vraies émeutes sont si rares, jugez ce qu’il faut d’exaspération à des esclaves pour arriver jusqu’à l’emploi de la force ouverte ! Les assassinats légaux n’empêchent pas le flot de la liberté de se soulever à de longs intervalles, et d’entraîner toujours dans son impitoyable courant quelques-uns de ceux qui sont assez fous pour vouloir faire digue.

Appelons la liberté, la consolante liberté, cherchons par tous les moyens imaginables à l’établir pacifiquement ; elle seule peut délivrer le xixe siècle de ces cruautés, de ces empoisonnemens et de ces massacres juridiques qui le déshonorent.

Les colons se vantent beaucoup de la tranquillité des îles, et la présentent comme un témoignage du bien-être des nègres. On ne peut nier le calme dont ils parlent ici, et notre surprise a été grande, avec les idées que nous apportions, de voir leur parfaite quiétude au milieu de leurs nombreux esclaves. Mais il est permis de penser que les deux mille hommes de troupes réglées, entretenues dans chaque colonie, outre la milice et la gendarmerie, ne sont pas étrangers à ce calme extraordinaire[6] ; la barbarie d’une législation dont les arrêts punissent l’esclave qui lève la main sur son maître, comme le fils qui frappe son père, doit encore être comptée avec l’influence du préjugé, pour justifier les esclaves. C’est aussi sur des lois terribles qu’avaient établi leur repos, les Anciens vivant en paix au milieu de leurs esclaves, comme au milieu d’ennemis. Ce n’est assurément là qu’une paix de surface, et ils le sentent comme nous, ces hommes qui livrent pendant deux ans les ateliers aux fureurs d’une cour prévôtale, et se croient obligés d’offrir au dieu de leur sécurité des hécatombes de seize, dix[7] et vingt-trois têtes !

L’effet singulièrement opposé que les derniers bruits de guerre ont produit sur les Antilles françaises et anglaises donne à juger d’une manière très nette des différences de l’état libre à l’état esclave. Chez nous on fit beaucoup de préparatifs, on se mit vigoureusement en défense, et l’on regarda plus d’une fois du côté des cases à nègres en secouant la tête. Chez nos voisins, rien. Et comme nous paraissions choqué de cette tranquillité : « Tout le monde ici, nous fut-il répondu, est intéressé à défendre le pays, nous n’avons point d’esclaves à craindre ; vous aurez bien assez à faire, vous, avec les vôtres. »

Loin de nous la pensée mauvaise de vouloir acquérir l’abolition par la peur, de semer dans les esprits des craintes mal fondées, mais il n’est que trop vrai, la paix actuelle de nos îles, n’est due qu’à la persuasion où sont les esclaves qu’on s’occupe d’eux et qu’ils seront bientôt libres. Les hommes doués d’une oreille assez fine pour entendre ce qui se dit tout bas dans les cases à nègres, savent qu’il faut prendre garde. Les maîtres eux-mêmes en nous reprochant l’agitation qui existe dans les ateliers, annoncent explicitement un danger. — Que l’on ne nous accuse pas de juger la situation des colonies avec nos instincts d’abolitioniste, nous ne sommes pas les seuls à les croire en péril, ce n’est pas légèrement, sans doute, qu’un membre du conseil colonial de la Martinique, M. A. Fortier, a osé dire : « La société coloniale offre aujourd’hui l’image de l’anarchie la plus complète, cette anarchie s’est formulée plusieurs fois en incendies et en révoltes ; l’autorité a rétabli l’ordre, mais l’anarchie n’en existe pas moins, elle s’est réfugiée dans tous les cœurs, elle se montre à la moindre occasion[8]. » Encore une fois que l’on y songe, les craintes que nous manifestons ne sont point celles d’un homme préoccupé de certaines idées. Il nous est facile de prouver que les nécessités de la position n’échappent pas aux créoles de bon sens. On vient d’entendre M. Fortier de la Martinique, voici maintenant ce que je trouve dans un mémoire qu’un habitant propriétaire de la Guadeloupe m’a fait l’honneur de m’envoyer. « Ainsi l’intérêt même des colonies réclame une solution immédiate de la question, cette solution ne peut être contraire à l’émancipation, si elle l’était, si la chambre des députés prononçait cet arrêt : l’abolition est indéfiniment ajournée, elle donnerait un signal de troubles et de désordres. La population esclave, dans l’attente de l’événement qui lui est annoncé, que le sentiment de la justice qu’elle porte en elle lui fait pressentir, frustrée dans ses espérances, éclaterait peut-être, et les terribles manifestations de sa colère seraient les conséquences de cette imprudente décision. » Écoutez maintenant un délégué des blancs de Bourbon : « La sourde fermentation qui se manifeste au sein des populations coloniales annonce que l’équilibre n’y existe plus. L’esclavage s’en va, il est condamné par l’opinion, et de cet état des esprits à la violence, il n’y a qu’un pas. Cette opinion a besoin d’être aidée et dirigée dans sa marche, si l’on ne veut pas exposer les colonies à toutes les éventualités de convulsions sociales[9]. »

Les autorités elles-mêmes proclament tout haut que le moment est venu. Le gouverneur de Bourbon, dans son discours d’ouverture au conseil colonial (27 avril 1840), a dit : « L’ordre public, d’accord avec l’humanité, exige que l’on s’occupe d’améliorer le sort d’une partie de la population. » Enlevez à ces paroles les voiles obscurs du langage officiel, et il vous restera « si vous ne voulez pas que la tranquillité publique soit compromise, affranchissez les esclaves. »

Il faut donc en finir, il est temps. Et les demi-mesures, on le voit, seraient plus dangereuses qu’utiles.

Les nègres, comme l’a dit M. Gilland, ouvrier serrurier, pour les prolétaires[10] : Les nègres « ne demandent pas à souffrir moins, ils demandent à ne plus souffrir du tout. »

Quand nous songeons à tous les dangers qui entourent la propriété coloniale si l’on persistait à vouloir simplement modifier l’esclavage, nous sommes tenté d’affirmer que notre proposition d’émancipation immédiate contient seule les conditions de salut pour les colonies livrées aujourd’hui aux troubles d’une propriété réprouvée, et menacées dans un avenir prochain des catastrophes qui sont la fin de toutes violences.

Travaillons vite, travaillons sans relâche à cette œuvre de salut commun. Les nègres deviendront chaque jour plus faciles à remuer, plus impatiens du joug, à mesure qu’ils seront moins ignorans. Quelqu’abrutis qu’ils soient encore, le sentiment qu’ils ont acquis de leur misère est devenu un écueil pour la paix des colonies ; ils perçoivent confusément leur abjection et s’en indignent.

Donnez, donnez ce que vous devez pour qu’on ne vous l’arrache pas ; ne laissez point accomplir par les voies sanglantes de la violence ce que la justice et la raison peuvent faire avec profit pour tous. Le feu couve, il n’est pas éteint.

L’émancipation, telle que nous la comprenons, sera peut-être plus facile encore que nous ne pensons nous-même, elle s’opérerait à l’heure présente avec d’autant moins de désordre que tout le monde, maîtres et esclaves attendent une résolution grave de la métropole.

On peut donner à ces vastes inquiétudes une issue favorable, heureuse, fortunée. Mais que l’on proclame le maintien de ce qui est, et elles auront certainement une issue ruineuse, sanglante, lamentable. Spectre de Saint-Domingue, sors de tes rouges linceuls, lève-toi et viens attester nos dernières paroles, pour épouvanter « ce peuple au col dur, » qui refuse d’écouter notre appel pacifique.


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  1. Dans notre ouvrage sur les colonies anglaises, on verra que les nègres anglais n’étaient pas plus instruits que les nôtres, et que les planteurs anglais disaient d’eux identiquement ce que les planteurs français disent encore des leurs.
  2. Rapport de M. Chazelles.
  3. M. Virey, Diction. des sciences médicales, article Homme.
  4. Voici comment l’un des accusés, raconte l’arrestation de ses nègres accusés avec lui : « Ils furent garottés avec une telle force, que les cordes leur coupèrent la peau. On les conduisit à la geôle leur innocence ne fut pas si longue à établir que celle de leur maître. Après neuf jours employés à les interroger, on les rendit à la liberté ; mais dans quel état !… Presque tous malades, furent conduits à mon hôpital ; les soins les plus assidus bornèrent la mortalité à quatre. Ils succombèrent à la maladie qu’ils avaient gagnée dans le cloaque on avait amassé cent créatures humaines. » (La vérité sur les événemens, etc.)
  5. Le blanc qui comparut dans cette affaire (l’autre s’était sauvé) fut acquitté. Encore de la justice coloniale ! On pend les soldats, on absout le chef ! Ou le chef était coupable, ou les soldats ne l’étaient pas.
  6. « Nous ne comprenons pas la peur que l’on veut bien éprouver pour nous. Que l’on nous donne deux mille hommes de troupes avec une bonne gendarmerie, que l’on n’attaque pas le respect de notre puissance morale, et je maintiens que nous n’avons rien à craindre. »
    (M. Guignod.)
  7. Dix nègres furent pendus à la Martinique le 4 décembre 1815, par suite d’un arrêt du conseil supérieur, en date du 30 novembre.
  8. Lettres sur l’esclavage.
  9. Considérations sur le système colonial.
  10. Ruche Populaire, journal des ouvriers.