Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Supplément au chapitre XXX

La bibliothèque libre.
Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 202-210).

SUPPLÉMENT AU CHAPITRE XXX.

Réflexions sur une brochure anglaise, intitulée : Pensées sur la justice criminelle ; et sur une autre brochure publiée en France, sous le titre d’Observations sur le vol.

PAR BENJAMIN FRANKLIN.


Ces deux ouvrages sont adressés aux magistrats ; mais ils sont écrits dans un esprit bien différent. L’Anglais veut que tous les voleurs soient pendus indistinctement ; le Français demande qu’on proportionne les peines aux délits.

Si, comme nous faisons profession de le croire, nous pensons réellement que la loi de Moïse est la loi de Dieu ; si nous la regardons comme le fruit de la sagesse divine, infiniment supérieure à la sagesse humaine, sur quels principes infligeons-nous la peine de mort pour un délit qui, conformément à cette loi, ne doit être puni que par la restitution du quadruple ? Condamner quelqu’un à mort pour un crime qui ne le mérite pas, n’est-ce pas commettre un véritable assassinat ? Et, comme le dit l’écrivain français, doit-on punir un délit contre la société, par un crime contre la nature ?

C’est la société qui a créé le superflu ; des lois simples et douces suffiraient pour garantir l’absolu nécessaire. Sans aucune espèce de loi, par la seule crainte de représailles, le sauvage jouit en paix de son arc, de sa hache et de son habit de peaux.

Lorsqu’en vertu des premières lois une partie de la société devint riche et puissante, cette inégalité nécessita des lois plus sévères, et les propriétés furent protégées aux dépens de l’humanité. Tels sont les principes de l’abus des pouvoirs et de la tyrannie. Si l’on eût dit au Sauvage, avant qu’il entrât dans la société : « votre voisin pourra devenir possesseur d’une centaine de daims ; mais si votre frère, votre fils, ou vous-même, ne possédant rien du tout, et pressés par la faim, vous avisez de tuer un seul de ces animaux, une mort infâme sera la suite d’une pareille action ; » il est probable que le Sauvage eût préféré la liberté naturelle et le droit commun de tuer des daims, à tous les avantages de la société qu’on aurait pu lui offrir.

Je lis dans les derniers papiers-nouvelles de Londres, qu’une femme est condamnée à mort à l’Old Bailey, parce qu’elle a volé quatorze schellings et trois pences de gaze dans une boutique : or y a-t-il aucune proportion entre le tort fait par un vol de quatorze schellings, et le supplice d’une malheureuse créature qui expire sur un gibet ? N’aurait-elle pas pu, par son travail, payer le quadruple de cette somme, et, par ce moyen, satisfaire à l’expiation exigée par la loi de Dieu ? Et n’est-il pas égal de punir l’innocent ou d’infliger une peine disproportionnée au délit ? À considérer les choses sous ce point de vue, combien de fois toutes les années l’innocence n’est-elle pas, non-seulement punie, mais tourmentée dans presque tous les états civilisés de l’Europe ?

Mais il semble qu’il soit convenu que cette espèce d’innocence doit être punie, afin de prévenir le crime. J’ai lu en effet qu’un cruel Barbaresque était dans l’usage, toutes les fois qu’il achetait un nouvel esclave chrétien, de lui faire appliquer immédiatement cent coups de bâton à la plante des pieds, afin que le souvenir de ce traitement, et la crainte de l’encourir par la suite, l’empêchassent de commettre les fautes qui auraient pu le mériter.

L’auteur des Pensées aurait de la peine, sans doute, à approuver entièrement la conduite de ce Turc dans un gouvernement d’esclaves ; cependant ne semble-t-il pas recommander un pareil régime pour les sujets britanniques, lorsqu’il applaudit à la réponse du juge Burnet. Ce juge demandant à un prisonnier convaincu de vol de chevaux, s’il n’avait pas quelque chose à dire qui pût lui éviter la mort, le prisonnier répondit qu’il paraissait bien dur de pendre un homme pour avoir volé seulement un cheval : « Aussi, lui dit le juge, ce n’est pas pour avoir volé seulement un cheval qu’on te pend ; mais on te pend afin que les chevaux ne soient pas volés.  »

Ceux qui connaissent l’Europe en général, disent qu’il y a plus de vols commis et punis annuellement en Angleterre, que dans toutes les autres nations Européennes prises collectivement. Si cela est vrai, il doit y avoir une ou plusieurs causes de cette dépravation dans notre peuple. Ne serait-ce pas cette injustice et cette immoralité de notre gouvernement national, qui se manifestent dans notre conduite oppressive envers nos sujets et dans nos guerres injustes contre nos voisins ?

Voyez les longues injustices de l’Angleterre dans l’intérieur, les monopoles qu’elle a si long-temps exercés sur l’Irlande, le gouvernement oppressif et concussionnaire de ses marchands dans les Indes, ses guerres spoliatrices envers ses colonies Américaines ; et pour ne rien dire de celles qu’elle a suscitées à la France et à l’Espagne, voyez sa dernière guerre avec la Hollande, regardée par toute l’Europe impartiale comme une guerre de rapine et de pillage, dans laquelle, comme les Anglais l’étaient peut-être en effet, ils ne paraissaient soutenus et encouragés que par l’espoir d’un immense butin. On ne se doit pas moins strictement justice entre nations qu’entre cités voisines. Un voleur de grand chemin, qui commet des vols en troupe, est tout aussi voleur que quand il vole seul ; et une nation qui fait une guerre injuste, n’est qu’une grande bande. Quand vous aurez employé votre peuple à piller les Hollandais, est-il étrange que la paix mettant un terme à ce brigandage, ils continuent chez eux le même métier, et se volent les uns les autres ? Partout où les Anglais s’établissent, soit chez eux, soit au loin, la piraterie, comme l’appellent les Français, ou si l’on veut, le métier d’armateur, est leur unique but. On prétend qu’il n’y eut pas moins de sept cents armemens dans la dernière guerre. Ils furent faits par des négocians anglais, et cela pour piller d’autres négocians qui ne leur avaient jamais fait aucun mal. Est-il probable qu’il y eût un seul de tous ces armateurs, si prompts à dévaliser les marchands d’Amsterdam, qui n’eût fait la même opération sur son voisin de Londres, s’il eût pu se flatter de le faire avec la même impunité ? C’est la même avidité, c’est toujours l’alieni appetens ; il n’y a que la crainte et le risque du gibet qui les différencie. Comment donc une nation qui compte tant de voleurs d’inclination parmi ses citoyens les plus honnêtes, et dont le gouvernement encourage et délivre des commissions à sept cents bandes de ces sortes de voleurs, comment une telle nation a-t-elle le front de condamner ce crime dans les individus, et d’en faire pendre une vingtaine dans une matinée ? Ceci rappelle naturellement une anecdote de Newgate. Un prisonnier se plaignait de ce que, pendant la nuit, quelqu’un s’était emparé des boucles de ses souliers : « que diable, dit un autre, y aurait-il donc quelque voleur parmi nous ? il ne faut pas le souffrir ; mettons-nous en quête du fripon, et si nous le trouvons, il faut l’assommer.  »

Cependant on a vu dernièrement en Angleterre l’exemple d’un négociant qui n’a pas voulu profiter de ces biens mal acquis. Il était intéressé dans un bâtiment que les autres propriétaires crurent propre à la piraterie, et qui fit nombre de prises sur les Français. Quand on eut partagé le butin, le négociant dont je parle fit mettre dans la gazette un avis à tous ceux qui avaient essuyé la perte, afin de pouvoir leur restituer la part qui lui revenait. Cet honnête homme est un quaker. Les Presbytériens écossais eurent autrefois la même délicatesse ; car il existe encore une ordonnance du conseil de la ville d’Édimbourg, faite peu de temps après la réforme, qui défend « d’acheter des marchandises de prise, à peine d’être déchu pour toujours du droit de bourgeoisie, et sous telle autre peine qu’il plairait au magistrat d’ordonner, l’usage de faire des prises étant contraire aux lois de la conscience, qui nous enjoint de traiter nos frères les Chrétiens comme nous désirons être traités nous-mêmes : par conséquent ces sortes de marchandises ne peuvent être vendues par aucun homme pieux, dans cette ville. » La race de ces hommes pieux est probablement éteinte dans l’Écosse, ou, sans doute depuis, ils ont abandonné leurs principes ; car on présume que l’espoir des prises et des confiscations est entré pour beaucoup dans la part que cette nation a prise à la guerre contre les Colonies.

On a généralement cru pendant quelque temps qu’un militaire devait exécuter les ordres qu’on lui donnait, sans s’informer si la guerre était juste ou injuste. Tous les princes qui ont quelque disposition à la tyrannie, doivent sans doute appuyer cette opinion, et s’efforcer de l’établir ; mais n’est-elle pas d’une conséquence très-dangereuse, puisque d’après ce principe, si le tyran commande à son armée d’attaquer et de détruire, je ne dis pas une nation voisine, qui ne lui aurait fait aucun mal, mais même ses propres sujets, il faut que l’armée obéisse ? Un esclave nègre, dans nos Colonies, à qui son maître commande de tuer ou de voler son voisin, ou quelqu’autre méchante action, peut refuser d’obéir, et le magistrat protège son refus. Eh bien ! l’esclavage du soldat est donc pire que celui du nègre ? L’officier honnête, s’il ne craint pas qu’on attribue sa démission à toute autre cause, peut la donner, plutôt que de servir dans une guerre injuste ; mais les simples soldats, esclaves pour la vie, sont peut-être dans l’impossibilité de juger par eux-mêmes si la cause qu’ils défendent est juste ou illégitime : nous ne pouvons que déplorer leur sort, et encore plus celui du matelot, qu’on force souvent de quitter une honnête occupation, pour souiller ses mains d’un sang peut-être innocent : mais il me semble que des négocians, libres de cette violence, de cette obligation forcée, et que l’éducation a doués de plus grandes lumières, il me semble, dis-je, qu’il faudrait que de pareils hommes examinassent si la guerre est juste, avant de recruter une troupe de coquins, pour les envoyer attaquer leurs confrères les négocians d’une nation voisine, les dépouiller de leurs biens, et peut-être les ruiner eux et leur famille, s’ils les abandonnent, ou les blesser, les estropier et les massacrer, s’ils tâchent de les défendre. C’est cependant ce que pratiquent les négocians chrétiens, que la guerre soit juste ou qu’elle ne le soit pas ; et il est bien difficile qu’elle le soit des deux côtés. C’est ce que pratiquent des négocians anglais et américains, qui néanmoins se plaignent d’un vol particulier, et font pendre par douzaines ceux qui n’ont fait que suivre leur exemple. Il est plus que temps, que par égard pour l’humanité, on mette un terme à cette infamie. Les États-Unis de l’Amérique, quoique mieux situés qu’aucune nation européenne, pour tirer parti de la piraterie, la plus grande partie des vaisseaux marchands destinés pour les Indes passant à leurs portes, s’efforcent autant qu’il est en leur pouvoir d’abolir cette coutume, en insérant dans leurs traités avec les autres puissances, qu’en cas de guerre on ne pourra d’aucun côté délivrer des priviléges d’armemens, et que les vaisseaux marchands non armés, pourront de chaque côté continuer leur route sans crainte d’être molestés. C’est une heureuse amélioration dans le droit des gens, et l’on ne peut que désirer qu’elle s’étende à toutes les nations.