Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre II

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CHAPITRE II.

ORIGINE DES PEINES ET DU DROIT DE PUNIR.


La morale politique ne peut procurer à la société aucun avantage durable, si elle n’est fondée sur les sentimens ineffaçables du cœur de l’homme.

Toute loi qui ne sera pas établie sur cette base rencontrera toujours une résistance à laquelle elle sera contrainte de céder. Ainsi, la plus petite force, continuellement appliquée, détruit à la fin un corps qui semble solide, parce qu’on lui a communiqué un mouvement violent.

Consultons donc le cœur humain, nous y trouverons les principes fondamentaux du droit de punir.

Personne n’a fait gratuitement le sacrifice d’une portion de sa liberté, dans la seule vue du bien public. De telles chimères ne se trouvent que dans les romans. Chaque homme n’est attaché que pour ses intérêts aux différentes combinaisons politiques de ce globe ; chacun voudrait, s’il était possible, n’être pas lié lui-même par les conventions qui obligent les autres hommes[1]. La multiplication du genre humain, quoique lente et peu considérable, étant néanmoins supérieure de beaucoup aux moyens que présentait la nature stérile et abandonnée, pour satisfaire des besoins qui devenaient tous les jours plus nombreux, et se croisaient en mille manières, les premiers hommes, jusqu’alors sauvages, se virent forcés de se réunir. Quelques sociétés s’étant formées, il s’en établit bientôt de nouvelles, dans la nécessité où l’on fut de résister aux premières ; et ainsi ces hordes vécurent, comme avaient fait les individus, dans un continuel état de guerre entre elles. Les lois furent les conditions qui réunirent les hommes, auparavant indépendans et isolés sur la surface de la terre.

Las de ne vivre qu’au milieu des craintes, et de trouver partout des ennemis, fatigués d’une liberté que l’incertitude de la conserver rendait inutile, ils en sacrifièrent une partie pour jouir du reste avec plus de sûreté. La somme de toutes ces portions de liberté, sacrifiées ainsi au bien général, forma la souveraineté de la nation ; et celui qui fut chargé par les lois du dépôt des libertés et des soins de l’administration, fut proclamé le souverain du peuple.

Mais il ne suffisait pas d’avoir formé ce dépôt, il fallait le protéger contre les usurpations de chaque particulier ; car telle est la tendance de l’homme au despotisme, qu’il cherche sans cesse, non-seulement à retirer de la masse commune sa portion de liberté, mais encore à usurper celle des autres.

Il fallait des moyens sensibles et assez puissans pour comprimer cet esprit despotique, qui eût bientôt replongé la société dans son ancien chaos. Ces moyens furent les peines établies contre les infracteurs des lois.

J’ai dit que ces moyens durent être sensibles, parce que l’expérience a fait voir combien la multitude est loin d’adopter des principes stables de conduite. On remarque, dans toutes les parties du monde physique et moral, un principe universel de dissolution, dont l’action ne peut être arrêtée dans ses effets sur la société que par des moyens qui frappent Immédiatement les sens, et qui se fixent dans les esprits, pour balancer par des impressions vives la force des passions particulières, presque toujours opposées au bien général. Tout autre moyen serait insuffisant. Quand les passions sont vivement ébranlées par les objets présens, les plus sages discours, l’éloquence la plus entraînante, les vérités les plus sublimes, ne sont pour elles qu’un frein impuissant qu’elles ont bientôt brisé.

C’est donc la nécessité seule qui a contraint les hommes à céder une partie de leur liberté ; d’où il suit que chacun n’en a voulu mettre dans le dépôt commun que la plus petite portion possible, c’est-à-dire, précisément ce qu’il en fallait pour engager les autres à le maintenir dans la possession du reste.

L’assemblage de toutes ces petites portions de liberté est le fondement du droit de punir. Tout exercice du pouvoir qui s’écarte de cette base est abus et non justice ; c’est un pouvoir de fait et non de droit[2] ; c’est une usurpation, et non plus un pouvoir légitime.

Tout châtiment est inique, aussitôt qu’il n’est pas nécessaire à la conservation du dépôt de la liberté publique ; et les peines seront d’autant plus justes, que le souverain conservera aux sujets une liberté plus grande, et qu’en même temps les droits et la sûreté de tous seront plus sacrés et plus inviolables.


  1. On a critiqué, comme une assertion positive, ce sentiment de Beccaria, que tout homme voudrait, s’il était possible, n’être pas lié par les obligations qui lient les autres hommes, et faire de soi-même le centre de toutes les combinaisons de l’univers.

    « Cette critique n’est pas juste. L’auteur du livre des Délits sait bien que cette prétention serait une chimère ; et c’est ce qu’il indique très-clairement par cette condition, s’il était possible ; car c’est sans doute une chimère que de vouloir une chose qui n’est pas possible. Il ne s’agit pas ici d’un homme sensé, ni de ce moment de réflexion où l’homme balance avec justesse les avantages et les inconvéniens qui résultent pour lui de l’état de société, en opposition avec l’état de liberté illimitée de chaque individu avant la réunion ; il s’agit de ces momens de passion et d’ignorance, où l’homme qui a consenti à perdre une partie de sa liberté voudrait pourtant l’exercer toute entière ; il s’agit de ces désirs cachés et toujours subsistans dans le cœur, par lesquels nous regrettons cette portion de liberté que nous avons sacrifiée, malgré les avantages que ce sacrifice nous a apportés.

    » L’auteur italien sait bien, et le dit en plus d’un endroit, que si la loi n’oblige pas le particulier, aucun membre de la société ne sera obligé envers lui, et que le particulier perdrait à cela plus qu’il ne gagnerait. Mais il n’en est pas moins vrai, que chaque particulier, dans les momens de passion, et même habituellement, voudrait, ou du moins désirerait, d’un désir faible si l’on veut et continuellement réprimé, mais qui n’en est pas moins réel, désirerait, dis-je, que, s’il était possible, les conventions qui lient les autres ne le liassent pas lui-même. » (Note inédite de l’abbé Morellet.)

  2. On observera que le mot droit n’est pas contradictoire au mot force. Le droit est la force soumise à des lois, pour l’avantage du plus grand nombre. Par justice, j’entends les liens qui réunissent d’une manière stable les intérêts particuliers. Si ces liens étaient brisés, il n’y aurait plus de société. Il faut éviter d’attacher au mot justice, l’idée d’une force physique, ou d’un être existant. La justice est tout simplement le point de vue sous lequel les hommes envisagent les choses morales, pour le bien-être de chacun. Je n’entends point parler ici de la justice de Dieu, qui est d’une autre nature, et qui a ses rapports immédiats avec les peines et les récompenses d’une vie à venir (*). (Note de l’auteur.)

    (*) Ces distinctions et explications ne sont pas claires, et cela n’est point étonnant : c’est de la métaphysique du droit romain. (Note de Brissot de Warville.)