Des colonies françaises (Schœlcher)/XXIV

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Pagnerre (p. 382-387).

CHAPITRE XXIV.

RÉSUMÉ.


Si comme le disent les colons on ne peut cultiver les Antilles qu’avec des esclaves, il faut renoncer aux Antilles. — La raison d’utilité de la servitude pour la conservation des colonies est de la politique de brigands. — Une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. — Périssent les colonies plutôt qu’un principe. — Il n’est pas vrai que le travail libre soit impossible sous les tropiques.


De tous les moyens qui se présentent pour opérer le changement que doit indispensablement subir l’état social de nos îles, et pour donner à leur existence une autre base que la servitude, celui qui offre le plus de chances favorables est donc, à notre avis, l’émancipation en masse pure et simple. Cette émancipation a pour elle la convenance, l’utilité, l’opportunité ; ses résultats immédiats seront pour les nègres faits libres ; la probabilité de ses heureuses conséquences finales doit fixer le colon sur la réalité de ses avantages.

Établir l’ordre au milieu de la cohue momentanée des nouveaux libres n’est point ce qui nous embarrasse. La contenance admirablement calme et douce des huit cent mille affranchis de l’Angleterre ne peut laisser de ce côté aucune crainte dans les esprits sérieux et de bonne foi ; leur conduite a fait évanouir le lugubre fantôme des massacres que l’on prédisait pour le saint jour de la liberté. Organiser le travail nous paraît être la seule, la grande difficulté ! À ce sujet, avant d’aller plus loin, nous avons besoin de dire un mot sur l’ensemble de la question.

La commission du conseil colonial de Bourbon a dit : « Le travail libre sera toujours impossible à obtenir sous les tropiques[1]. »

La commission du conseil colonial de la Guyane française a dit : « Le travail libre est une chimère aux colonies, parce que le climat qui énerve l’homme, favorise sa paresse en lui offrant sans effort de sa part tout ce qui peut suffire à ses besoins[2]. »

La commission du conseil colonial de la Guadeloupe a dit : « Le travail cessera dans les colonies, sitôt qu’il deviendra facultatif [3]. »

La commission du conseil colonial de la Martinique a dit : « C’est notre conviction profonde, notre foi sincère qu’il est impossible de maintenir sans l’esclavage un travail fructueux sur nos habitations[4]. »

Si l’on devait croire à l’infaillibilité des conseils coloniaux et à la rigidité de leurs formules, toute discussion serait inutile, il y aurait après de tels arrêts une seule chose à répondre : « Puisque l’on ne peut obtenir de sucre tropical qu’au moyen de l’esclavage, il faut renoncer au sucre tropical ; puisque les colonies ne peuvent être cultivées que par des esclaves, il faut renoncer aux colonies, à moins toutefois que vous tous partisans de la servitude vous ne consentiez à prendre la place des nègres par dévouement au sucre et aux colonies. Soumettez-vous volontairement au travail forcé, si vous le jugez utile pour fournir des marchandises d’encombrement à la marine de votre patrie ; mais n’espérez point que les honnêtes gens vous permettent plus long-temps d’y obliger des hommes qui s’inquiètent fort peu que votre marine et votre patrie aillent bien ou mal, par la raison qu’ils n’y ont aucun profit. »

Ce n’est pas là du tout l’opinion des planteurs. Au contraire, la chaleur des Antilles et ses influences énervantes étant données, ils en tirent la conclusion que les colonies ne pouvant être cultivées volontairement, il est juste d’y appliquer les nègres par voie de contrainte. C’est quelque chose, nous l’avouons, qui dépasse la portée de notre tolérance et de notre sang-froid, qu’un raisonnement aussi sauvage. Voyez-vous ces quinze à vingt mille hommes blancs qui viennent soutenir devant le monde entier que leur prospérité est attachée à la misère et à l’avilissement de deux cent soixante mille hommes noirs !!! Celui qui prétend avoir le droit de garder des hommes en servitude, parce qu’on ne trouverait pas de bras libres pour planter des cannes, et celui qui soutiendrait qu’on a le droit de voler parce qu’on n’a pas d’argent, sont à nos yeux deux fous ou deux scélérats absolument pareils.

Lorsque j’arrive à réduire ce droit à son expression la plus concrète, lorsque m’isolant par abstraction du monde matériel et me retirant dans le monde intellectuel, je me représente que de deux hommes l’un se dit le maître de l’autre, maître de sa volonté, de ses mouvemens, de son travail, de sa vie, de son cœur, cela me donne tantôt un fou rire, et tantôt des vertiges de rage.

Que l’esclavage soit ou ne soit pas utile, il faut le détruire ; une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. La raison d’impossibilité n’a pas plus de valeur pour nous que les autres, parce qu’elle n’a pas plus de légitimité. Si l’on dit une fois que ce qui est moralement mauvais peut être politiquement bon, l’ordre social n’a plus de boussole et s’en va au gré de toutes les passions des hommes. La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière ; chacun doit s’intéresser à l’innocent opprimé, sous peine d’être victime à son tour, quand viendra un plus fort que lui pour l’asservir. La liberté d’un homme est une parcelle de la liberté universelle, vous ne pouvez toucher à l’une sans compromettre l’autre tout à la fois.

Autant que qui que soit nous apprécions la haute importance politique et industrielle des colonies, nous tenons compte des faits, nous n’ignorons pas la valeur attribuée à ce qui se passe autour de nous, et cependant c’est notre cri bien décidé, pas de colonies si elles ne peuvent exister qu’avec l’esclavage. L’esclavage viole le principe de la liberté, principe qui n’est pas seulement une convention faite entre les hommes, mais aussi une vérité naturelle parvenue à son évidence ; la liberté en effet renferme à la fois le bien matériel et le bien moral, c’est-à-dire la destinée suprême de l’homme. Liberté, c’est équité, comme a dit lord Coke, le l’Hopital de l’Angleterre. Le principe de liberté étant donc juste sous toutes les faces, il doit être souverain, absolu, despotique. C’est pourquoi nous qui aimons mieux nous passer de sucre que d’abandonner nos sentimens d’humanité, nous le déclarons, et cela avec toute la gravité qu’un homme puisse mettre à se prononcer, nous acceptons dans son entière portée un mot célèbre, et nous disons, nous aussi : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe. » Oui, car un principe en socialisme c’est le cerveau en physiologie, c’est l’axe en mécanisme ; sans principes respectés il n’y a plus d’ordre, plus de société, plus rien, il ne reste qu’anarchie, violence, misère, chaos et dissolution.

Nous savons tout ce que les gens qui ne voient qu’un seul côté des choses, ont débité et débiteront encore contre cette pensée d’une forme abstraite, mais les injures ne sont pas des raisons, et leurs faux jugemens eussent-ils pu nous émouvoir, nous avions de quoi nous rassurer. Bien avant la Convention, dès 1765, les encyclopédistes avaient dit ce qu’elle n’a fait que répéter. « On dira peut être que les colonies seraient bientôt ruinées si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs de grand chemin seraient vides, si le vol était absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s’enrichir par des voies cruelles et criminelles ? Quel droit a un brigand de dévaliser les passans ? À qui est-il permis de devenir opulent aux dépens de ses semblables ? Non !… que les colonies européennes soient donc détruites plutôt que de faire tant de malheureux[5]. »

Ne veut-on reconnaître l’autorité de l’Encyclopédie, que l’on prenne le Dictionnaire théologique de l’abbé Bergier, et l’on y pourra lire ce qui suit à l’article Nègre. — « Il n’est pas possible, dit-on, de cultiver les îles autrement que par des esclaves, dans ce cas il vaudrait mieux renoncer aux colonies qu’à l’humanité. La justice, la charité universelle et la douceur sont plus nécessaires à toutes les nations que le sucre et le café. » Quelle différence y a-t-il entre ces mots et ceux de Robespierre ? Et l’abbé Bergier n’était point un révolutionnaire, c’était un homme sans passion politique, très bon, très savant, zélé défenseur de la religion catholique, et, de plus, fort ennemi des philosophes. À ce que nous venons de rapporter il ajoute ensuite avec une grande pénétration : « Mais tout le monde ne convient point de l’impossibilité prétendue de se passer du travail des nègres. Lorsque les Grecs et les Romains faisaient exécuter par leurs esclaves ce que font chez nous les chevaux et les bœufs, ils imaginaient et disaient que l’on ne pouvait faire autrement. »

En définitive, tous les sophismes du monde ne peuvent aller contre le droit. Les nègres doivent être libres, parce que c’est justice. Si lorsqu’ils seront libres ils ne veulent pas cultiver au-delà de leurs besoins, comme on l’assure, de deux choses l’une, ou il faut les remplacer au moyen de l’émigration par une population qui ayant déjà des besoins acquis travaillera pour les satisfaire[6], ou il faut rendre les îles à la nature qui ne les a pas faites pour l’homme, puisqu’il ne lui est pas possible de les exploiter sans user de violence envers quelques-uns de ses semblables. Il y a bien encore assez de sol en friche sur le globe, pour ne pas peupler celui qui ne le veut pas être. Tout en admirant l’humanité dans les prodigieux travaux qui ont transformé en terre-ferme les marais de la Hollande, nous avons grande pitié de la folie qui est venue là épuiser tant de force et de génie.

Mais que tous ceux qui comprennent l’immense valeur politique et industrielle des colonies se rassurent, les nègres voudront et les blancs pourront travailler. Alors que l’on n’aura plus à craindre de montrer aux noirs des blancs la houe à la main, ils se mêleront ensemble sur les champs des Antilles et de leur union, on verra sortir une activité nouvelle.

Les colonies ne doivent pas périr, elles ne périront pas, leur prospérité peut aller de front avec l’indépendance ; c’est dans l’indépendance que sera leur plus grande prospérité. Il n’est pas vrai que le travail libre soit impossible sous les tropiques, il ne s’agit que de savoir déterminer les moyens de l’obtenir ; et comme il n’est rien qu’il ne soit donné à l’homme de faire dans les limites de sa nature, on ne peut douter que cela soit possible. Toute la question pour nous se réduit donc là : organiser le travail libre.

Dans le chapitre suivant on verra ce que nous proposons pour atteindre ce grand but.


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  1. Séance du 6 février 1839.
  2. Séance du 21 novembre 1838.
  3. Rapport de M. Chazelles, 1841.
  4. Séance du 31 octobre 1838.
  5. Encyclopédie, article Traite des nègres.
  6. On a vu longuement exposés dans notre introduction les motifs qu’il y a de croire à la possibilité d’établir, sans aucun danger pour eux, des cultivateurs blancs sur les terres coloniales. En tout état de cause, nous sommes fermement persuadé qu’une émigration bien réglée d’Europe aux îles serait aussi utile pour l’Europe et les îles que pour les émigrans.