Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XV

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 101-107).

CHAPITRE XV.

DE LA DOUCEUR DES PEINES.


Les vérités exposées jusqu’ici démontrent évidemment que le but des peines ne saurait être de tourmenter un être sensible, ni de faire qu’un crime commis ne soit pas commis.

Comment un corps politique, qui, loin de se livrer aux passions, ne doit être occupé que d’y mettre un frein dans les particuliers, peut-il exercer des cruautés inutiles, et employer l’instrument de la fureur, du fanatisme, et de la lâcheté des tyrans ? Les cris d’un malheureux dans les tourmens peuvent-ils retirer du sein du passé, qui ne revient plus, une action déjà commise ? Non. Les châtimens n’ont pour but que d’empêcher le coupable de nuire désormais à la société, et de détourner ses concitoyens de la voie du crime[1].

Parmi les peines, et dans la manière de les appliquer en proportion des crimes, il faut donc choisir les moyens qui feront sur l’esprit du peuple l’impression la plus efficace et la plus durable, et en même temps la moins cruelle sur le corps du coupable.

Qui ne frissonne d’horreur, en voyant dans l’histoire tant de tourmens affreux et inutiles, inventés et employés froidement par des monstres qui se donnaient le nom de sages ! Qui pourrait ne pas frémir jusqu’au fond de l’âme, à la vue de ces milliers de malheureux, que le désespoir force à reprendre la vie sauvage, pour se dérober à des maux insupportables, causés ou tolérés par ces lois injustes, qui ont toujours enchaîné, outragé la multitude, pour favoriser uniquement un petit nombre d’hommes privilégiés !

Mais la superstition et la tyrannie ses poursuivent ; on les accuse de crimes impossibles ou imaginaires ; ou bien ils sont coupables, mais seulement d’avoir été fidèles aux lois de la nature. N’importe ! des hommes doués des mêmes sens, et sujets aux mêmes passions, se plaisent à les trouver criminels, prennent plaisir à leurs tourmens, les déchirent avec solennité, leur prodiguent les tortures, et les livrent en spectacle à une multitude fanatique qui jouit lentement de leurs douleurs.

Plus les châtimens seront atroces, plus le coupable osera pour les éviter. Il accumulera les forfaits, pour se soustraire à la peine qu’un premier crime a méritée.

Les pays et les siècles où les supplices les plus affreux ont été mis en usage, sont aussi ceux où l’on a vu les crimes les plus horribles. Le même esprit de férocité qui dictait des lois de sang au législateur, mettait le poignard aux mains de l’assassin et du parricide. Du haut de son trône, le souverain dominait avec une verge de fer ; et les esclaves n’immolaient leurs tyrans que pour s’en donner de nouveaux.

À mesure que les supplices deviennent plus cruels, l’âme, semblable aux fluides qui se mettent toujours au niveau des objets qui les entourent, l’âme s’endurcit par le spectacle renouvelé de la barbarie. On s’habitue aux supplices horribles ; et après cent ans de cruautés multipliées, les passions, toujours actives, sont moins retenues par la roue et le gibet, qu’elles ne l’étaient auparavant par la prison[2].

Pour que le châtiment produise l’effet que l’on doit en attendre, il suffit que le mal qu’il cause surpasse le bien que le coupable a retiré du crime. Encore doit-on compter comme partie du châtiment les terreurs qui précèdent l’exécution, et la perte des avantages que le crime devait produire. Toute sévérité qui passe ces limites devient superflue, et par conséquent tyrannique.

Les maux que les hommes connaissent par une funeste expérience, régleront plutôt leur conduite que ceux qu’ils ignorent. Supposez deux nations chez lesquelles les peines soient proportionnées aux délits. Que chez l’une, le plus grand châtiment soit l’esclavage perpétuel, et chez l’autre le supplice de la roue. Il est certain que ces deux peines inspireront à chacune de ces nations une égale terreur.

Et s’il y avait une raison pour transporter chez le premier peuple les châtimens plus rigoureux établis chez le second, la même raison conduirait à augmenter pour celui-ci la cruauté des supplices, en passant insensiblement de l’usage de la roue à des tourmens plus lents et plus recherchés, et enfin au dernier raffinement de la science des tyrans.

La cruauté des peines produit encore deux résultats funestes, contraires au but de leur établissement, qui est de prévenir le crime.

Premièrement, il est très-difficile d’établir une juste proportion entre les délits et les peines ; car, quoiqu’une cruauté industrieuse ait multiplié les espèces des tourmens, aucun supplice ne peut passer le dernier degré de la force humaine, limitée par la sensibilité et l’organisation du corps de l’homme. Au-delà de ces bornes, s’il se présente des crimes plus atroces, où trouvera-t-on des peines assez cruelles ?

En second lieu, les supplices les plus horribles peuvent mener quelquefois à l’impunité. L’énergie de la nature humaine est circonscrite dans le mal comme dans le bien. Des spectacles trop barbares ne peuvent être que l’effet des fureurs passagères d’un tyran, et non se soutenir par un système constant de législation. Si les lois sont cruelles, ou elles seront bientôt changées, ou elles ne pourront plus agir, et laisseront le crime impuni.

Je finis par cette réflexion, que la rigueur des peines doit être relative à l’état actuel de la nation. Il faut des impressions fortes et sensibles pour frapper l’esprit grossier d’un peuple qui sort de l’état sauvage. Il faut un coup de tonnerre pour abattre un lion furieux, que le coup de fusil ne fait qu’irriter. Mais à mesure que les âmes s’adoucissent dans l’état de société, l’homme devient plus sensible ; et si l’on veut conserver les mêmes rapports entre l’objet et la sensation, les peines doivent être moins rigoureuses[3].


  1. « Quand on réfléchit sur la pratique criminelle des anciens Romains, quand on se rappelle leur attention scrupuleuse à épargner le sang des citoyens, on ne peut manquer d’être frappé de la facilité avec laquelle il se verse aujourd’hui dans la plupart des états. La république romaine était-elle donc mal policée ? Voyons-nous plus d’ordre, plus de sûreté parmi nous ? C’est moins l’atrocité des peines que l’exactitude à les exiger, qui retient tout le monde dans le devoir. Et si l’on punit de mort le simple vol, que réservera-t-on pour mettre la vie des citoyens en sûreté ? » (Vattel, Droit des gens, Liv. Ier, ch. 13.)

    — Il me semble que la loi pénale doit avoir encore pour objet la réparation du dommage causé, soit à la société, soit à l’individu, et que cette considération doit influer beaucoup sur la détermination des peines assignables à chaque infraction. Il en résulterait, ce me semble, ce principe fondamental, qu’au lieu de faire périr un coupable, il faudrait l’appliquer aux emplois les plus avantageux à la société, plus ou moins pénibles, et pendant un temps plus ou moins long, selon le degré du crime. (Note inédite de l’abbé Morellet.)

  2. Je ne crois pas cela. L’habitude de souffrir endurcit les âmes sans doute, et la dureté du gouvernement produit cet effet ; mais lorsque l’état d’innocence sera un état doux et tranquille, les peines réservées au crime effraieront sans endurcir, et on ne se familiarisera point avec l’idée d’avoir les os brisés, et de mourir dans le supplice. — Je n’en suis pas moins de l’avis de l’auteur sur l’inutile atrocité des peines. Je combats ses raisons, et non pas ses principes. (Note de Diderot.)
  3. « La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu’à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l’honneur et la vertu. — Dans les états modérés, l’amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimans qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d’une mauvaise action sera d’en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n’auront pas besoin de tant de force. — Dans ces états, un bon législateur s’attachera moins à punir les crimes qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus à donner des mœurs qu’à infliger des supplices. — L’expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l’esprit du citoyen en est frappé comme il l’est ailleurs par les grandes. — Qu’on examine la cause de tous les relâchemens, on verra qu’elle vient de l’impunité des crimes, et non pas de la modération des peines. — Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte, comme leur fléau ; et que la plus grande partie de la peine soit l’infamie de la souffrir. — Que, s’il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien. » (Montesquieu, de l’Esprit des lois, Liv. VI, chap. 9 et 12.)