Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XIV

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 95-100).

CHAPITRE XIV.

DES CRIMES COMMENCÉS ; DES COMPLICES ; DE L’IMPUNITÉ.


Quoique les lois ne puissent pas punir l’intention, il n’en est pas moins vrai qu’une action qui est le commencement d’un délit, et qui prouve la volonté de le commettre, mérite un châtiment, mais moins grave que celui qui serait décerné, si le crime avait été commis.

Ce châtiment est nécessaire, parce qu’il est important de prévenir même les premières tentatives des crimes. Mais, comme il peut y avoir un intervalle entre la tentative d’un délit et l’exécution de ce délit, il est juste de réserver une peine plus grande au crime consommé, pour laisser à celui qui n’a que commencé le crime, quelques motifs qui le détournent de l’achever.

On doit suivre la même gradation dans les peines, à l’égard des complices, s’ils n’en ont pas été tous les exécuteurs immédiats.

Lorsque plusieurs hommes s’unissent pour affronter un péril commun, plus le danger sera grand, plus ils chercheront à le rendre égal pour tous. Si les lois punissent plus sévèrement les exécuteurs du crime que les simples complices, il sera plus difficile à ceux qui méditent un attentat, de trouver parmi eux un homme qui veuille l’exécuter, parce que son risque sera plus grand, en raison de la différence des peines. Il y a cependant un cas où l’on doit s’écarter de la règle que nous avons posée : Lorsque l’exécuteur du crime a reçu de ses complices une récompense particulière, comme la différence du risque a été compensée par la différence des avantages, le châtiment doit être égal.

Si ces réflexions paraissent un peu recherchées, il faut songer qu’il est très-important que les lois laissent aux complices d’une mauvaise action, le moins de moyens qu’il se pourra de s’accorder entre eux.

Quelques tribunaux offrent l’impunité à celui des complices d’un grand forfait qui trahit ses compagnons. Cet expédient présente certains avantages ; mais il n’est pas sans dangers, puisque la société autorise ainsi la trahison, que les scélérats même ont en horreur entre eux. Elle introduit les crimes de lâcheté, bien plus funestes que les crimes d’énergie et de courage, parce que le courage est peu commun, et qu’il n’attend qu’une force bienfaisante qui le dirige vers le bien public ; tandis que la lâcheté, beaucoup plus générale, est une contagion qui infecte bientôt toutes les âmes.

Le tribunal qui emploie l’impunité pour connaître un crime, montre qu’on peut cacher ce crime, puisqu’il ne le connaît pas ; et les lois découvrent leur faiblesse, en implorant le secours du scélérat même qui les a violées[1].

D’un autre côté, l’espérance de l’impunité pour le complice qui trahit, peut prévenir de grands forfaits, et rassurer le peuple toujours effrayé, lorsqu’il voit des crimes commis sans connaître les coupables[2].

Cet usage montre encore aux citoyens que celui qui enfreint les lois, c’est-à-dire, les conventions publiques, n’est pas plus fidèle aux conventions particulières.

Il me semble qu’une loi générale qui promettrait l’impunité à tout complice qui découvre un crime, serait préférable à une déclaration spéciale dans un cas particulier ; car elle préviendrait l’union des méchans, par la crainte réciproque qu’elle inspirerait à chacun d’eux de s’exposer seul aux dangers ; et les tribunaux ne verraient plus les scélérats enhardis par l’idée qu’il est des cas où l’on peut avoir besoin d’eux. Au reste, il faudrait ajouter aux dispositions de cette loi, que l’impunité emporterait avec elle le bannissement du délateur…

Mais c’est en vain que je cherche à étouffer les remords qui me pressent, lorsque j’autorise les saintes lois, garans sacrés de la confiance publique, base respectable des mœurs, à protéger la perfidie, à légitimer la trahison. Et quel opprobre ne serait-ce point pour une nation, si ses magistrats, devenus eux-mêmes infidèles, manquaient à la promesse qu’ils ont faite, et s’appuyaient honteusement sur de vaines subtilités, pour faire traîner au supplice celui qui a répondu à l’invitation des lois !…

Ces monstrueux exemples ne sont pas rares[3] ; voilà pourquoi tant de gens ne regardent une société politique que comme une machine compliquée, dont le plus adroit ou le plus puissant gouverne à son gré les ressorts.

C’est là encore ce qui multiplie ces hommes froids, insensibles à tout ce qui charme les âmes tendres, qui n’éprouvent que des sensations calculées, et qui, cependant, savent exciter dans les autres les sentimens les plus chers et les passions les plus fortes, lorsqu’elles sont utiles à leurs projets ; semblables au musicien habile, qui, sans rien sentir lui-même, tire de l’instrument qu’il possède des sons touchans ou terribles.


  1. L’incertitude des tribunaux, et la faiblesse de la loi à l’égard d’un crime inconnu, sont de notoriété publique. On tâcherait en vain de les dissimuler ; et rien ne peut balancer l’avantage de jeter la défiance entre les scélérats, de les rendre suspects et redoutables l’un à l’autre, et de leur faire craindre sans cesse, dans leurs complices, autant d’accusateurs. Cela n’invite à la lâcheté que les méchans ; et tout ce qui leur ôte le courage, est utile. — La délicatesse de l’auteur est d’une âme noble et généreuse ; mais la morale humaine, dont les lois sont la base, a pour objet l’ordre public, et ne peut admettre au rang de ses vertus la fidélité des scélérats entre eux, pour troubler l’ordre et violer les lois avec plus de sécurité. Dans une guerre ouverte, on reçoit les transfuges ; à plus forte raison doit-on les recevoir dans une guerre sourde et ténébreuse, qui n’est qu’embûches et trahisons. (Note de Diderot.)
  2. « Considérez ces premiers momens, où la nouvelle de quelque action atroce se répand dans nos villes et dans nos campagnes ; les citoyens ressemblent à des hommes qui voient tomber la foudre auprès d’eux ; chacun est pénétré d’indignation et d’horreur ; les imaginations alarmées peignent vivement le danger, et les cœurs émus par la pitié plaignent dans les autres les maux qu’ils craignent encore pour eux-mêmes. Voilà le moment de châtier le crime, ne le laissez pas échapper, hâtez-vous de le convaincre et de le juger… Traînez les coupables dans les places publiques, appelez le peuple à grands cris, vous l’entendrez alors applaudir à la proclamation de vos jugemens, comme à celle de la paix et de la liberté… » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)
  3. « C’est dans l’un des affreux cachots de Bicêtre qu’un complice de Cartouche passa les dix-neuf dernières années de sa vie. On avait promis de la lui conserver, pour une révélation à laquelle il s’était engagé. Il la fit cette révélation, et on lui tint parole d’une manière perfidement littérale. On lui conserva la vie, mais la vie devint son supplice ; et, pendant dix-neuf ans, il éprouva tous les jours qu’il est des maux plus horribles que la mort, qu’il avait regardée comme le pire de tous. (Mirabeau, Observations sur Bicêtre.)