Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre IV

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 16-22).

CHAPITRE IV.

DE L’INTERPRÉTATION DES LOIS.


Il résulte encore des principes établis précédemment, que les juges des crimes ne peuvent avoir le droit d’interpréter les lois pénales, par la raison même qu’ils ne sont pas législateurs. Les juges n’ont pas reçu les lois comme une tradition domestique, ou comme un testament de nos ancêtres, qui ne laisserait à leurs descendans que le soin d’obéir. Ils les reçoivent de la société vivante, ou du souverain, qui est le représentant de cette société, comme dépositaire légitime du résultat actuel de la volonté de tous.

Que l’on ne croie pas que l’autorité des lois soit fondée sur l’obligation d’exécuter d’anciennes conventions[1] ; ces anciennes conventions sont nulles, puisqu’elles n’ont pu lier des volontés qui n’existaient pas. On ne peut sans injustice en exiger l’exécution ; car ce serait réduire les hommes à n’être plus qu’un vil troupeau sans volonté et sans droits. Les lois empruntent leur force de la nécessité de diriger les intérêts particuliers au bien général, et du serment formel ou tacite que les citoyens vivans ont fait volontairement au souverain.

Quel sera donc le légitime interprète des lois ? Le souverain, c’est-à-dire le dépositaire des volontés actuelles de tous, mais non le juge, dont le devoir est seulement d’examiner si tel homme a fait ou n’a pas fait une action contraire aux lois.

Dans le jugement de tout délit, le juge doit agir d’après un raisonnement parfait. La première proposition est la loi générale ; la seconde exprime l’action conforme ou contraire à la loi ; la conséquence est l’absolution ou le châtiment de l’accusé[2]. Si le juge est contraint de faire un raisonnement de plus, ou s’il le fait de son chef, tout devient incertitude et obscurité.

Rien n’est plus dangereux que l’axiome commun, qu’il faut consulter l’esprit de la loi. Adopter cet axiome, c’est rompre toutes les digues, et abandonner les lois au torrent des opinions. Cette vérité me paraît démontrée, quoiqu’elle semble un paradoxe à ces esprits vulgaires qui se frappent plus fortement d’un petit désordre actuel que des suites éloignées, mais mille fois plus funestes, d’un seul principe faux établi chez une nation.

Toutes nos connaissances, toutes nos idées se tiennent. Plus elles sont compliquées, plus elles ont de rapports et de résultats.

Chaque homme a sa manière de voir ; et un même homme, en différens tems, voit diversement les mêmes objets. L’esprit d’une loi serait donc le résultat de la logique bonne ou mauvaise d’un juge, d’une digestion aisée ou pénible, de la faiblesse de l’accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations avec l’offensé, enfin de toutes les petites causes qui changent les apparences, et dénaturent les objets dans l’esprit inconstant de l’homme.

Ainsi, nous verrions le sort d’un citoyen changer de face, en passant à un autre tribunal, et la vie des malheureux serait à la merci d’un faux raisonnement, ou de la mauvaise humeur de son juge. Nous verrions le magistrat interpréter rapidement les lois, d’après les idées vagues et confuses qui se présenteraient à son esprit. Nous verrions les mêmes délits punis différemment, en différens temps, par le même tribunal, parce qu’au lieu d’écouter la voix constante et invariable des lois, il se livrerait à l’instabilité trompeuse des interprétations arbitraires.

Ces désordres funestes peuvent-ils être mis en parallèle avec les inconvéniens momentanés que produit quelquefois l’observation littérale des lois ?

Peut-être, ces inconvéniens passagers obligeront-ils le législateur de faire, au texte équivoque d’une loi, des corrections nécessaires et faciles. Mais du moins, en suivant la lettre de la loi, on n’aura point à craindre ces raisonnemens pernicieux, ni cette licence empoisonnée de tout expliquer d’une manière arbitraire, et souvent avec un cœur vénal. Lorsque les lois seront fixes et littérales, lorsqu’elles ne confieront au magistrat que le soin d’examiner les actions des citoyens, pour décider si ces actions sont conformes ou contraires à la loi écrite ; lorsqu’enfin la règle du juste et de l’injuste, qui doit diriger dans toutes leurs actions l’ignorant et l’homme instruit, ne sera pas une affaire de controverse, mais une simple question de fait, alors on ne verra plus les citoyens soumis au joug d’une multitude de petits tyrans, d’autant plus insupportables, que la distance est moindre entre l’oppresseur et l’opprimé ; d’autant plus cruels, qu’ils rencontrent plus de résistance, parce que la cruauté des tyrans est proportionnée, non à leurs forces, mais aux obstacles qu’on leur oppose ; d’autant plus funestes, qu’on ne peut s’affranchir de leur joug qu’en se soumettant au despotisme d’un seul.

Avec des lois pénales exécutées à la lettre, chaque citoyen peut calculer exactement les inconvéniens d’une mauvaise action ; ce qui est utile, puisque cette connaissance pourra le détourner du crime. Il jouira avec sécurité de sa liberté et de ses biens ; ce qui est juste, puisque c’est le but de la réunion des hommes en société.

Il est vrai aussi que les citoyens acquerront par là un certain esprit d’indépendance, et qu’ils seront moins esclaves de ceux qui ont osé appeler du nom sacré de vertu la lâcheté, les faiblesses et les complaisances aveugles ; mais ils n’en seront pas moins soumis aux lois et à l’autorité des magistrats.

De tels principes déplairont sans doute à ces despotes subalternes qui se sont arrogé le droit d’accabler leurs inférieurs du poids de la tyrannie qu’ils supportent eux-mêmes. J’aurais tout à craindre, si ces petits tyrans s’avisaient jamais de lire mon livre et de l’entendre ; mais les tyrans ne lisent pas.


  1. Si chaque citoyen a des obligations à remplir envers la société, la société a pareillement des obligations à remplir envers chaque citoyen, puisque la nature d’un contrat est d’obliger également les deux parties contractantes. Cette chaîne d’obligations mutuelles, qui descend du trône jusqu’à la cabane, qui lie également le plus grand et le plus petit des membres de la société, n’a d’autre but que l’intérêt public, qui consiste dans l’observation des conventions utiles au plus grand nombre. Une seule de ces conventions violée ouvre la porte à l’anarchie.

    Le mot obligation est un de ceux qu’on emploie plus fréquemment en morale qu’en toute autre science. On a des obligations à remplir dans le commerce et dans la société. Une obligation suppose un raisonnement moral, des conventions raisonnées ; mais on ne peut appliquer au mot obligation une idée physique ou réelle. C’est un mot abstrait qui a besoin d’être expliqué. On ne peut vous obliger à remplir des obligations, sans que vous sachiez quelles sont ces obligations. (Note de l’auteur.)

  2. L’original porte : « Le juge doit faire un syllogisme parfait. La majeure doit être la loi générale ; la mineure, l’action conforme ou non à la loi ; la conséquence, la liberté ou la peine. » Exemple : — Majeure, ou première proposition : Telle loi porte la peine de mort contre l’homicide. — Mineure, ou seconde proposition : Or tel homme est coupable d’homicide. — Conséquence : Donc, en vertu de la loi, le coupable est condamné à la peine de mort.