Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/12

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Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 61-65).


CHAPITRE XII.


Nous prenons le parti de nous rendre à l’île de Saint-Vincent qui est habitée par les Portugais, espérant pouvoir y frêter un vaisseau pour nous rendre à notre destination. — Naufrage que nous y éprouvons.


Les Portugais se sont établis dans une île très-près du continent, et que l’on nomme Saint-Vincent, Urbioneme dans la langue des Indiens ; elle est éloignée d’environ soixante-dix milles de l’endroit où nous étions. Nous nous déterminâmes à nous y rendre pour voir si nous pourrions frêter un vaisseau portugais afin de gagner Rio della Plata, car celui qui nous restait était trop petit pour nous contenir tous. Quelques-uns des nôtres partirent avec le capitaine Salazar pour tâcher de gagner le fleuve, mais aucun n’y avait jamais été, excepté un nommé Roman, qui s’engagea à trouver l’ancrage.

Nous quittâmes donc le port, nommé Inbiassape, qui est situé par vingt-huit degrés au sud de la ligne équinoxiale, et nous arrivâmes, après environ deux jours de route, à une île nommée Insula de Alkatrases (isla de los Alcatrazes), située à environ onze milles de là : nous fumes obligés d’y jeter l’ancre, à cause des vents contraires. Cette île prend son nom d’une espèce d’oiseaux de mer, nommés alkatrases, qui y sont fort nombreux et fort faciles à prendre à cette époque, qui est celle où ils élèvent leurs petits. Nous allâmes à terre pour chercher de l’eau ; nous y vîmes quelques huttes abandonnées et des fragments de poterie que les sauvages qui les habitaient autrefois y avaient laissés ; nous trouvâmes aussi une petite source près d’un rocher. Nous tuâmes un assez grand nombre d’alkatrases, et nous prîmes leurs œufs que nous emportâmes à bord du vaisseau, où nous fîmes tout cuire, œufs et oiseaux. A peine avions-nous fini de manger, nous fûmes assaillis par un coup de vent du sud si violent, que nous eûmes beaucoup de peine à rester sur nos ancres, et nous craignîmes à chaque instant d’aller nous briser sur les écueils. Nous avions espéré entrer avant le soir dans un port nommé Caninee ; mais il était déjà nuit quand nous y arrivâmes, et nous fûmes obligés de nous éloigner de terre malgré le danger d’être à chaque instant submergés par les vagues, car elles sont bien plus fortes près de la terre qu’en pleine mer et loin des côtes.

Nous nous éloignâmes tellement de la terre pendant la nuit, que le lendemain nous l’avions perdu de vue. Cependant nous en approchâmes de nouveau malgré l’orage ; et celui qui prétendait connaître le pays assura que nous étions en face de Saint-Vincent. Quand nous gagnâmes la côte, elle était tellement couverte de brouillards, qu’on ne pouvait rien distinguer. Les vagues étaient si fortes, que nous fûmes obligés de jeter à la mer tout ce qu’il y avait de pesant à bord du vaisseau pour l’alléger un peu ; et, malgré notre inquiétude, nous continuâmes notre route, pensant entrer dans le port des Portugais ; mais nous nous trompions.

Aussitôt que le brouillard se fut dissipé, Roman nous dit que nous étions tout près du port, et que nous le verrions dès que nous aurions doublé un rocher qu’il nous montra. Cependant, quand nous l’eûmes dépassé, nous ne vîmes rien que la mort devant nous ; car ce n’était pas le port, et les vagues nous poussaient droit à la côte où elles se brisaient avec une violence épouvantable. Alors nous recommandâmes nos âmes à Dieu, et nous nous préparâmes à la mort, comme c’est le devoir des marins qui sont sur le point de faire naufrage. Les vagues nous élevaient si haut, que nous nous trouvions suspendus en l’air comme si nous avions été au haut d’un mur. Dès que le vaisseau toucha la côte, il fut brise en morceaux ; quelques-uns sautèrent à l’eau et gagnèrent la terre en nageant ; d’autres y arrivèrent portés sur des débris. Enfin, par la grâce de Dieu, nous échappâmes tous ; mais le vent et la pluie nous avaient presque entièrement glacés.