Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXIII

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 167-173).

CHAPITRE XXIII.

QUE LES PEINES DOIVENT ÊTRE PROPORTIONNÉES AUX DÉLITS.


Lintérêt de tous n’est pas seulement qu’il se commette peu de crimes, mais encore que les délits les plus funestes à la société soient les plus rares. Les moyens que la législation emploie pour empêcher les crimes, doivent donc être plus forts, à mesure que le délit est plus contraire au bien public, et peut devenir plus commun. On doit donc mettre une proportion entre les délits et les peines.

Si le plaisir et la douleur sont les deux grands moteurs des êtres sensibles ; si, parmi les motifs qui déterminent les hommes dans toutes leurs actions, le suprême législateur a placé comme les plus puissans les récompenses et les peines ; si deux crimes, qui blessent inégalement la société, reçoivent le même châtiment, l’homme porté au crime, n’ayant pas à redouter une plus grande peine pour le forfait le plus monstrueux, s’y décidera aussi facilement qu’à un délit plus léger qui lui serait moins avantageux ; et la distribution inégale des peines produira cette contradiction aussi peu remarquée que fréquente, que les lois auront à punir les crimes qu’elles auront fait naître.

Si l’on établit un même châtiment, la peine de mort, par exemple, pour celui qui tue un faisan et pour celui qui tue un homme, ou qui falsifie un écrit important, on ne fera bientôt plus aucune différence entre ces délits ; on détruira dans le cœur de l’homme les sentimens moraux, ouvrage de beaucoup de siècles, cimenté par des flots de sang, établi avec lenteur à travers mille obstacles, édifice qu’on n’a pu élever qu’avec le secours des plus sublimes motifs et l’appareil des formalités les plus solennelles.

Ce serait en vain qu’on tenterait de prévenir tous les désordres qui naissent de la fermentation continuelle des passions humaines ; ces désordres croissent en raison de la population et du choc des intérêts particuliers, qu’il est impossible de diriger en droite ligne vers le bien public. On ne peut prouver cette assertion avec toute l’exactitude mathématique ; mais on peut l’appuyer d’exemples remarquables.

Jetez les yeux sur l’histoire, vous verrez les désordres croître à mesure que les empires s’agrandissent. Or, l’esprit national s’affaiblissant dans la même proportion, le penchant au crime croîtra en raison de l’avantage que chacun trouve dans le désordre même ; et la nécessité d’aggraver les peines suivra nécessairement la même progression.

Semblable à la gravitation des corps, une force secrète nous pousse toujours vers notre bien-être. Cette impulsion n’est affaiblie que par les obstacles que les lois lui opposent. Toutes les actions diverses de l’homme sont les effets de cette tendance intérieure. Les peines sont les obstacles politiques, qui empêchent les funestes effets du choc des intérêts personnels, mais sans en détruire la cause, qui est l’amour de soi-même, inséparable de l’humanité.

Le législateur doit être un architecte habile, qui sache en même temps employer toutes les forces qui peuvent contribuer à la solidité de l’édifice, et amortir toutes celles qui pourraient le ruiner.

En supposant la nécessité de la réunion des hommes en société, en supposant entre eux des conventions établies par les intérêts opposés de chaque particulier, on trouvera une progression de crimes, dont le plus grand sera celui qui tend à la destruction de la société même. Les plus légers délits seront les petites offenses faites aux particuliers. Entre ces deux extrêmes seront comprises toutes les actions opposées au bien public, depuis la plus criminelle jusqu’à la moins coupable[1].

Si les calculs exacts pouvaient s’appliquer à toutes les combinaisons obscures qui font agir les hommes, il faudrait chercher et fixer une progression de peines correspondante à la progression des crimes. Le tableau de ces deux progressions serait la mesure de la liberté ou de l’esclavage, de l’humanité ou de la méchanceté de chaque nation.

Mais il suffira au sage législateur de marquer des divisions principales dans la distribution des peines proportionnées aux délits, et sur-tout de ne pas appliquer les moindres châtimens aux plus grands crimes[2].


  1. « Nos lois n’ont distingué ni les délits, ni les peines ; elles n’ont fait aucune division des crimes par leur genre, par leur espèce, par leur objet, par leurs degrés. Quelle différence cependant entre les crimes, par leur objet ! Les uns attaquent plus directement les particuliers, d’autres le public ; les uns le souverain, d’autres Dieu lui-même. Quelles différences des crimes, par leurs degrés ! Que de nuances à marquer, que de délits à distinguer, depuis l’irrévérence jusqu’au sacrilége, depuis le murmure jusqu’à la sédition, depuis la menace jusqu’au meurtre, depuis la médisance jusqu’à la diffamation, depuis la filouterie jusqu’à l’invasion ! » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)
  2. La première chose qui me frappe dans l’examen des lois pénales anglaises, c’est que, parmi les différentes actions que les hommes sont sujets à faire journellement, il y en a cent soixante, qu’un acte du parlement a déclarées crimes capitaux et irrémissibles, c’est-à-dire, qui doivent être punis de mort. Et quand on cherche la nature des crimes dont ce redoutable catalogue est composé, l’on y trouve des fautes qui mériteraient à peine des punitions corporelles, tandis qu’il omet des scélératesses de l’espèce la plus atroce. Le vol le plus léger, commis sans aucune espèce de violence, y est traité quelquefois comme le crime le plus énorme. Détourner une brebis ou un cheval, arracher quelque chose des mains d’un individu et s’enfuir, voler quarante schellings dans une maison où l’on habite, ou cinq dans une boutique ; prendre dans la poche de quelqu’un la valeur de douze pences (vingt-quatre sous), ce sont autant de crimes qui méritent la mort, tandis qu’on ne juge pas digne d’une peine capitale un faux témoignage qui menace la tête d’un accusé, ou un attentat sur la vie, fût-ce celle d’un père. L’amende et la prison sont la seule expiation qu’on exige de celui qui aura poignardé un homme de la manière la plus atroce, pourvu qu’après de longues douleurs, il reste au malheureux assez de vie pour traîner encore des jours infirmes et souffrans. On ne prononce pas de peine plus sévère contre l’incendiaire, s’il a le bail de la maison qu’il brûle ; cette maison, fût-elle d’ailleurs située au centre de la ville, et par conséquent, la vie de quelques centaines de citoyens exposée à périr dans les flammes. » (Mirabeau, Observations sur Bicêtre.)

    — « Un imposteur, qui se disait Constantin Ducas, suscita un grand soulèvement à Constantinople : il fut pris et condamné au fouet. Mais ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné comme calomniateur, à être brûlé. Il est singulier qu’on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lèse-majesté et celui de calomnie. — Soixante-dix personnes conspirèrent contre l’empereur Basile : il les fit fustiger ; on leur brûla les cheveux et le poil. Un cerf l’ayant pris avec son bois par la ceinture, quelqu’un de sa suite tira son épée, coupa la ceinture, et le délivra : il lui fit couper la tête, parce qu’il avait, disait-il, tiré l’épée contre lui. Qui pourrait penser que, sous le même prince, on eût rendu ces deux jugemens ? — À la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux ; les autres non : cette différence fait qu’on y vole, mais que l’on n’y assassine pas. — En Moscovie, où la peine des voleurs et celle des assassins sont les mêmes, on assassine toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, Liv. VI, chap. 16.)