Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXII

La bibliothèque libre.
Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 164-166).

CHAPITRE XXII.

DE L’USAGE DE METTRE LA TÊTE À PRIX.


Est-il avantageux à la société de mettre à prix la tête d’un criminel, d’armer chaque citoyen d’un poignard, et d’en faire autant de bourreaux ?

Ou le criminel est sorti du pays, ou il y est encore. Dans le premier cas, on excite les citoyens à commettre un assassinat, à frapper un innocent peut-être, à mériter les supplices. On fait une injure à la nation étrangère, on empiète sur son autorité, on l’autorise à faire de semblables usurpations chez ses voisins.

Si le criminel est encore dans le pays dont il a violé les lois, le gouvernement qui met sa tête à prix, découvre sa faiblesse. Lorsqu’on a la force de se défendre, on n’achète pas les secours d’autrui[1].

D’ailleurs, l’usage de mettre à prix la tête d’un citoyen renverse toutes les idées de morale et de vertu, qui sont déjà si faibles et si chancelantes dans l’esprit humain. D’un côté, les lois punissent la trahison ; de l’autre, elles l’autorisent. Le législateur resserre d’une main les liens du sang et de l’amitié, et de l’autre il récompense celui qui les brise. Toujours en contradiction avec lui-même, tantôt il cherche à répandre la confiance et à rassurer les esprits soupçonneux, tantôt il sème la défiance dans tous les cœurs. Pour prévenir un crime il en fait naître cent.

De pareils usages ne conviennent qu’aux nations faibles, dont les lois ne servent qu’à soutenir pour un moment un édifice en ruine, et qui croule de toutes parts.

Mais, à mesure que les lumières d’une nation s’étendent, la bonne foi et la confiance réciproque deviennent nécessaires, et l’on est enfin contraint de les admettre dans la politique. Alors, on démêle et on prévient plus aisément les cabales, les artifices, les manœuvres obscures et indirectes. Alors aussi, l’intérêt général est toujours vainqueur des intérêts particuliers.

Les peuples éclairés pourraient trouver des leçons dans quelques siècles d’ignorance, où la morale particulière était soutenue par la morale publique.

Les nations ne seront heureuses que quand la saine morale sera étroitement unie à la politique. Mais des lois qui récompensent la trahison, qui allument entre les citoyens une guerre clandestine, qui excitent leurs soupçons réciproques, s’opposeront toujours à cette union si nécessaire de la politique et de la morale ; union qui rendrait aux hommes la sûreté et la paix, qui soulagerait leur misère, et qui amènerait entre les nations de plus longs intervalles de repos et de concorde, que ceux dont elles ont joui jusqu’à présent.


  1. « Il n’y a point de force à laquelle un homme ne puisse échapper, et alors la force n’est plus la force. Je voudrais que l’usage de mettre la tête à prix fût réservé pour les crimes les plus atroces, et sur-tout pour celui qui tend immédiatement à la dissolution et à la destruction de la société… »

    Ici finissent les notes de Diderot.

    « Voilà, dit-il en terminant, tout ce que je trouve à redire dans ce bel ouvrage, plein de génie et de vertu. Il est essentiel pour l’humanité, qu’il soit porté à sa perfection, et convaincant d’un bout à l’autre, même pour le vulgaire ; car c’est par le vulgaire que les vérités utiles sont obligées de passer, pour arriver comme un cri public, aux oreilles du gouvernement. »