Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XIII

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 87-94).

CHAPITRE XIII.

DE LA DURÉE DES PROCÉDURES, ET DE LA PRESCRIPTION.


Lorsque le délit est constaté et les preuves certaines, il est juste d’accorder à l’accusé le temps et les moyens de se justifier, s’il le peut ; mais il faut que ce temps soit assez court pour ne pas retarder trop le châtiment, qui doit suivre de près le crime, si l’on veut qu’il soit un frein utile contre les scélérats.

Un amour mal entendu de l’humanité, pourra blâmer d’abord cette promptitude ; mais elle sera approuvée par ceux qui auront réfléchi sur les dangers multipliés que les extrêmes lenteurs de la législation font courir à l’innocence.

Il n’appartient qu’aux lois de fixer l’espace de temps que l’on doit employer à la recherche des preuves du délit, et celui qu’on doit accorder à l’accusé pour sa défense. Si le juge avait ce droit, il ferait les fonctions du législateur.

Lorsqu’il s’agit de ces crimes atroces, dont la mémoire subsiste long-temps parmi les hommes, s’ils sont une fois prouvés, il ne doit y avoir aucune prescription en faveur du criminel qui s’est soustrait au châtiment par la fuite. Mais il n’en est pas ainsi des délits ignorés et peu considérables : il faut fixer un temps, après lequel le coupable, assez puni par son exil volontaire, peut reparaître sans craindre de nouveaux châtimens.

En effet, l’obscurité qui a enveloppé long-temps le délit, diminue de beaucoup la nécessité de l’exemple, et permet de rendre au citoyen son état et ses droits, avec le pouvoir de devenir meilleur.

Je ne puis indiquer ici que des principes généraux. Pour en faire l’application précise, il faut avoir égard à la législation existante, aux usages du pays, aux circonstances. J’ajouterai seulement que, chez un peuple qui aurait reconnu les avantages des peines modérées, si les lois abrégeaient ou prolongeaient la durée des procédures et le temps de la prescription selon la grandeur du délit, si l’emprisonnement provisoire et l’exil volontaire étaient comptés pour une partie de la peine encourue par le coupable, on parviendrait à établir par là une juste progression de châtimens doux, pour un grand nombre de délits.

Mais le temps qu’on emploie à la recherche des preuves, et celui qui fixe la prescription, ne doivent pas être prolongés en raison de la grandeur du crime que l’on poursuit, parce que, tant qu’un crime n’est pas prouvé, plus il est atroce, moins il est vraisemblable. Il faudra donc quelquefois abréger le temps des procédures, et augmenter celui qu’on exige pour la prescription.

Ce principe paraît d’abord contradictoire avec celui que j’ai établi plus haut, qu’on peut décerner des peines égales pour des crimes différens, en considérant comme parties du châtiment, l’exil volontaire, ou l’emprisonnement qui a précédé la sentence. Je vais tâcher de m’expliquer plus clairement.

On peut distinguer deux classes de délits. La première est celle des crimes atroces, qui commence à l’homicide, et comprend au-delà toute la progression des plus horribles forfaits. Nous rangerons dans la seconde classe les délits moins affreux que le meurtre.

Cette distinction est puisée dans la nature. La sûreté des personnes est un droit naturel ; la sûreté des biens est un droit de société. Il y a bien peu de motifs qui puissent pousser l’homme à étouffer dans son cœur le sentiment naturel de la compassion, qui le détourne du meurtre. Mais, comme chacun est avide de chercher son bien-être, comme le droit de propriété n’est pas gravé dans les cœurs, et qu’il n’est que l’ouvrage des conventions sociales, il y a une foule de motifs qui portent les hommes à violer ces conventions.

Si l’on veut établir des règles de probabilité pour ces deux classes de délits, il faut les poser sur des bases différentes. Dans les grands crimes, par la raison même qu’ils sont plus rares, on doit diminuer la durée de l’instruction et de la procédure, parce que l’innocence dans l’accusé, est plus probable que le crime. Mais on doit prolonger le temps de la prescription[1].

Par ce moyen, qui accélère la sentence définitive, on ôte aux méchans l’espérance d’une impunité d’autant plus dangereuse, que les forfaits sont plus grands.

Au contraire, dans les délits moins considérables et plus communs, il faut prolonger le temps des procédures, parce que l’innocence de l’accusé est moins probable, et diminuer le temps fixé pour la prescription, parce que l’impunité est moins dangereuse.

Il faut aussi remarquer que, si l’on n’y prend garde, cette différence de procédure entre les deux classes de délits peut donner au criminel l’espoir de l’impunité, espoir d’autant plus fondé, que son forfait sera plus atroce, et conséquemment moins vraisemblable. Mais observons qu’un accusé renvoyé faute de preuves, n’est ni absous, ni condamné ; qu’il peut être arrêté de nouveau pour le même crime, et soumis à un nouvel examen, si l’on découvre de nouveaux indices de son délit, avant la fin du temps fixé pour la prescription, selon le crime qu’il a commis[2].

Tel est, du moins à, mon avis, le tempérament qu’on pourrait prendre pour assurer à la fois la sûreté des citoyens et leur liberté, sans favoriser l’une aux dépens de l’autre. Ces deux biens sont également le patrimoine inaliénable de tous les citoyens ; et l’un et l’autre sont entourés de périls, lorsque la sûreté individuelle est abandonnée à la merci d’un despote, et lorsque la liberté est protégée par l’anarchie tumultueuse.

Il se commet dans la société certains crimes, en même temps assez communs et difficiles à constater. Dès-lors, puisqu’il est presque impossible de prouver ces crimes, l’innocence est probable devant la loi. Et comme l’espérance de l’impunité contribue peu à multiplier ces sortes de délits, qui ont tous des causes différentes, l’impunité est rarement dangereuse. On peut donc ici diminuer également le temps des procédures et celui de la prescription.

Mais selon les principes reçus, c’est principalement pour les crimes difficiles à prouver, comme l’adultère, la pédérastie, qu’on admet arbitrairement les présomptions, les conjectures, les demi-preuves, comme si un homme pouvait être demi-innocent ou demi-coupable, et mériter d’être demi-absous ou demi-puni !

C’est sur-tout dans ce genre de délits, que l’on exerce les cruautés de la torture sur l’accusé, sur les témoins, sur la famille entière du malheureux qu’on soupçonne, d’après les odieuses leçons de quelques criminalistes, qui ont écrit avec une froide barbarie des compilations d’iniquités, qu’on ose donner pour règle aux magistrats, et pour lois aux nations.

Lorsqu’on réfléchit sur toutes ces choses, on est forcé de reconnaître avec douleur, que la raison n’a presque jamais été consultée dans les lois que l’on a données aux peuples. Les forfaits les plus atroces, les délits les plus obscurs et les plus chimériques, par conséquent les plus invraisemblables, sont précisément ceux que l’on a regardés comme constatés sur de simples conjectures, et sur les indices les moins solides et les plus équivoques. Il semblerait que les lois et le magistrat n’ont intérêt qu’à trouver un délit, et non à chercher la vérité, et que le législateur n’a pas vu qu’il s’expose sans cesse au risque de condamner un innocent, en prononçant sur des crimes invraisemblables ou mal prouvés.

La plupart des hommes manquent de cette énergie, qui produit également les grandes actions et les grands crimes, et qui amène presque toujours ensemble les vertus magnanimes et les forfaits monstrueux, dans les états qui ne se soutiennent que par l’activité du gouvernement, l’orgueil national, et le concours des passions pour le bien public.

Quant aux nations dont la puissance est consolidée et constamment soutenue par de bonnes lois, les passions affaiblies semblent plus propres à y maintenir la forme de gouvernement établi, qu’à l’améliorer. Il résulte de là une conséquence importante, c’est que les grands crimes ne prouvent pas toujours la décadence d’un peuple.


  1. Brissot de Warville a réfuté, dans sa Théorie des lois criminelles, l’opinion de Beccaria sur la durée de l’instruction. Le penseur Brissot prétend, peut-être avec raison, que l’instruction d’un crime ne doit pas se faire trop précipitamment. » (Note de M. Chaillou, l’un des premiers traducteurs de Beccaria.)
  2. Ceci n’est pas vrai, au moins en France, où il est passé en axiome qu’on n’admet point une seconde poursuite pour un fait déjà jugé. (Note de Brissot de Warville, Bibliothèque du législateur, 1782.)