Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre V

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 27-30).

CHAPITRE V.

DE L’OBSCURITÉ DES LOIS.


Si l’interprétation arbitraire des lois est un mal, c’en est un aussi que leur obscurité, puisqu’alors elles ont besoin d’être interprétées. Cet inconvénient sera bien plus grand encore, si les lois ne sont pas écrites en langue vulgaire.

Tant que le texte des lois ne sera pas un livre familier, une sorte de catéchisme, tant qu’elles seront écrites dans une langue morte et ignorée du peuple, et qu’elles seront solennellement conservées comme de mystérieux oracles, le citoyen, qui ne pourra juger par lui-même des suites que doivent avoir ses propres actions sur sa liberté et sur ses biens, demeurera dans la dépendance d’un petit nombre d’hommes dépositaires et interprètes des lois.

Mettez le texte sacré des lois entre les mains du peuple, et plus il y aura d’hommes qui le liront, moins il y aura de délits ; car on ne peut douter que, dans l’esprit de celui qui médite un crime, la connaissance et la certitude des peines ne mettent un frein à l’éloquence des passions.

Que penser des hommes, lorsqu’on réfléchit que les lois de la plupart des nations sont écrites en langues mortes, et que cette coutume barbare subsiste encore dans les pays les plus éclairés de l’Europe ?

De ces dernières réflexions il résulte que, sans un corps de lois écrites, une société ne peut jamais prendre une forme de gouvernement fixe, où la force réside dans le corps politique, et non dans les membres de ce corps ; où les lois ne puissent s’altérer et se détruire par le choc des intérêts particuliers, ni se réformer que par la volonté générale.

La raison et l’expérience ont fait voir combien les traditions humaines deviennent plus douteuses et plus contestées, à mesure qu’on s’éloigne de leur source. Or, s’il n’existe pas un monument stable du pacte social, comment les lois résisteront-elles au mouvement toujours victorieux du tems et des passions ?

On voit encore par là l’utilité de l’imprimerie, qui seule peut rendre tout le public, et non quelques particuliers, dépositaire du code sacré des lois.

C’est l’imprimerie qui a dissipé ce ténébreux esprit de cabale et d’intrigue, qui ne peut supporter la lumière, et qui ne feint de mépriser les sciences que parce qu’il les redoute en secret.

Si nous voyons maintenant en Europe moins de ces crimes atroces qui épouvantaient nos pères ; si nous sortons enfin de cet état de barbarie qui rendait nos ancêtres tour-à-tour esclaves ou tyrans, c’est à l’imprimerie que nous en sommes redevables.

Ceux qui connaissent l’histoire de deux ou trois siècles et du nôtre, peuvent y voir l’humanité, la bienfaisance, la tolérance mutuelle et les plus douces vertus, naître du sein du luxe et de la mollesse. Quelles ont été au contraire les vertus de ces temps, qu’on nomme si mal à-propos siècles de la bonne foi et de la simplicité antique ?

L’humanité gémissait sous la verge de l’implacable superstition ; l’avarice et l’ambition d’un petit nombre d’hommes puissans inondaient de sang humain les palais des grands et les trônes des rois. Ce n’étaient que trahisons secrètes et meurtres publics. Le peuple ne trouvait dans la noblesse que des oppresseurs et des tyrans ; et les ministres de l’évangile, souillés de carnage et les mains encore sanglantes, osaient offrir aux yeux du peuple un Dieu de miséricorde et de paix.

Ceux qui s’élèvent contre la prétendue corruption du grand siècle où nous vivons, ne prouveront pas du moins que cet affreux tableau puisse lui convenir.