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Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXIV

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 174-179).

CHAPITRE XXIV.

DE LA GRANDEUR DES DÉLITS.


Nous avons déjà remarqué que les crimes sont d’autant plus graves, qu’ils causent plus de dommage à la société. C’est là une de ces vérités qui, quoique évidentes pour l’esprit le moins attentif, mais cachées par un concours singulier de circonstances, ne sont connues que d’un petit nombre de penseurs, dans tous les pays et dans tous les siècles dont nous connaissons les lois.

Les opinions répandues par les despotes, et les passions des tyrans, ont étouffé les notions simples et les idées naturelles, qui formaient sans doute la philosophie des sociétés naissantes. Mais si la tyrannie a comprimé la nature par une action insensible, ou par des impressions violentes sur les esprits de la multitude, aujourd’hui enfin, les lumières de notre siècle dissipent les ténébreux projets du despotisme, nous ramènent aux principes de la philosophie, nous les montrent avec plus de certitude.

Espérons que la funeste expérience des siècles passés ne sera pas perdue, et que les principes naturels reparaîtront parmi les hommes, malgré tous les obstacles qu’on leur oppose.

La grandeur du crime ne dépend point de l’intention de celui qui le commet, comme quelques-uns l’ont cru mal à propos ; car l’intention du coupable dépend des impressions causées par les objets présens, et des dispositions précédentes de l’âme. Ces sentimens varient dans tous les hommes et dans le même individu, avec la rapide succession des idées, des passions et des circonstances.

Si l’on punissait l’intention, il faudrait avoir non-seulement un code particulier pour chaque citoyen, mais une nouvelle loi pénale pour chaque crime.

Souvent, avec la meilleure intention, un citoyen fait à la société les plus grands maux, tandis qu’un autre lui rend de grands services, avec la volonté de nuire[1].

D’autres jurisconsultes mesurent la gravité du crime sur la dignité de la personne offensée, plutôt que sur le tort qu’il peut faire à la société. Si cette méthode était reçue, une irrévérence légère envers l’Être-Suprême mériterait une peine bien plus sévère que l’assassinat d’un monarque, puisque la supériorité de la nature divine compenserait infiniment la différence de l’offense.

D’autres enfin ont cru que le délit était d’autant plus grave qu’il offensait davantage la divinité. On sentira aisément combien cette opinion est fausse, si l’on examine de sang-froid les véritables rapports qui unissent les hommes entre eux, et ceux qui existent entre l’homme et Dieu.

Les premiers sont des rapports d’égalité. C’est la nécessité seule qui, du choc des passions et de l’opposition des intérêts particuliers, a fait naître l’idée de l’utilité commune, base de la justice humaine. Au contraire, les rapports qui existent entre l’homme et Dieu, sont des rapports de dépendance, qui nous soumettent à un être parfait et créateur de toutes choses, à un souverain maître qui s’est réservé à lui seul le droit d’être à la fois législateur et juge, parce que lui seul peut être en même temps l’un et l’autre.

S’il a établi des peines éternelles pour celui qui enfreindra ses lois, quel sera l’insecte assez téméraire pour oser venir au secours de la justice divine, pour entreprendre de venger l’être qui se suffit à lui-même, que les crimes ne peuvent attrister, que les châtimens ne peuvent réjouir, et qui, seul dans la nature, agit d’une manière constante.

La grandeur du péché ou de l’offense envers Dieu, dépend de la malice du cœur ; et pour que les hommes pussent sonder cet abîme, il leur faudrait le secours de la révélation. Comment pourraient-ils donc déterminer les peines des différens crimes, sur des principes dont la base leur est inconnue ? Ce serait risquer de punir, quand Dieu pardonne, et de pardonner quand Dieu punit.

Si les hommes offensent Dieu par le péché, bien souvent ils l’offensent plus encore, en se chargeant du soin de le venger[2].


  1. « De grands crimes doivent quelquefois être moins punis que de plus petits délits, si ceux-là ont été commis par une espèce d’accident et sans cruauté, et ceux-ci par des vues profondes, couvertes et malignement concertées. Le juge ne punira pas de la même peine celui qui a commis le mal par négligence, et celui qui a pris ses mesures pour nuire. » (Sénèque, De irâ, Lib. I, cap. 16.) — Mais ces idées, qui peuvent amener beaucoup d’arbitraire, demandent à être profondément méditées.
  2. « Je ne mets dans la classe des crimes qui intéressent la religion, que ceux qui l’attaquent directement, comme sont tous les sacrilèges simples ; car les crimes qui en troublent l’exercice, sont de la nature de ceux qui choquent la tranquillité des citoyens ou leur sûreté, et doivent être renvoyés à ces classes.

    » Pour que la peine des sacrilèges simples soit tirée de la nature (*) de la chose, elle doit consister dans la privation de tous les avantages que donne la religion ; l’expulsion hors des temples, la privation de la société des fidèles pour un temps ou pour toujours, la fuite de leur présence, les exécrations, les détestations, les conjurations.

    (*) Saint-Louis fit des lois si outrées contre ceux qui juraient que le pape se crut obligé de l’en avertir. Ce prince modéra son zèle, et adoucit ses lois. (Voyez ses ordonnances.)

    » Dans les choses qui troublent la tranquillité ou la sûreté de l’état, les actions cachées sont du ressort de la justice humaine. Mais dans celles qui blessent la divinité, là où il n’y point d’action publique, il n’y a point de matière de crime : tout s’y passe entre l’homme et Dieu, qui sait la mesure et le temps de ses vengeances. Que si, confondant les choses, le magistrat recherche aussi le sacrilége caché, il porte une inquisition sur un genre d’action où elle n’est point nécessaire : il détruit la liberté des citoyens, en armant contre eux, le zèle des consciences timides, et celui des consciences hardies.

    » Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la Divinité. Mais il faut faire honorer la Divinité, et ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisait par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine.

    » Un historien de Provence rapporte un fait qui nous peint très-bien ce que peut produire sur des esprits faibles cette idée de venger la Divinité. Un Juif, accusé d’avoir blasphémé contre la Sainte Vierge, fut condamné à être écorché. Des chevaliers masqués, le couteau à la main, montèrent sur l’échafaud, et en chassèrent l’exécuteur, pour venger eux-mêmes l’honneur de la Sainte Vierge… Je ne veux point prévenir les réflexions du lecteur. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, Liv. XII, chap. 4.)