Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXXVIII

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 243-247).

CHAPITRE XXXVIII.

DE QUELQUES SOURCES GÉNÉRALES D’ERREURS ET D’INJUSTICES DANS LA LÉGISLATION, ET PREMIÈREMENT DES FAUSSES IDÉES D’UTILITÉ.


Les fausses idées que les législateurs se sont faites de l’utilité, sont une des sources les plus fécondes en erreurs et en injustices.

C’est avoir de fausses idées d’utilité, que de s’occuper plus des inconvéniens particuliers que des inconvéniens généraux ; que de vouloir comprimer les sentimens naturels au lieu de chercher à les exciter ; que d’imposer silence à la raison, et de dire à la pensée : sois esclave.

C’est avoir encore de fausses idées d’utilité, que de sacrifier mille avantages réels à la crainte d’un désavantage imaginaire ou peu important.

Celui-là n’a certainement pas des idées droites, qui voudrait ôter aux hommes le feu et l’eau, parce que ces deux élémens causent des incendies et des inondations, et qui ne sait empêcher le mal que par la destruction.

On peut regarder aussi comme contraires au but d’utilité, les lois qui défendent le port d’armes, parce qu’elles ne désarment que le citoyen paisible, tandis qu’elles laissent le fer aux mains du scélérat, trop accoutumé à violer les conventions les plus sacrées, pour respecter celles qui ne sont qu’arbitraires.

D’ailleurs ces conventions sont peu importantes ; il y a peu de périls à les enfreindre, et, d’un autre côté, si les lois qui désarment étaient exécutées avec vigueur, elles détruiraient la liberté personnelle, si précieuse à l’homme, si respectable aux yeux du législateur éclairé ; elles soumettraient l’innocence à toutes les recherches, à toutes les vexations arbitraires qui ne doivent être réservées que pour les criminels.

De telles lois ne servent qu’à multiplier les assassinats ; elles livrent le citoyen sans défense aux coups du scélérat, qui frappe avec plus d’audace un homme désarmé ; elles favorisent le brigand qui attaque, aux dépens de l’honnête homme qui est attaqué.

Ces lois ne sont que le fruit des impressions tumultueuses que produisent certains faits particuliers ; elles ne peuvent être le résultat de ces combinaisons sages, qui pèsent dans une même balance les maux et les biens ; ce n’est pas pour prévenir les délits, mais par le vil sentiment de la peur, que l’on fait de telles lois.

C’est par une fausse idée d’utilité, que l’on cherche à soumettre une multitude d’êtres sensibles à la régularité symétrique que peut recevoir une matière brute et inanimée ; que l’on néglige les motifs présens, seuls capables de frapper l’esprit humain d’une manière forte et durable, pour employer des motifs éloignés, dont l’impression est faible et passagère, à moins qu’une grande force d’imagination, qui ne se trouve que chez un petit nombre d’hommes, ne supplée à l’éloignement de l’objet, en le saisissant sous des rapports qui le grandissent et le rapprochent.

Enfin, on peut encore appeler fausses idées d’utilité, celles qui séparent le bien général des intérêts particuliers, en sacrifiant les choses aux mots.

Il y a cette différence entre l’état de société et l’état de nature, que l’homme sauvage ne fait de tort à autrui qu’autant qu’il y trouve de l’avantage pour lui-même, tandis que l’homme social est quelquefois porté, par des lois vicieuses, à nuire sans profit.

Le despote sème la crainte et l’abattement dans l’âme de ses esclaves ; mais cette crainte et cet abattement se rejettent sur lui-même, remplissent bientôt son cœur, et le livrent en proie à des maux plus grands que ceux qu’il cause.

Celui qui se plaît à inspirer la terreur, court peu de risques, s’il n’effraie que sa famille et les personnes qui l’entourent. Mais lorsque la terreur est générale, lorsqu’elle frappe une grande multitude d’hommes, le tyran doit frémir. Qu’il craigne la témérité, le désespoir ; qu’il redoute sur-tout l’homme audacieux, mais prudent, qui saura adroitement soulever contre lui des mécontens, d’autant plus faciles à séduire, que l’on réveillera dans leur âme les plus chères espérances, et que l’on aura soin de leur montrer les périls de l’entreprise partagés entre un grand nombre de complices. Joignez à cela que les malheureux attachent moins de prix à leur existence, en proportion des maux qui les accablent.

Voilà sans doute pourquoi les offenses sont presque toujours suivies d’offenses nouvelles. La tyrannie et la haine sont des sentimens durables, qui se soutiennent et prennent de nouvelles forces à mesure qu’on les exerce ; tandis que, dans nos cœurs corrompus, l’amour et les sentimens tendres s’affaiblissent et s’éteignent dans la jouissance.