Description de la Chine (La Haye)/De l’établissement et du progrès de la religion chrétienne

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Scheuerlee (3p. 79-154).


DE L’ÉTABLISSEMENT
ET DU PROGRÈS


DE LA RELIGION
CHRÉTIENNE


DANS
L’EMPIRE DE LA CHINE.


Quoique les premiers missionnaires jésuites, qui pénétrèrent dans la Chine vers le milieu du quinzième siècle, n’y aient trouvé nulle trace du christianisme, ce n’est pas une raison de croire que cette grande nation n’est point encore été éclairée des lumières de la foi. Deux respectables monuments font connaître qu’anciennement l’Évangile a été annoncé à ces peuples. Le premier, est un très ancien bréviaire de l’église de Malabar, écrit en langue chaldaïque, où, dans une leçon du second nocturne de l’office de S. Thomas, on lit ces paroles :

« C’est par le moyen de S. Thomas, que les erreurs de l’idolâtrie indienne ont été dissipées. C’est par le moyen de S. Thomas que les Chinois et les Éthiopiens se sont convertis à la foi, et ont embrasse la vérité. C’est par le moyen de S. Thomas qu’ils reçurent la vertu du baptême, et l’adoption des enfants : c’est par lui que le royaume des cieux a pénétré dans l’empire de la Chine. »

Dans une antienne du même bréviaire, on lit les paroles suivantes :

« Les Indes, la Perse, la Chine, etc. offrent en mémoire de S. Thomas l’adoration, qui est due à votre saint nom. »

Dans le chapitre XIX de la seconde partie des constitutions synodales, on lit un canon du patriarche Théodose, qui est conçu en ces termes :

« Pareillement les évêques de la grande province, tels que sont pour la plupart les métropolitains de la Chine, etc. »

Lorsque les Portugais abordèrent à Cochin, ils y trouvèrent Dom Jacques qui gouvernait l’église des montagnes de Malabar, et qui prenait la qualité de métropolitain de l’Inde, et de la Chine.

Il reste encore des traces de la religion de la croix, et c’est une tradition ancienne que cette figure † a la vertu d’empêcher les maléfices. Le fameux Kouan yun tchang qui vivait au commencement du second siècle, connaissait certainement Jésus-Christ, comme en font foi les monuments écrits de sa main, et gravés ensuite sur des pierres. On en a tiré des copies qui sont répandues de tous côtés, mais qu’il est impossible d’expliquer si l’on n’est pas chrétien, parce que Kouan yun tchang y parle de la naissance du Sauveur dans une grotte exposée à tous vents, de sa mort, de sa résurrection, de son ascension, et des vestiges de les pieds sacrés, mystères qui sont autant d’énigmes pour les infidèles.

Que si longtemps après la mort de ce grand homme, on l’a érigé en idole, cette erreur populaire ne prouve rien contre son christianisme, et rend témoignage à sa vertu. Or des chrétiens à la Chine au commencement du second siècle, d’où peuvent-ils être venus que de S. Thomas, ou de ses disciples ?

Soit donc que ce soit S. Thomas lui-même que tout le monde sait avoir été l’apôtre des Indes, soit que ce soient ses disciples qui aient prêché la foi dans cet empire, ce qui est plus vraisemblable ; on ne trouve aucun vestige, ni du temps que la religion chrétienne y a fleuri, ni des fruits qu’ont produit le zèle et le travail de ces hommes apostoliques. Comme l’histoire chinoise ne parle guère que des événements qui concernent le gouvernement politique, tout ce qu’elle rapporte de ce temps-là, c’est qu’il parût un homme extraordinaire à la Chine, qui enseignait une doctrine toute céleste, et qui s’attirait l’admiration publique par l’éclat de ses vertus, par la sainteté de sa vie, et par le nombre des miracles qu’il opéra.

Le second monument, prouve que longtemps après, c’est-à-dire, vers le septième siècle, un patriarche des Indes envoya des missionnaires à la Chine ; que ces ouvriers évangéliques y prêchèrent les vérités de la foi avec succès ; et que leur ministère y fut respecté et autorisé. Ce fut en 1625 que ce monument fut découvert de la manière suivante.

Des ouvriers fouissant la terre auprès de la ville de Si ngan fou, capitale de la province de Chen si, trouvèrent une longue table de marbre, qui apparemment avait été ensevelie sous les ruines de quelque édifice. Cette table a dix pieds de long, sur cinq de large. La partie supérieure est de forme pyramidale, et c’est là qu’est gravée une croix bien formée, dont les branches se terminent en espèce de fleur de lys, et qui est assez semblable à celle qu’on trouva gravée sur le tombeau de l’apôtre saint Thomas en la ville de Meliapor, qu’on appelle aujourd’hui Saint Thomé. La surface du marbre contient un long discours en caractères chinois, qui explique les principaux mystères de la religion chrétienne, et qui fait l’éloge de quelques empereurs, qui ont favorisé les ministres de l’Évangile. A l’un des côtés et au bas du marbre, on y trouve une longue inscription, partie en caractères syriaques ou chaldaïques, partie en caractères chinois.

La copie originale tirée de dessus le marbre fut envoyée à Rome, et se conserve dans la bibliothèque du collège de la compagnie de Jésus : une autre copie est dans les archives de la maison professe. Ceux qui seraient curieux de voir ce monument avec les mêmes caractères et tel qu’il a été copié sur la pierre de marbre, le trouveront dans le livre du père Kirker, intitulé, la Chine illustrée, avec une traduction littérale, et ensuite une plus ample interprétation que ce Père en a faite.

Le père Alvarez Semedo, qui a eu tout le loisir de considérer ce monument sur le lieu même, en a fait une traduction exacte qu’on trouve dans sa Relation imprimée en l’année 1667. C’est lui qui passant par Cochin, alla à Cranganor, où réside l’archevêque, et se fit donner l’explication des caractères syriaques par le père Antoine Fernandez, missionnaire fort versé dans la connaissance des livres de ces premiers chrétiens de S. Thomas ; je me contenterai d’en donner le précis qu’en a fait le père le Comte.

On voit sur ce monument en caractères syriaques les noms des missionnaires venus de la Judée à la Chine, pour y prêcher l’Évangile. Il y a parmi ces noms des évêques, des prêtres, et des diacres. M. l’abbé Renaudot, et M. Thévenot, gardes de la bibliothèque du roi, ont trouvé dans des manuscrits orientaux, et dans quelques livres arabes des preuves de cette entrée de prélats et de prêtres dans la Chine.

Aussitôt que les Chinois eurent bien lavé le marbre qu’ils venaient de déterrer, ils le regardèrent comme quelque chose de fort précieux, tant à cause de son antiquité, qu’à cause de la nouveauté des caractères qui leur étaient inconnus. C’est pourquoi ils allèrent en hâte faire leur rapport au gouverneur. Ce mandarin se transporta sur le lieu : et après avoir considéré ce monument avec la plus grande attention, il le fit placer sur un piédestal, et le fit couvrir d’un toit soutenu par des piliers, afin de le préserver des injures de l’air, et de mieux contenter la curiosité d’une infinité de gens de lettres, qui accouraient de toutes parts pour le voir : ensuite il le fit transporter dans un pagode éloigné d’un quart de lieue de la ville de Si ngan fou, où on le conserve avec grand soin.

Les bonzes, pour opposer un autre monument à celui qui était si glorieux à la religion chrétienne, ont élevé vis-à-vis une table de marbre toute pareille, où ils ont gravé les éloges de leurs fausses divinités. Voici en abrégé ce que contient le discours gravé sur le monument.

« Il y a un premier principe intelligent et spirituel, qui de rien a créé toutes choses, et qui est une substance en trois personnes. En produisant l’homme, il lui donna la justice originelle, il le fit roi de l’univers, et maître de ses passions ; mais le démon le fit succomber à la tentation, corrompit son esprit, et troubla la paix intérieure de son cœur. De là sont venus tous les maux qui accablèrent le genre humain, et les sectes différentes qui nous partagent.

« Les hommes, qui depuis ce fatal moment ont toujours marché dans les ténèbres, n’auraient jamais trouvé la voie de la vérité, si l’une de ces divines personnes n’eût caché sa divinité sous la forme de l’homme. C’est cet homme que nous nommons le Messie. Un ange annonça sa venue, et il naquit quelque temps après d’une vierge en Judée. Cette naissance miraculeuse fut marquée par une nouvelle étoile. Quelques rois qui la reconnurent, vinrent offrir des présents à ce divin enfant, afin que la loi et les prédictions des vingt-quatre prophètes s’accomplissent.

« Il gouverna le monde par l’institution d’une loi céleste, spirituelle, et très simple. Il établit huit béatitudes. Il tâcha de détromper les hommes de l’estime qu’ils avaient pour les biens de la terre, en leur inspirant l’amour des biens éternels. Il découvrit la beauté des trois vertus principales. Il ouvrit le ciel aux justes, et il y monta lui-même en plein jour, laissant sur la terre vingt-sept tomes de sa doctrine, propres à convertir le monde. Il institua le baptême pour laver les péchés, et se servit de la croix pour sauver tous les hommes, sans en excepter personne.

« Ses ministres laissent croître leur barbe, et se font une couronne à la tête. Ils ne se servent point de valets, mais ils se font égaux à tous, soit qu’ils se trouvent abattus par l’adversité, ou que la prospérité les élève. Au lieu d’amasser des richesses, ils partagent volontiers avec les autres le peu qu’ils possèdent. Ils jeûnent, et pour se mortifier, et pour garder la loi. Ils respectent leurs supérieurs. Ils estiment les gens de bien. Ils prient chaque jour sept fois pour les morts et pour les vivants. Ils offrent toutes les semaines le sacrifice, afin d’effacer leurs péchés, et de purifier leur cœur.

« Les rois qui ne suivent pas les maximes de cette sainte loi, ne sauraient, quelque chose qu’ils fassent, se rendre recommandables parmi les hommes. Sous le règne de Tai tsong, prince très sage et très estimé, Olopüen, parti de Judée, après avoir couru de grands dangers sur mer et sur terre, arriva enfin à la Chine, l’an de Notre Seigneur 636. L’empereur qui en fut averti, envoya son colao au-devant de lui, jusqu’au faubourg de la ville impériale, avec ordre de le conduire au palais. Quand il y fut, on examina sa loi, dont la vérité fut reconnue ; de sorte que l’empereur fit en sa faveur l’édit suivant.

« La véritable loi n’est attachée à aucun nom particulier, et les saints ne se fixent pas dans un lieu ; ils parcourent le monde, afin d’être utiles à tous. Un homme de Judée, d’une vertu singulière, est venu à notre cour : nous avons examiné sa doctrine avec beaucoup de soin, et nous l’avons trouvée admirable, sans aucun faste, et fondée sur l’opinion qui suppose la création du monde. Cette loi enseigne la voie du salut, et ne peut être que très utile à nos sujets. Ainsi je juge qu’il est bon de la leur faire connaître. Ensuite il commanda qu’on bâtit une église, et il nomma vingt-une personnes pour en avoir soin.

« Le fils de Tai tsong, nommé Kao, lui succéda l’an 651, et s’appliqua à faire fleurir la religion que son père avait reçue. Il fit de grands honneurs à l’évêque Olopüen, et bâtit dans toutes les provinces des temples au vrai Dieu. De sorte que les bonzes, quelques années après, alarmés du progrès que le christianisme avait fait, tâchèrent par toutes sortes de moyens d’en arrêter le cours.

« La persécution fut grande, et le nombre des fidèles commençait à diminuer, quand Notre-Seigneur suscita deux personnes extrêmement zélées, qui défendirent la foi avec tant d’ardeur, qu’elle reprit en peu de temps son premier éclat. L’empereur de son côté contribua de plus en plus à l’affermir ; jusque là qu’il ordonna aux cinq rois d’aller à l’église, de se prosterner devant les autels, et d’en élever d’autres en plusieurs villes en l’honneur du Dieu des chrétiens. Ainsi la colonne ébranlée par les efforts des bonzes, devint plus solide et mieux établie que jamais.

« Cependant le prince continua de donner des marques de sa piété ; il fit porter les tableaux de ses prédécesseurs à l’église : il offrit lui-même sur les autels cent pièces de soie : il honora extraordinairement un missionnaire Ki ho, qui était nouvellement arrivé de la Judée ; et durant tout le cours de sa vie, il n’oublia rien de ce qui pouvait contribuer à étendre la foi dans ses États.

« Un de ses successeurs en l’année 657 hérita de sa vertu aussi bien que de l’empire. Il bâtit cinq églises. Ses autres grandes qualités, aussi bien que l’amour de la religion, l’ont rendu célèbre.

« Les empereurs suivants ont encore affermi le christianisme par leurs édits et par leurs exemples. Il y en a pour qui nous prions sans crainte. Ils étaient humbles, pacifiques : ils supportaient les défauts de leur prochain : ils faisaient du bien à tout le monde. Voilà le véritable caractère du chrétien, et c’est par cette voie que la paix et l’abondance entrent dans les plus grands États.

« D’autres ont pratiqué les œuvres de la charité la plus fervente. L’empereur So tsong a fait des offrandes aux autels, et bâti des églises. Outre cela il assemblait tous les ans les prêtres de quatre églises qu’il servait lui-même avec respect durant quarante jours ; il donnait à manger aux pauvres ; il revêtait ceux qui étaient nus ; il guérissait les malades ; il ensevelissait les morts. C’est pour conserver la mémoire de ces grandes actions, et pour faire connaître à la postérité l’état présent de la religion chrétienne, que nous élevons ce monument l’an 782. »

Un témoignage si authentique ne laisse aucun lieu de douter que la foi n’ait été prêchée à la Chine, et que plusieurs ne l’aient embrassée : mais je n’oserais assurer que les empereurs, dont on loue les vertus, méritent les éloges qu’on leur donne : du moins est-il vrai de dire, que s’ils ont favorisé les prédicateurs de l’Évangile, ils n’ont pas été moins portés à accorder leur protection aux sectes idolâtres.

On ne sait combien de temps la religion chrétienne s’est maintenue dans cet empire : il faut que la mémoire en ait été éteinte depuis bien des années, puisqu’il n’en restait pas le moindre vestige, quand les nouveaux missionnaires de notre compagnie y sont entrés de la manière que je vais le rapporter.

Ce fut en l’année 1552 que l’apôtre des Indes, S. François de Xavier, partit de Goa pour s’y rendre : la conquête d’un si vaste empire ajouté au royaume de Jésus-Christ était depuis longtemps l’objet de ses plus ardents désirs : il comptait pour rien d’avoir réduit tant de nations et de royaumes de l’orient sous l’obéissance de l’Évangile, si la Chine échappait à son zèle. Il était déjà arrivé dans l’île de Sancian, dépendante de la province de Quang tong.

Quoiqu’on lui représentât que des lois rigoureuses défendaient l’entrée de la Chine aux étrangers ; qu’il n’était pas possible de surprendre la vigilance des mandarins ; et que le moins qui pût lui arriver, serait d’être enfermé pour le reste de ses jours dans un noir cachot, et qu’il y allait de la vie pour ceux qui oseraient l’y introduire ; on ne pût le faire changer de résolution. Il gagna un marchand chinois, qui lui promit, moyennant une certaine somme, de le conduire dans sa barque pendant la nuit, et de le jeter avant le jour sur le rivage. Xavier était content, pourvu qu’il pût se présenter aux portes de Canton. Mais Dieu ne veut pas toujours que ses serviteurs exécutent les grands desseins qu’il leur inspire. Il mourut comme un autre Moïse à la vue de cette terre de bénédiction, après laquelle il soupirait depuis tant d’années, et alla recevoir la récompense de son zèle et de ses travaux apostoliques.

Son corps fut enterré dans l’île. On l’avait enfermé dans une caisse remplie de chaux vive, afin que les chairs étant plutôt consumées, on pût emporter ses os aux Indes, par le vaisseau qui devait dans peu de temps mettre à la voile. On sait que, quelques mois après, quand on voulut ramasser ses os, on trouva son corps frais, plein de suc, et très entier, sans le moindre signe de corruption. On le transporta à Goa, où son tombeau est devenu célèbre par quantité de miracles, et où il est honoré comme le protecteur de la ville, et l’apôtre de l’Orient.

Le zèle qui anima Xavier, passa dans l’esprit et le cœur de ses frères. Pendant près de trente ans ils essayèrent plusieurs fois de pénétrer dans les terres de la Chine ; mais leurs tentatives furent toujours inutiles.

Le père Alexandre Valignan était alors supérieur général des missions dans les Indes, et résidait à Macao ; c’est une ville située dans une île, ou plutôt une presqu’île jointe au continent de la Chine, et qui est de sa dépendance, bien qu’elle soit habitée par une colonie de Portugais. Quoiqu’il eût été le chef et le promoteur de quelques-unes de ces entreprises, qui avaient eu si peu de succès, il ne se rebuta point des difficultés presque insurmontables, qu’il trouvait dans l’exécution de son projet : on le voyait souvent se tourner vers les rivages de la Chine, et dévorer des yeux cette terre infortunée, en témoignant par ses gestes et par ses soupirs, le zèle dont il brûlait pour la conversion d’un si grand peuple : d’autrefois on l’entendit s’écrier : Rocher ! Rocher ! quand t’ouvriras-tu ?

Plein de cette confiance en Dieu, qui s’anime à la vue des obstacles, il espéra toujours que le Seigneur jetterait sur la Chine un regard de miséricorde, et que ses portes s’ouvriraient enfin aux ministres de l’Évangile. Il y avait déjà du temps qu’il avait choisi parmi les missionnaires des Indes des sujets, tels que le demandait une si difficile entreprise : gens morts à eux-mêmes, intimement unis à Dieu, qui ne respiraient que les souffrances et le martyre, et qui d’ailleurs étaient fort habiles, surtout dans les sciences qu’on estime à la Chine.

Son choix tomba principalement sur le père Roger, néapolitain, sur le père Pasio, de Boulogne, et sur le père Ricci, de Macerate en la marche d’Ancone. Dans cette vue, ces Pères s’appliquaient depuis quelques années à l’étude de la langue chinoise, et ils avaient fait d’assez grands progrès dans un travail si difficile et si épineux, lorsqu’un évènement, ménagé sans doute par la Providence, facilita l’entrée de cet empire, quoiqu’il parût d’abord le rendre tout à fait inaccessible.

Le tsong tou de la province de Quang tong, qui réside d’ordinaire à Chao king fou, ville peu éloignée de la capitale, fit une affaire aux Portugais, sur ce qu’ils administraient la justice, et érigeaient un tribunal à Macao. Il prétendait que l’empereur leur ayant accordé cette place, ne leur avait donné aucune juridiction, et il les sommait de venir au plutôt rendre compte de leur conduite.

Ce langage fit comprendre aux Portugais, que l’avarice naturelle aux vice-rois des provinces chinoises, portait celui-ci à leur faire cette mauvaise querelle, mais que sa colère s’apaiserait bientôt, si leurs soumissions étaient accompagnées d’un riche présent : on le confia au P. Roger, qui se rendit à Chao king. Le Père fut reçu du vice-roi avec tant de politesse et de démonstrations d’amitié, qu’il crut pouvoir lui présenter une requête, pour lui demander la permission d’établir sa demeure dans la province de Quang tong. Elle lui fut accordée sans nulle peine.

Le père Roger et le père Pasio avaient déjà commencé une espèce d’établissement, et ils s’en promettaient de grands fruits, lorsqu’un contretemps ruina tout à coup leurs espérances. Le vice-roi fut disgracié, et intimidé par cette disgrâce, il craignit que son successeur ne lui fît une nouvelle affaire, s’il trouvait des étrangers dans le lieu de sa résidence. Sur quoi il les obligea de s’en retourner à Macao.

Ce triste évènement déconcerta les projets des hommes apostoliques ; le père Pasio prit le parti d’aller cultiver les églises du Japon. Le père Roger et le père Ricci furent chargés seuls de prendre de nouvelles mesures pour rentrer dans la Chine. s’y attendaient le moins, un Chinois arriva de Chao king à Macao, et demanda à parler au P. Roger. C’était un garde du nouveau vice-roi, qui ayant appris qu’une bonne récompense était promise à celui qui procurerait le rétablissement de ces pères, s’y était employé auprès de son maître, et l’avait obtenu.

Les pères, après avoir admiré les secrets ressorts de la divine Providence, se disposèrent à suivre le Chinois leur bienfaiteur. En quelques jours ils arrivèrent à Chao king ; et aussitôt ils reçurent une patente du vice-roi, qui leur permit de s’établir où ils jugeraient à propos.

Ces deux missionnaires qui avaient eu le temps de s’instruire des coutumes, de la religion, et des lois de cette nation, n’ignoraient pas ce qu’ils auraient à souffrir, soit d’un peuple superstitieux, plein de mépris et d’aversion pour les étrangers, soit de la jalousie des bonzes, soit de la hauteur et de la défiance des mandarins, dont l’inquiétude et les ombrages augmentaient sans cesse, par les nouvelles conquêtes que les Espagnols et les Portugais venaient de faire dans des lieux voisins de la Chine. Ainsi ils crurent devoir agir d’abord avec beaucoup de circonspection, et pour gagner plus sûrement ces peuples à Jésus-Christ ils s’efforcèrent de mériter leur estime : ils y réussirent. Le père Ricci surtout s’attira bientôt une grande considération, soit par sa douceur, par ses manières aisées, et par je ne sais quel air insinuant, dont on ne pouvait guère se défendre ; soit encore plus par son habileté dans la langue chinoise et dans les mathématiques, qu’il avait étudiées à Rome sous le célèbre Clavius.

Les Chinois furent d’abord charmés d’une carte de géographie que fit ce Père, quoiqu’elle redressât leurs idées, et les détrompât de l’erreur grossière où ils étaient sur l’étendue de leur pays, comparé au reste de la Terre. Il composa ensuite un catéchisme, où il expliquait la morale chrétienne, et les points de la religion les plus conformes à la lumière naturelle. Cet ouvrage fut reçu avec applaudissement, et eut cours dans tout l’empire.

Peu-à-peu le Père s’acquit une si grande estime, que tout ce qu’il y avait de gens considérables à Chao king et aux environs, se faisaient un plaisir de rendre visite aux missionnaires, et de les entretenir. Il n’y avait que le peuple, qui peu touché du mérite, et n’écoutant que son aversion naturelle pour les étrangers, accablait les pères d’outrages et d’injures, et s’attroupait pour les insulter jusque dans leur propre maison.

Cependant une église naissante se formait, et un nombre de catéchumènes écoutaient les instructions, par lesquelles on les disposait au baptême : mais le père Ricci se trouva bientôt seul à soutenir tout le poids de cette laborieuse mission. Deux étrangers demeurant dans un même endroit, donnèrent ombrage : et il fallut, pour adoucir l’aigreur des peuples, que le Père Roger retournât à Macao, d’où il fut ensuite envoyé à Rome. Quelques années après qu’il y avait moins de risque, il reçut du secours dans la personne du P. Antoine Almeyda, qui vint partager ses travaux.

Il y avait environ sept ans, que le père Ricci gouvernait cette église, qu’il avait formée avec tant de peines, lorsqu’un nouveau vice-roi arriva




à Chao king, et lui causa les plus cruelles alarmes. Ce magistrat trouva la maison des missionnaires à sa bienséance, et frappé de son agréable situation, il la crut propre à devenir un édifice public. Il fit signifier au P. Ricci, que rien n’était plus contraire à la majesté de l’empire, qu’un étranger qu’on tolérait par grâce, demeurât dans la ville même où résidait le vice-roi, et qu’il eût à choisir une demeure dans le monastère des bonzes, qui est dans le voisinage de Chao tcheou fou.

Le Père présenta plusieurs requêtes au vice-roi, qui furent appuyées des principaux magistrats de la ville dont il était aimé. Ces sollicitations, loin de fléchir ce magistrat naturellement fougueux et emporté, ne servirent qu’à l’irriter davantage, et il ordonna que le père Ricci et son compagnon sortissent incessamment des terres de l’empire.

Ce fut un coup accablant pour les missionnaires : mais ils n’eurent point d’autre parti à prendre que celui d’obéir. Le Père Ricci fut contraint d’emballer à la hâte le peu de meubles qu’il avait, avec ses instruments de mathématiques, et de s’embarquer pour se rendre à Canton, et de là à Macao. Tous ses néophytes l’attendaient sur le rivage, et fondaient en pleurs, en lui demandant sa bénédiction.

A peine eut-il abordé à Canton, qu’il vit arriver une barque venant de Chao king : c’était un exprès que le vice-roi avait envoyé après le Père, pour lui ordonner de revenir. Il craignait qu’on ne lui reprochât un jour de s’être emparé de la maison de deux étrangers, que ses prédécesseurs avaient protégés, et dont la conduite avait toujours été irrépréhensible.

Le Père, qui savait ce qu’il lui en coûterait pour rentrer dans la Chine, s’il en était une fois sorti, retourna promptement à Chao king. Mon dessein n’est pas, lui dit le vice-roi, de vous chasser absolument de l’empire ; je vous permets de vous établir dans quelqu’autre endroit de ma province ; et il lui assigna Chao tcheou.

La réputation du Père Ricci avait prévenu son arrivée dans cette ville, et il n’y fut pas longtemps sans se concilier tous les mandarins : à peine pouvait-il suffire au grand nombre de personnes distinguées, que le plaisir de l’entretenir attirait dans sa maison.

En satisfaisant à leur curiosité, il ne manquait jamais de leur porter des paroles de salut, et plusieurs goûtèrent les saintes vérités qu’il leur annonçait, et devinrent les prémices d’une nouvelle église qu’il fonda à Chao tcheou ; et c’est là qu’il changea l’habit de bonze, qui le rendait méprisable, en habit de lettré, qui donna plus de poids à ses paroles. Un jeune homme fut le premier confesseur de cette chrétienté naissante : son père le maltraita cruellement, pour avoir refusé constamment d’adorer les idoles.

Plusieurs mandarins, et d’autres personnes considérables des villes voisines, voulurent connaître le Père Ricci, et lier amitié avec lui. Parmi ceux-là un riche négociant de Nan hiong s’attacha au missionnaire, écouta ses instructions avec un cœur docile, et fut bientôt en état d’être régénéré dans les eaux du baptême. A peine fût-il de retour en son pays, qu’il en devint l’apôtre. Il prêcha Jésus-Christ à sa famille, et à un grand nombre d’amis qu’il avait dans cette grosse ville, qui est d’un grand abord, parce que c’est la dernière ville de la province de Quang tong, d’où l’on passe dans celle de Kiang si.

Le Père Ricci s’y transporta dans la suite, et y trouva quantité de catéchumènes bien instruits, qui soupiraient après la grâce du baptême. Il crut néanmoins que, pour établir solidement la religion chrétienne dans les provinces, il fallait la faire goûter dans la capitale. A la Chine, plus encore que partout ailleurs, les sujets règlent leur conduite sur celle du prince : il se persuada que la morale chrétienne serait infailliblement approuvée des sages chinois, et qu’elle disposerait insensiblement leurs esprits à croire les mystères de la foi. Enfin il comptait que s’il pouvait annoncer Jésus-Christ à la cour, et affectionner l’empereur à la religion, les difficultés s’aplaniraient ; et que les Grands, de même que le peuple, n’étant plus retenus par la crainte de déplaire au prince, écouteraient volontiers les ministres de l’Évangile, et ouvriraient les yeux aux lumières de la foi.

Il n’était pas facile à un étranger de pénétrer jusqu’à la ville impériale, et il prévit bien les obstacles qu’il aurait à surmonter : mais plein de ce courage qu’inspire le vrai zèle, il se prépara à tous les évènements, dans l’espérance de faire connaître Jésus-Christ à l’empereur, et aux Grands de sa cour.

Il se présenta une occasion que l’homme apostolique ne manqua pas de saisir. L’empereur ayant découvert que Taicosama roi du Japon, levait une nombreuse armée, pour faire la conquête de la Corée, et porter ensuite ses armes victorieuses dans l’empire, appela à la cour tous les mandarins qui avaient quelque capacité dans le métier de la guerre. Un de ces mandarins était ami du P. Ricci, et lui accorda volontiers la permission de le suivre jusque dans la province de Kiang si : car c’était tout ce que le missionnaire demanda pour lors, se flattant que le mandarin gagné par ses assiduités et ses services, pousserait plus loin la faveur qu’il lui faisait, et qu’il le conduirait jusqu’à Peking. Il s’embarqua donc sur une des barques de sa suite, mais la navigation fut malheureuse.

Dans un endroit de la rivière où divers courants se rassemblent, le vaisseau du P. Ricci fit naufrage : un novice qu’il menait avec lui, se noya, et lui-même, il resta assez longtemps au fond de l’eau, et ne s’en tira qu’à la faveur d’une corde. Cet accident effraya le mandarin, qui prit sa route par terre, laissant ses domestiques et ses équipages dans le vaisseau. Tout ce que le père Ricci put obtenir de lui, ce fut qu’on le conduirait à Nan king ; mais il ne voulut jamais permettre qu’on le menât plus avant, de crainte que dans l'alarme où l’on était de la guerre des Japonais, on ne lui fît un crime d’avoir un étranger à sa suite.

Le Père continua sa route par eau, et après être entré dans ce grand fleuve, que les Chinois appellent Yang tse kiang, c’est-à-dire, le fils de la mer, il arriva enfin à Nan king. Il s’attendait à y trouver de la protection ; un mandarin qui l’avait comblé autrefois d’amitié, y occupait une des premières charges ; mais soit qu’il eût oublié son ancien ami, soit qu’il craignît de paraître lié avec un étranger, il lui ordonna de sortir au plus tôt de la ville, et il fit châtier celui qui, contre les lois, l’avait reçu dans sa maison.

Le Père, sans se rebuter de tant de contradictions, prit le parti de retourner à Nan tchang, capitale de la province de Kiang si. Le favorable accueil qu’on lui fit, le dédommagea des peines précédentes : sa vertu et sa science lui gagnèrent bientôt le cœur des mandarins et des Grands de cette ville, et il y avait entr’eux une espèce d’émulation, à qui lui témoignerait le plus d’amitié. Le vice-roi même prévint le désir qu’il avait de s’y établir, et lui offrit ses services, qu’il accepta d’autant plus volontiers, qu’il venait de recevoir un nouveau secours d’ouvriers évangéliques, par l’arrivée du P. Cataneo, du P. Longobardi, etc.

Mais le principal fruit qu’il retira de sa demeure à Nan tchang, fut la facilité qu’il trouva de s’introduire à la cour. Il avait lié une amitié très étroite avec le gouverneur, qui venant d’être nommé président du premier tribunal de Nan king, devait se rendre auprès de l’empereur, pour prendre ses ordres. Le Père lui témoigna l’extrême désir qu’il avait de l’accompagner dans ce voyage, et le gouverneur y consentit. L’église de Chao tcheou qu’il avait fondée, était gouvernée par le père Longobardi : il confia celle de Nan tchang au P. François Sore, Portugais, et il partit pour Peking avec le père Cataneo, le frère Sébastien Fernandez, et un Chinois qu’on avait nommé Pereira : leur arrivée et le peu de séjour qu’ils firent dans la capitale, n’eurent pas le succès qu’ils s’étaient promis.

La guerre du Japon tenait tous les esprits en défiance : c’était assez de voir des étrangers, pour croire que c’étaient des Japonais, et il n’y eut personne qui osât dans de pareilles conjonctures les faire connaître à l’empereur. Le parti le plus sage fut donc de porter ses vues ailleurs. C’est ce que fit le père Ricci : il songea à établir une église dans une des principales villes de la province de Tche kiang, où il avait un intime ami, qui pouvait l’aider de son crédit et de ses conseils.

Après en avoir conféré avec cet ami, ils conclurent qu’il fallait aller à Nan king, et demander des lettres de recommandation au président du premier tribunal, qui avait déjà pris possession de sa charge. Ils firent ensemble ce voyage : mais en arrivant dans la ville, ils furent agréablement surpris du changement qu’ils trouvèrent dans la disposition des esprits. La défaite de l’armée japonaise, et la mort de Taycosama qu’on venait d’apprendre, causait une joie universelle, et la présence d’un étranger ne donnait plus tant de défiance.

On vit revivre dans les Grands et dans les mandarins, les sentiments de leur estime et de leur vénération pour le missionnaire, que la crainte de se rendre suspects avait comme étouffés auparavant. Tout ce qu’il y eût de gens considérables à Nan king lui rendirent visite ; les savants l’écoutèrent avec admiration, lorsqu’il réforma leurs fausses idées sur la physique, sur l’astrologie, sur la géographie, et sur le système du monde, plusieurs même d’entr’eux se firent ses disciples. Mais ce qui lui donna le plus de réputation, ce fut la force avec laquelle, dans des disputes publiques, il convainquit les idolâtres de leur ignorance sur la nature de Dieu, et sur la vraie religion.

Cette grande idée qu’on avait conçue de l’homme apostolique, aplanit les difficultés, qui semblaient devoir traverser l’établissement qu’il méditait de faire à Nan king : on lui en accorda la permission avec toute sorte d’agrément. On lui offrit même une maison si magnifique, que sa modestie ne lui permit pas de l’accepter : il se contenta d’une autre maison vaste et commode, que des magistrats avaient désertée, parce qu’elle était infestée de malins esprits : il l’eût par cette raison à grand marché, et il s’en mit en possession par autorité publique. La tranquillité rétablie dans cette maison, aussitôt que le Père y fut logé, fit sentir aux Chinois quel est le pouvoir des adorateurs du vrai Dieu sur les puissances de l’enfer.

Ce changement qui s’était fait si subitement à Nan king, fit juger au P. Ricci, que dans la capitale où il avait des amis, et où l’on ne craignait plus les armes japonaises, il trouverait les esprits plus favorablement disposés à son égard. Le secours de nouveaux ouvriers, et des présents propres à être offerts à l’empereur, qui pour lors lui furent envoyés de Macao, le déterminèrent à entreprendre ce voyage. Un des principaux magistrats ayant vu ces présents, donna une patente très honorable, par laquelle il lui permettait de porter à l’empereur des curiosités d’Europe. Tout semblait favoriser son dessein ; mais une rude épreuve l’attendait à Lin tcin tcheou. La douane y était administrée par un eunuque envoyé de la cour, qui se faisait redouter des plus grands mandarins, et qui tyrannisait toute cette contrée : à peine eut-il vu les présents destinés pour l’empereur, qu’il prit le dessein de s’en faire honneur ; il en écrivit à la cour, et manda entr’autres choses, qu’il y avait une cloche qui sonnait d’elle-même (c’est ainsi qu’il appelait une horloge.) De plus il n’y eût point de caresses qu’il n’employât, pour engager le père Ricci à se servir de son ministère, afin de faire passer ces curiosités entre les mains du prince. Rien n’était plus contraire aux vues du P. Ricci : aussi s’en excusa-t-il avec politesse.

L’eunuque irrité de ce refus, publia qu’il avait aperçu dans les ballots de cet étranger un crucifix, qui était, disait-il, un charme, pour ôter la vie à l’empereur : et sur cela il le fit renfermer dans une tour, lui et ceux de sa suite : ils auraient été tous sacrifiés au ressentiment du perfide eunuque, s’il avait porté cette accusation à la cour ; mais après le témoignage favorable qu’il s’était pressé de rendre du P. Ricci, il n’osa rien mander de contraire, pour ne point tomber dans une honteuse contradiction avec lui-même. Il vint donc un ordre de l’empereur de faire partir incessamment l’étranger, pour se rendre à la cour, et de lui fournir tout ce qui était nécessaire pour son voyage.

Ce fut ainsi que le Père entra avec honneur dans la capitale : on ne fut pas longtemps à l’introduire au palais, et il fut reçu de l’empereur avec les plus grands témoignages de considération et d’amitié. Ce prince agréa tous les présents, ce qui était déjà une grande faveur. Il plaça dans un lieu honorable un tableau du Sauveur, et un autre de la très sainte Vierge. Il fit élever une tour superbe, pour y placer l’horloge ; il usa même d’une petite adresse, pour se conserver une montre, que la reine mère aurait pu lui demander, si elle eût su qu’elle sonnait ; c’est pourquoi il défendit de monter la sonnerie, lorsqu’elle lui fut présentée. Enfin il permit au Père et à ses compagnons, de se choisir une maison dans Peking ; et il leur assigna un revenu pour leur entretien : il leur accorda même la permission d’entrer dans une des cours du palais, où il n’y avait que ses officiers qui eussent droit d’entrer.

L’établissement du P. Ricci à Peking fut le fruit de vingt années de travaux mêlés de traverses et de persécutions. Il commença dès lors à recueillir ce qu’il avait semé avec tant de larmes. Sa maison devint bientôt le lieu le plus fréquenté de toute la ville ; et il n’y eût presque personne, qui ne se fît honneur de le connaître, et d’avoir part à son amitié ; entr’autres le premier colao, qui est le premier officier de l’empire, et qui lui donna en toute occasion des marques de son estime.

Ce fut alors qu’il commença à travailler solidement au salut des âmes, persuadé que la capitale donnant le mouvement au reste de l’empire, le progrès qu’y ferait la foi, serait suivi d’un semblable succès dans les provinces. En peu d’années on vit des conversions éclatantes, et on compta un grand nombre de chrétiens dans tous les ordres de la monarchie.

La pluralité des femmes était un grand obstacle pour les mandarins ; mais la grâce le surmonta ; et plusieurs de ces puissants du siècle s’étant une fois soumis au joug de l’Évangile, en devinrent les prédicateurs ; et par leur zèle à étendre la foi, remplirent les fonctions des plus fervents missionnaires.

Le père Ricci avait établi que les catéchumènes, avant que de recevoir le baptême, feraient une protestation publique, qui contiendrait et la détestation de leur vie passée, et la sincérité avec laquelle ils embrassaient la foi : ils devaient composer eux-mêmes cette protestation, afin qu’on pût moins douter de leurs véritables sentiments. On peut juger de la manière, dont elle avait coutume de se faire, par celle d’un célèbre mandarin nommé Li, qui était fort attaché aux superstitions païennes : toutes les autres étaient à peu près semblables. Voici comme ce mandarin s’explique.

« Li, disciple de la Loi chrétienne, de tout mon cœur, et avec toute sincérité, je veux embrasser la foi de Jésus-Christ. Autant que je le puis, je lève les yeux vers le seigneur du ciel, et le conjure de vouloir prêter l’oreille à mes paroles. Je proteste qu’étant dans cette royale ville de Peking, je n’avais jamais ouï parler de la sainte foi que j’embrasse, ni vu aucun de ceux qui la prêchent ; d’où il est arrivé que très longtemps j’ai vécu dans l’erreur et dans les ténèbres, et que toutes les actions de ma vie n’ont été que des égarements d’un homme aveugle et hors de soi.

« Depuis peu, par la divine bonté, je suis heureusement tombé entre les mains de deux saints docteurs venus du grand occident, Matthieu Ricci, et Didaque Pantoya. J’ai appris d’eux la doctrine de Jésus-Christ : j’ai vu entre leurs mains son image que j’ai révérée comme je devais : c’est par là que j’ai commencé à connaître mon Père céleste, et la loi qu’il a donnée aux hommes pour les sanctifier. Animé de ces grands motifs, que puis-je faire aujourd’hui que d’embrasser cette loi divine, et l’observer de tout mon cœur ?

Considérant néanmoins, que depuis quarante-trois ans que je suis au monde, je n’ai pu éviter de grandes chutes : je prie le souverain Père des hommes d’user de sa miséricorde envers moi, de vouloir bien me pardonner mes injustices, mes manquements de droiture, mes plaisirs sensuels et impurs, mes mauvaises volontés contre mon prochain, mes paroles indiscrètes et téméraires, et tout autre péché que j’ai pu commettre par inadvertance ou avec réflexion. Car je promets que dès maintenant, après que j’aurai été lavé de l’eau salutaire, que je vais recevoir avec un profond respect, je travaillerai à réformer ma vie, à éviter toute sorte de péchés, à observer la loi du Seigneur du Ciel, dont je crois fermement tous les points ; à observer les dix commandements qui y sont contenus, dont je souhaite de tout mon cœur ne m’écarter jamais un moment. Je renonce au siècle, à ses erreurs, et à ses mœurs corrompues. Je condamne tout ce qui est contraire aux maximes de la loi divine, irrévocablement et pour toujours.

« Je vous demande seulement une chose, Père et Créateur plein de bonté, que dans ces commencements de ma conversion, où n’étant encore que novice, j’ignore ce qui est de plus parfait, vous daigniez m’éclairer l’esprit pour me le faire connaître, et me donner la grâce de pratiquer ce que j’en aurai connu ; afin qu’ayant vécu libre des erreurs et des désordres de ma vie passée, j’aille bientôt jouir dans le ciel de votre divine présence. Je vous demande de plus la permission d’annoncer aux autres la foi, dont vous avez bien voulu m’éclairer, comme font par toute la terre un grand nombre de fervents chrétiens. Regardez, seigneur, avec miséricorde les vœux de votre serviteur, comme il vous les présente avec humilité, l’an trentième de Van lié, le sixième de la huitième lune. »

Le nombre des chrétiens augmentait chaque jour considérablement, et par le zèle des nouveaux fidèles, et par les continuels travaux du Père Ricci et de ses compagnons. Ceux-ci se répandirent dans les bourgades voisines de Peking, et formèrent des chrétientés nombreuses. Les villes des provinces imitèrent l’exemple de la capitale, comme le Père Ricci l’avait prévu. Il en recevait souvent des lettres, qui lui apprenaient le progrès qu’y faisait la prédication de l’Évangile. Celles qu’il reçut de Nan tchang, capitale du Kiang si, lui donnèrent la plus douce consolation. L’église n’était plus assez grande pour contenir le nombre des chrétiens : une famille entière de princes de la maison impériale qui y demeuraient, avait embrassé la foi ; et cet exemple fut suivi d’un grand nombre de lettrés.

La moisson devint encore plus abondante dans la ville impériale de Nan king, capitale de la province de Kiang nan, et dans une autre ville de la même province nommée Chang hai, qui était la patrie d’un mandarin illustre par sa naissance, par son mérite, par ses grands emplois, et surtout par la dignité de colao, c’est-à-dire, par la première dignité de l’empire, dont il fut honoré.

Ce sage ministre était né avec un fonds de raison et de lumières naturelles, qui lui avaient fait connaître qu’il avait une âme immortelle ; et que les biens fragiles, que donnent ici-bas, ou le hasard de la naissance, ou le caprice de la fortune, ne peuvent être la récompense de la vertu. Une infinité de doutes et de pensées naissaient dans son esprit, dont il ne pouvait trouver l’éclaircissement, ni dans la secte des lettrés, ni parmi les idolâtres : il cherchait de bonne foi la vérité, et il la trouva dans les fréquents entretiens qu’il eût avec le père Ricci.

Ce grand homme nommé Siu, n’est pas plutôt été instruit des vérités chrétiennes, qu’il aspira après la grâce du baptême : il le reçut à Nan king avec une grande solennité, et il fut nommé Paul. Le nom de cet apôtre des Gentils lui convenait fort, puisqu’il devint l’apôtre de sa patrie, l’appui de la religion, et le protecteur déclaré des missionnaires ; il ne cessa jamais de les soutenir par ses biens, par ses conseils, et par son grand crédit. Il commença par convertir son père, âgé de quatre-vingt ans, et toute sa famille, qui était très nombreuse. Son exemple et ses discours contribuèrent de même à la conversion d’un grand nombre de mandarins.

Au temps des persécutions il défendit la foi par de savantes apologies ; il en prit souvent les intérêts en présence même de l’empereur ; et il ne craignit point de lui dire qu’il lui abandonnait ses biens, ses charges, sa vie, et toute sa famille, si l’on pouvait trouver dans la doctrine chrétienne, la moindre chose qui fût contraire à la tranquillité de l’État, ou à l’obéissance qui est due au souverain. Il appuyait la religion dans les provinces, et procurait à ses ministres l’amitié et la protection des gouverneurs et des premiers officiers, par les lettres qu’il leur écrivait. Enfin il devint le docteur de sa nation, par les traductions qu’il fit en sa langue, de plusieurs livres de la Loi chrétienne, composés par les missionnaires.

La vivacité de sa foi lui inspirait le plus grand respect pour les ministres de l’Évangile : ayant appris que le père Jean de Rocha, par les mains duquel il avait reçu le baptême, était mort à Hang tcheou dans la province de Tche kiang, il en prit le deuil, et le fit prendre à toute sa famille, comme il avait fait pour son propre père. Un autre missionnaire étant allé lui présenter une lettre, que le cardinal Bellarmin écrivait aux fidèles de la Chine, il ne voulut point la recevoir qu’il n’eût pris le bonnet et les habits de sa dignité, comme s’il eût dû se présenter devant l’empereur ; et qu’après s’être prosterné en terre, il n’eût fait quatre profondes inclinations de tête.

Le zèle et la piété de ce grand mandarin se perpétuèrent dans sa famille. Sa petite-fille nommée Candide, se distingua entre les autres : elle n’avait que quatorze ans quand elle perdit sa mère, qui lui avait donné la plus sainte éducation. A seize ans elle fut mariée à un homme considérable nommé Hiu, mais qui vivait encore dans les ténèbres de l’idolâtrie. Elle sut si bien gagner son esprit par sa douceur, par sa condescendance, et par l’exemple de sa piété, qu’il demanda le baptême, et le reçut deux ans avant sa mort. Elle se trouva veuve à l’âge de trente ans ; et dans cet état de liberté, qui la rendait maîtresse d’elle-même, elle se consacra entièrement à Dieu.

Pendant quarante-trois ans de sa viduité, elle imita parfaitement ces saintes veuves, dont saint Paul nous fait le caractère : non contente d’édifier l’église naissante de la Chine par la sainteté de sa vie, elle contribua plus que personne à étendre la foi dans ce vaste empire. Sans toucher à son patrimoine, ni aux biens qu’elle devait laisser à huit enfants que le seigneur lui avait donnés, elle trouva dans ses épargnes et dans le travail de ses mains, de quoi fonder trente églises dans son pays ; et elle en fit bâtir neuf autres, avec de belles maisons, dans diverses provinces.

Ce fut par ses libéralités secrètes, et par son crédit auprès des mandarins de Nan king, de Sou tcheou, de Chang haï, et de Song kiang, que le père Brancati bâtit tant d’églises, de chapelles, et d’oratoires domestiques. On comptait dans toute cette contrée de la province de Kiang nan, quatre-vingt-dix églises, quarante-cinq oratoires, et trois sortes de congrégations. Outre celles qui sont destinées au culte de la très sainte Vierge, et celles des enfants, que l’on nommait la congrégation des anges, il y en avait une troisième, qu’on appelait de la passion de Jésus-Christ, où les chrétiens les plus fervents s’assemblaient tous les vendredis, pour méditer les mystères des souffrances et de la mort du Sauveur. On établit une quatrième congrégation de lettrés sous la protection de saint Ignace, Ils s’assemblaient le premier jour de chaque mois, et ils récitaient des instructions qu’ils avaient composées sur les principales vérités de la foi, sur nos mystères, et sur les fêtes les plus célèbres. Les missionnaires examinaient ces discours ; et quand ils les approuvaient, ils envoyaient ces lettrés le dimanche suivant pour les réciter au peuple dans les églises, où ils ne pouvaient pas aller eux-mêmes.

Comme les Chinois aiment naturellement à composer et à débiter leurs compositions, rien n’était plus utile à entretenir les anciens chrétiens dans la ferveur, et à en augmenter le nombre. On avait pris soin de leur fournir des livres propres à préparer leurs discours ; et c’est principalement à ce dessein que les missionnaires avaient traduit en langue chinoise des réflexions sur les Évangiles, la somme théologique de saint Thomas en trente-cinq volumes, les commentaires de Baradius sur les Évangiles, les vies des saints, etc. Ils avaient déjà composé environ cent-trente semblables ouvrages de piété et de la religion : ce fut cette dame qui les fit imprimer à ses frais, et qui les répandit dans les maisons des infidèles, des lettrés, des mandarins, des gouverneurs ; et par ce moyen elle en gagna un grand nombre à Jésus-Christ.

Le seigneur Basile son fils ayant été nommé intendant général des postes et de la navigation, elle le suivit dans les provinces de Kiang si, de Hou quang, et de Se tchuen, où elle fit bâtir des églises, et y appela des missionnaires pour les gouverner. Il n’y avait pas de moyens que le zèle ingénieux de cette dame n’inventât, pour faire connaître Jésus-Christ, et agrandir son royaume. Elle savait qu’une infinité de pauvres gens abandonnaient leurs enfants dès qu’ils étaient nés, et les exposaient dans les rues, faute d’avoir de quoi les nourrir : elle employa le crédit de son fils auprès du vice-roi de Sou tcheou, et elle obtint la permission d’acheter une vaste maison, où elle recevait les enfants exposés, et leur procurait des nourrices.

Le nombre de ces enfants était si grand, que, quelque soin qu’on prît d’eux, il en mourait plus de deux cents chaque année, lesquels après avoir reçu le baptême, devenaient autant de prédestinés qui allaient peupler le ciel.

Ayant fait réflexion qu’une multitude d’aveugles étant hors d’état de gagner leur vie, assemblaient le peuple dans les places publiques, et abusaient de sa crédulité, en disant la bonne aventure à tous ceux qui se présentaient, elle en fit venir un certain nombre, et leur ayant promis de quoi les entretenir honnêtement, elles les fit instruire des principes de la religion, afin qu’ils allassent par les rues enseigner aux peuples ce qu’ils avaient appris, et les engager ensuite d’aller trouver les missionnaires.

Peu d’années avant sa mort, l’empereur, pour lui marquer l’estime qu’il faisait de sa sagesse et de sa vertu, lui envoya un habit magnifique, garni de plaques d’argent, et d’une riche broderie, avec une coiffure de perles et de pierreries, et lui donna le titre honorable de cho gin, qui signifie femme vertueuse. Elle reçut avec respect ce présent de son prince ; et elle s’en revêtit le jour de sa naissance ; mais ensuite elle détacha l’une après l’autre les plaques d’argent et les perles de sa coiffure, qu’elle employa à secourir les pauvres, et à orner les autels.

Enfin cette illustre veuve persévéra jusqu’à la mort dans ces exercices de religion et de piété. Le Père Laurifice lui administra les derniers sacrements, qu’elle reçut avec une foi vive, et avec la douce espérance d’être éternellement unie à Dieu, qu’elle avait aimé et servi avec tant de zèle. Elle fut généralement regrettée : les pauvres la pleurèrent comme leur mère ; les nouveaux fidèles, comme le modèle de toutes les vertus chrétiennes ; et les missionnaires, comme une ressource certaine dans tous leurs besoins, et surtout dans les persécutions qu’ils avaient à soutenir.

Une autre dame, qui avait reçu le nom d’Agathe au baptême, imita le zèle de la dame Hiu : son mari était un seigneur illustre, qui avait été vice-roi dans quatre provinces : elle lui inspira tant d’affection pour le christianisme, qu’il demanda le baptême, et le reçut avec toute sa famille, qui était de trois cents personnes. Ce seigneur fut l’un des principaux protecteurs de la religion, et en soutint toujours les intérêts avec autant de fermeté que de zèle.

Les églises se multipliaient dans toutes les provinces de l’empire ; il se formait chaque jour de nouvelles chrétientés ; et toutes ces terres arrosées des sueurs d’un grand nombre d’hommes apostoliques, qui étaient venus au secours du P. Ricci, fructifiaient au centuple. Mais le serviteur de Dieu aurait auguré peu favorablement de ces succès, s’ils n’eussent été traversés par divers orages, qui se succédèrent les uns aux autres.

Il s’éleva une cabale d’idolâtres, qui jaloux du progrès que faisait le christianisme, et du préjudice qu’en recevait leur secte, formèrent le dessein de perdre le père Ricci, et d’anéantir ses travaux : ils avaient fait entrer des mandarins dans leur complot : mais quand il fallut en venir à l’exécution de leur projet, ils s’aperçurent qu’ils y échoueraient, et que la ruine d’un homme si généralement respecté, n’était pas une affaire facile : ils prirent le parti de lui proposer un accommodement.

« Nous ne trouvons pas mauvais, lui dirent-ils, que vous portiez les peuples à honorer le Seigneur du Ciel ; à la bonne heure, que votre Dieu y règne : mais du moins laissez l’empire de la terre à nos divinités, et ne vous opposez pas aux honneurs que nous leur rendons. »

La réponse que fit le Père à une proposition si bizarre, transporta de fureur les idolâtres, et ils résolurent de tout risquer. Ils avaient au palais un bonze très accrédité, lequel se faisait respecter des eunuques, et avait gagné toute la confiance des reines, qui le regardaient comme un prophète, et qui ne se conduisaient que par ses conseils. Ils s’adressèrent au bonze, qui était assez porté de lui-même à favoriser leur passion.

Les choses étaient à un point, où le père Ricci crut voir périr en un moment le fruit et les espérances de ses travaux : mais dans la triste situation où il se trouvait, le secours lui vint de la Providence par un évènement auquel il n’était pas naturel de s’attendre. Un libelle peu respectueux pour l’empereur, se répandit alors dans le palais, et on l’attribua aux bonzes : ils furent sévèrement punis ; et le crédit du principal bonze, qui était devenu l’ennemi capital des missionnaires, ne le sauva pas de la cruelle bastonnade, sous laquelle il finit misérablement sa vie.

Une autre tempête s’éleva peu après à Nan tchang, où le ministère de la prédication eût été anéanti par les magistrats, si le père Ricci, qui en fut averti à temps, n’eût employé la puissance et le crédit de ses amis. Cette protection calma la tempête, et rétablit les missionnaires dans la liberté dont ils jouissaient auparavant.

Il eut souvent de semblables orages à apaiser, que la malignité des bonzes suscitait de toutes parts, et qui servaient à éprouver la fidélité des néophytes, et à ranimer le zèle de leurs pasteurs. Mais la plus rude de toutes les persécutions qu’il eut à essuyer, lui fut d’autant plus amère, qu’elle n’avait pas été excitée par les infidèles, mais par des personnes, que leur foi obligeait à soutenir l’œuvre de Dieu au prix même de leur sang. Voici comment la chose arriva.

Après la mort de l’évêque de Macao, un religieux d’un ordre respectable fut nommé vicaire général. Dès qu’il eût commencé à user de son pouvoir, il eût un assez grand démêlé avec un religieux de saint François. Le scandale que produisit cette division, les obligea à convenir d’un arbitre, et le choix tomba malheureusement sur le recteur des jésuites. Ce Père, après avoir bien examiné l’affaire, jugea en faveur du religieux franciscain.

Le vicaire général outré de ce jugement, tout équitable qu’il était, s’emporta jusqu’à excommunier le commissaire de l’ordre de saint François, qui soutenait son religieux ; le recteur des jésuites, qui avait prononcé en sa faveur ; et le gouverneur qui le protégeait. Il en vint même jusqu’à mettre la ville en interdit. Cette conduite était trop violente, pour pouvoir durer. Après quelque temps de trouble et d’agitation, les choses s’accommodèrent : on se pardonna mutuellement de part et d’autre ce qui s’était passé, et il n’y eût que les jésuites qui furent exceptés de cette paix. Le parti du vicaire voulut se venger d’eux avec éclat.

On n’imaginerait jamais le moyen diabolique qu’un homme de cette cabale inventa pour contenter sa passion, se mettant peu en peine que la religion pérît à la Chine, pourvu que les jésuites y périssent avec elle ; il alla trouver les Chinois, qui sont en grand nombre à Macao. « Les jésuites, leur dit-il, ont une ambition étonnante : la religion qu’ils prêchent dans l’empire, n’est qu’un prétexte dont ils se servent pour parvenir au projet qu’ils ont formé de s’emparer du trône : c’est sur la tête du P. Cataneo qu’ils veulent faire tomber la couronne : voilà le motif de tous les voyages que vous lui voyez faire. Remarquez, leur ajoutait-il, les endroits où ils se sont établis, depuis Canton jusqu’à Peking ; ce sont autant de postes convenables à l’exécution de leur dessein. Cette flotte hollandaise qui paraît depuis quelque temps sur les côtes, est là pour favoriser leur entreprise : le gouverneur de cette ville les assistera de toutes ses troupes : leurs chrétiens du Japon viendront se joindre à ceux qu’ils ont dans la Chine, et de tout cela il se formera une puissante armée, à laquelle il ne fera pas possible de résister. »

Les Chinois de Macao timides et crédules, ne manquèrent pas d’informer les magistrats de Canton, de la conjuration qu’ils venaient de découvrir. L’esprit des Chinois étant naturellement défiant et soupçonneux, on se persuada aisément, que comme la plus légère étincelle cause les plus grands embrasements ; de même les moindres révoltes entraînent quelquefois la ruine des plus vastes États, et que par conséquent on ne pouvait prendre trop de précaution.

L’alarme qu’on prit à Canton, se répandit bientôt dans les autres villes, et l’on disait déjà qu’on avait fait mourir le père Ricci à Peking : on n’attendait que la confirmation de cette nouvelle, pour traiter de la même sorte le père Longobardi, qu’on gardait à vue. La foi de plusieurs chrétiens fut ébranlée, et ils commençaient à douter de la vérité d’une religion, qui était prêchée par de si méchants hommes. Enfin le père François Martinez, qui était envoyé à Macao, et qui passait par Canton dans le temps de cette émotion générale, eût beau se cacher, un apostat le découvrit ; il fut emprisonné et condamné à plusieurs bastonnades, sous lesquelles il expira.

C’en était fait de la religion, si ce faux bruit de conjuration eût pénétré jusqu’à la cour ; mais on ne fut pas longtemps à revenir d’une erreur si grossière, et les magistrats eurent honte de leur crédulité. Heureusement un mandarin, ami du P. Ricci, arriva pour lors à Canton : ayant examiné à fonds cette affaire, il punit sévèrement le juge, qui avait fait mourir le père Martinez, et prononça une sentence très honorable au P. Cataneo, qui lui rendit la liberté de continuer ses fonctions.

On peut juger quels soins et quelles peines donnait au P. Ricci la sollicitude de tant d’églises et de tant de chrétientés, qui se formaient dans l’empire, car il était comme l’âme de tout ce qui s’entreprenait pour la gloire de Dieu, et l’avancement de la religion.

C’était à lui que les missionnaires avaient sans cesse recours, soit pour lui exposer leurs peines, soit pour le consulter dans leurs doutes : il apprenait la langue aux nouveaux venus, et les formait aux vertus apostoliques : quantité de livres sur la religion et sur les sciences sortaient de ses mains : il recevait des lettres de la plupart des Grands et des mandarins des provinces, auxquels il était obligé de répondre, pour les rendre favorables au christianisme : comme il passait pour l’homme le plus célèbre, qui eût paru à la Chine depuis Confucius, il était accablé des visites qu’il recevait des Grands de Peking et des mandarins des provinces, que leurs affaires attiraient dans cette capitale ; et il ne pouvait s’exempter de leur rendre ces mêmes devoirs de civilité, que le génie de la nation rend indispensables.

Tant de travaux ne pouvaient manquer de ruiner sa santé, et d’avancer l’heure de sa mort : aussi y succomba-t-il dans un âge assez peu avancé, et nonobstant la force de sa complexion, qui semblait promettre une longue vie. Il n’était âgé que d’environ 58 ans quand il mourut. Il avait passé 27 ans à la Chine ; car il y était entré en l’année 1583 sous le règne de l’empereur Van lié, et Dieu récompensa ses travaux apostoliques par une mort précieuse en l’année 1610.

La tendre dévotion avec laquelle il reçut le S. Viatique et l’extrême onction, se traînant jusqu’au milieu de la chambre, et s’y prosternant avec le plus profond respect, fit verser des larmes à tous les assistants, et la nouvelle de sa mort consterna tous les chrétiens répandus dans ce vaste empire. Tous les Grands et même les gentils s’empressèrent de lui rendre les derniers devoirs dans une salle de la maison, où son corps était exposé : mais on n’avait pas encore de sépulture, et on était embarrassé comment l’inhumer : il fallait une permission de l’empereur ; et comme il s’agissait d’un étranger, on eût à essuyer bien des formalités. Mais enfin on accorda à la réputation du Père Ricci, ce qu’on aurait peut-être refusé en toute autre conjoncture. L’empereur donna même un bâtiment avec un vaste jardin hors de la ville, qu’un eunuque disgracié avait fait construire au temps de sa faveur : ce lieu a servi depuis de sépulture aux missionnaires jésuites de la ville impériale, et les jésuites ont souvent consenti que les missionnaires des autres ordres y fussent enterrés. L’empereur, après la mort du Père Ricci, ne cessa pas de favoriser les missionnaires ; et le calme dura jusqu’en l’année 1615 qu’un des principaux mandarins de Nan king, par zèle pour sa secte, excita la plus cruelle tempête qu’on eût encore vue. Les ministres de l’Évangile furent les uns battus cruellement, les autres exilés, et d’autres emprisonnés. Les Pères qui étaient à la cour, furent obligés de se retirer à Macao, et d’abandonner la garde de leur sépulture à un de leurs disciples.

Cet orage ne finit que par la mort du persécuteur, et par un évènement, qui contribua beaucoup au rétablissement des missionnaires. Les Tartares avaient gagné une grande bataille sur les Chinois, et leur armée n’était qu’à sept lieues de Peking. L’empereur Van lié mourut en même temps, et laissa à Tien ki son successeur le soin de repousser l’ennemi. Deux mandarins illustres, dont l’un était ce Paul Siu, duquel j’ai déjà parlé, insinuèrent à l’empereur, qu’un bon moyen de réussir dans cette guerre, était d’appeler les Portugais, beaucoup plus habiles à servir l’artillerie que les Chinois.

La proposition étant agréée, les mêmes mandarins représentèrent que, pour affectionner davantage les Portugais à son service, il était à propos de rappeler leurs docteurs, et de les rétablir dans leurs maisons. L’empereur y consentit, et les missionnaires retournés dans leurs églises, y vécurent tranquilles sous la protection d’un prince, qui tout attaché qu’il était à la secte des bonzes, ne cessa pas de favoriser les prédicateurs de la loi chrétienne. Les Tartares furent chassés de l’empire ; et le calme qui y régna, contribua beaucoup au progrès que fit la religion, tant à Peking, que dans les provinces.

La mort de l’empereur qui arriva en l’année 1628 mit son frère Hoai tsong, connu aussi sous le nom de Tsong tching sur le trône. Ce fut alors que le père Adam Schaal, qui était né à Cologne, fut envoyé à la cour. L’habileté de ce Père dans les mathématiques le fit bientôt connaître : en peu de temps sa réputation égala celle du P. Ricci : il mérita les bonnes grâces de l’empereur, et il fut regardé comme un des premiers hommes de l’empire.

Ce fut aussi environ ce temps-là, c’est-à-dire, en l’année 1631 que les RR. PP. de saint Dominique, et ensuite ceux de saint François, entrèrent dans la Chine, pour partager les travaux apostoliques des missionnaires, et recueillir une moisson qui s’offrait de toutes parts, et qui devenait très abondante : ils y ont toujours travaillé avec un grand zèle et beaucoup d’édification.

L’année suivante mourut Paul Siu, ce mandarin encore plus illustre par sa vertu, que par ses dignités, qui avait employé tant de fois son autorité, et exposé même sa vie pour le soutien de la religion. Ses obsèques se firent avec toute la pompe des cérémonies édifiantes que l’Église prescrit.

Cependant le père Adam Schaal profitait de son crédit auprès de l’empereur, pour étendre la foi, et augmenter le nombre des chrétientés. Il commençait déjà à y réussir, lorsqu’une révolution qui renversa l’empire, ruina pareillement ses espérances. Ce fut en 1636 que deux chefs de voleurs eurent le crédit de former une puissante armée de tous les mécontents de l’empire ; ils signalèrent leur marche par le saccagement des villes, et le pillage des provinces entières ; et cet État qu’on venait de voir si florissant, devint en peu de temps le théâtre de la plus sanglante guerre.

L’infortuné Hoai tsong fut assiégé dans sa capitale, et réduit à se donner la mort, pour ne pas tomber entre les mains du vainqueur. Ou san guey, qui commandait un corps de troupes sur la frontière du côté de la Tartarie, appela les Tartares au secours de son prince : ils taillèrent en pièces l’armée du voleur, et reprirent Peking. Mais l’usurpation du trône fut le prix de leurs services : comme il n’y avait personne qui pût s’opposer à leur invasion, ils s’en mirent en possession sans beaucoup de résistance.

Tsong te, chef des Tartares, mourut au commencement de cette conquête. Son fils Chun tchi lui succéda à l’âge de six ans, et entra triomphant dans Peking, aux acclamations de tout le peuple, qui le regardait comme le libérateur de la patrie.

Ce jeune prince avait un courage au-dessus de son âge. Sous la tutelle, et par la sage conduite d’Amavan son oncle, il se vit à l’âge de quatorze ans paisible possesseur du trône. Les provinces septentrionales étaient déjà soumises : le trouble était encore dans les provinces méridionales, où quelques princes du sang s’étaient déclarés empereurs : l’armée tartare n’eut pas beaucoup de peine à les soumettre : ils furent vaincus ou mis à mort.

Elle avança ensuite vers les provinces de Quang tong et de Quang si, où elle s’empara d’abord de quelques villes ; mais Thomas Kiu, vice-roi de Quang si, et Luc Tchin, généralissime des troupes chinoises, tous deux chrétiens, arrêtèrent le cours de tant de victoires : après un combat opiniâtre de part et d’autre, les Tartares furent défaits et mis en fuite. Les Chinois victorieux proclamèrent aussitôt empereur Yung lié, qui était de la famille impériale, et ce prince fixa sa cour à Chao king dans la province de Quang tong.

Il y avait dans cette cour cinquante dames chrétiennes, auxquelles un eunuque chrétien avait autrefois annoncé Jésus-Christ, et qu’il avait disposées au baptême qu’elles reçurent. Un autre eunuque nommé Pan Achillée, parvint à la dignité de colao, sous le nouvel empereur chinois Yung lié : il était aussi chrétien, et ce fut par son moyen que la mère de cet empereur, sa première femme, et son fils aîné reçurent le baptême des mains du P. André Koffler, jésuite Allemand.

Ces illustres néophytes envoyèrent à Rome le père Michel Boym, Polonais, pour rendre, en leur nom, au pape Alexandre VII l’obéissance filiale, et le pape leur répondit par un bref apostolique. Ces pièces sont trop édifiantes pour les omettre : les voici.


LETTRE

DE L'IMPÉRATRICE HÉLÈNE AU PAPE.

Le discours de la très juste, très sage, très clémente et vénérable impératrice Hélène, pour être présenté devant le trône du très saint Père, du très grand Seigneur, du docteur de l’Église universelle, et du vicaire de Jésus-Christ en Terre.


« Moi, Hélène, qui rougis de honte de demeurer dans le palais impérial, quoique je ne sois qu’une humble et petite fille de l’empire chinois ; moi qui n’ai jamais eu aucune connaissance des lois étrangères, et qui ne me suis étudiée qu’à bien garder celles de la retraite ; j’ai été assez heureuse pour trouver un homme appelle André Xavier de la compagnie de Jésus, qui est venu demeurer dans notre cour, pour y publier une sainte doctrine, qui lui a acquis une grande réputation : j’eus envie de le voir ; et ayant contenté ma curiosité j’appris par moi-même que tout ce qu’on disait de lui, était véritable, et que c’était un homme extraordinaire.

« L’estime que je conçus de son mérite, me fit aisément goûter sa doctrine. J’ai reçu le saint baptême de sa propre main ; et je suis cause en partie que l’impératrice Marie, mère de l’empereur, Anne, sa légitime femme, et Constantin, fils et héritier du même empereur, ont pareillement été régénérés dans les eaux du baptême il y a environ trois ans, après avoir été suffisamment instruits des saintes vérités de la religion.

« Maintenant que je voudrais, au risque même de ma vie, correspondre à toutes ces grâces que j’ai reçues du Ciel, j’ai eu souvent la pensée et le désir d’aller trouver Votre Sainteté, pour apprendre d’Elle-même ce que je dois faire : mais la distance des lieux m’en empêche. C’est pourquoi j’écris ces lettres à Votre Sainteté, afin que par ses saintes prières, Elle rende la divine Majesté favorable à de pauvres pécheresses, telles que nous sommes, et qu’Elle veuille bien nous accorder une rémission plénière de nos péchés à l’heure de notre mort. »

« Nous vous supplions encore, très saint Père, de demander à Dieu, avec toute la sainte Église, qu’il daigne prendre notre empire sous sa protection ; et qu’avec le bien de la paix, il accorde à notre maison royale, et principalement à l’empereur, qui est le dix-huitième successeur de la couronne, et le douzième neveu du fondateur de cette monarchie, et à tous ses sujets, la grâce de connaître et d’adorer le vrai Dieu Jésus-Christ.

« Nous la supplions encore d’avoir la charité d’envoyer plusieurs saints personnages de la compagnie de Jésus, pour publier dans tout notre empire les saintes lois de l’Évangile : nous lui en aurons des obligations éternelles. C’est pour cela que nous envoyons à Votre sainteté le père Michel Boym, qui a une parfaite connaissance des affaires de notre empire, pour lui présenter ces très humbles prières. Il pourra expliquer de vive voix tout ce que nous désirons en particulier, et vous faire connaître quelle est notre soumission pour l’Église.

« Lorsque notre empire jouira d’une pleine paix, nous espérons de vous renvoyer quelqu’un de ces Pères, pour présenter nos vœux et nos personnes devant l’autel des apôtres S. Pierre et S. Paul, comme nous le faisons maintenant avec un profond respect.

« Enfin étant à genoux, et prosternées la face contre terre, nous demandons ces grâces à Votre sainteté, dans l’espérance qu’Elle voudra bien nous regarder d’un œil favorable. Fait en l’année quatrième d’Yung lié, l’onzième de l’onzième lune, c’est-à-dire, le quatre de novembre, mil six cent cinquante. Scellé du sceau de la très juste, très sage, très clémente, et très vénérable impératrice Hélène. »




BREF DU PAPE

À L’IMPÉRATRICE HÉLÈNE

A Notre fille en Jésus-Christ, Hélène Ta-Ming, impératrice de la Chine.


ALEXANDRE VII. PAPE.


Salut et bénédiction apostolique, à notre très chère fille en Jésus-Christ. Nous avons connu par vos lettres, quelle a été la bonté et la miséricorde de Dieu sur Votre Majesté, puisqu’il vous a retirée des ténèbres de l’erreur, pour vous éclairer de sa lumière, et vous faire connaître la vérité.

« Comme cette vérité, qui est Dieu même, ne cesse de faire ressentir les effets de sa miséricorde, dans le fort même de sa colère ; il n’a pas dédaigné de jeter sur vous, qui étiez livrée au péché, un regard favorable. Vous avez eu recours à sa clémence, et il l’a préférée à la qualité de Dieu des vengeances.

« N’est-il pas vrai de dire, que la profondeur de ses secrets est impénétrable, lorsqu’on voit soumis à l’empire de Jésus-Christ ces vastes pays qu’à peine connaissions-nous, et dont le démon s’était rendu le maître ?

« Nous regardions comme fabuleux, tout ce qu’on nous disait de ce grand empire, où régnait l’idolâtrie. Aurait-on jamais cru que la vérité eût trouvé entrée dans les régions séparées de nous par tant de mers orageuses, et qui semblaient être sous un ciel différent du notre ?

« On croyait qu’il n’était pas possible à ceux qui préfèrent le salut des âmes à tous les trésors de l’Inde, de pénétrer dans cet autre monde, dont l’entrée était fermée aux étrangers par des lois injustes et rigoureuses. Dieu a permis qu’il se soit trouvé des hommes pleins de zèle, qui, de leur propre mouvement, et sans y être obligés, ont affronté les périls et la mort, pour vous aller prêcher les vérités du salut, et vous mettre dans la voie du ciel.

« C’est une grande grâce, ma chère fille, dont vous devez vous rappeler souvent le souvenir. Il faut en instruire vos enfants, afin qu’ils mettent leur espérance en Dieu, et que pénétrés de reconnaissance pour un si grand bienfait, ils soient toujours fidèles à observer ses commandements.

« Quelque grande que soit la joie que nous ressentons, d’apprendre que votre exemple, et celui du prince Constantin, a été suivi de plusieurs personnes, elle est bien augmentée par l'espérance où nous sommes, que l’empereur détruira le culte des faux dieux dans toute l’étendue de son empire.

« Nous vous donnons notre bénédiction paternelle. Nous accordons volontiers à Votre Majesté ce qu’Elle nous demande : et nous ne cesserons point de prier le Seigneur, qu’il établisse la paix dans votre empire. Soyez toujours unie à nous de cœur et par la foi. Fait à Rome dans le palais de S. Pierre, sous l’anneau du pécheur, le dix-huitième jour de décembre de l’année mil six cent cinquante-cinq, la première année de notre pontificat. »

Peu d’années après, l’empereur tartare envoya trois armées formidables contre l’empereur chinois, qui fut obligé de prendre la fuite, et de céder ses provinces au vainqueur. Les dames chrétiennes furent conduites à la cour, et enfermées dans un palais, où elles furent servies selon leur qualité sans qu’il leur fût permis d’avoir aucun commerce au-dehors : elles ont toujours vécu dans cette retraite selon les maximes de l’Évangile, quoiqu’elles n’eussent d’autre secours que la lecture des livres, et les consolations qu’elles recevaient du Ciel.

Il ne restait plus à l’empereur que de dompter un monstre plutôt qu’un homme, qui s’étant mis à la tête d’une armée de voleurs et de mécontents, avait parcouru les provinces de Ho nan, de Kiang nan, et de Kiang si, où il avait laissé les traces les plus affreuses de sa barbarie et de sa cruauté. Il s’appelait Tchang hien chong.

Un jour qu’il invita les lettrés à venir se faire examiner pour les degrés, il les assembla en grand nombre, et il les fit tous égorger, disant que ces gens-là n’étaient propres qu’à exciter les peuples à la révolte par leur vaine éloquence. De six cents mandarins, il n’en resta que vingt au bout de trois ans que finissait l’exercice de leur charge ; tous les autres, il les avait fait mourir pour des causes très légères. Il fit massacrer cinq mille eunuques, parce que quelques-uns d’eux ne lui avaient pas donné le titre de roi, mais l’avaient simplement appelé de son nom ordinaire. Il exerça bien d’autres inhumanités : je n’en rapporterai qu’une seule, où cet homme de sang signala sa férocité.

Étant prêt d’entrer dans le Chen si pour y attaquer l’armée tartare, il fit enchaîner tous les habitants de la ville de Tching tou, et les fit conduire dans la campagne. Là, tout ce grand peuple à genoux criait miséricorde. Après avoir rêvé quelque temps : Qu’on les tue tous, dit-il à ses soldats, ce sont des rebelles : et aussitôt on les passa au fil de l’épée au nombre de six cent mille. Ce fut dans cette occasion que le père Buglio, et le père de Magalhaens baptisèrent une infinité de petits enfants, qui furent ensuite égorgés.

Le barbare ne survécut pas longtemps à tant de crimes. Comme il était en présence de l’armée qu’il allait combattre, on vint lui dire que cinq Tartares s’approchaient de la sienne : il monta à cheval aussitôt pour aller les reconnaître : mais dès qu’il parût, le tyran eût le cœur percé d’une flèche, et il tomba roide mort.

Son armée fut bientôt dissipée ; et toutes les provinces, où il avait exercé sa tyrannie, se livrèrent avec joie au vainqueur, et se soumirent volontiers à sa puissance. C’est ainsi que toutes les provinces plièrent sous le joug étranger, et que Chun tchi n’ayant encore que quatorze ans, devint tranquille possesseur de l’empire.

Tout était à craindre pour la religion dans ces temps de révolution et de trouble. Le père Adam Schaal était resté seul à Peking, pour gouverner cette église. Il ne fut pas plutôt connu du nouvel empereur, qu’il en fut extrêmement goûté ; et ce prince enchérit beaucoup sur son prédécesseur par les témoignages d’estime et même de tendresse, dont il honora le missionnaire.

Il y avait trois cents ans que les mahométans avaient la direction du tribunal des mathématiques. L’empereur la leur ôta pour la donner au P. Adam : le Père s’excusa plusieurs fois d’accepter cet emploi ; mais il ne lui fut pas possible de s’en défendre. Il vit bien qu’il allait s’attirer l’indignation du prince, s’il persévérait dans son refus.

Il ne l’agréa pourtant qu’à condition qu’il ne travaillerait qu’à cette partie des mathématiques, qui concerne le cours des astres, les éclipses, et les vicissitudes des saisons, dont les règles sont certaines ; et il déclara à l’empereur que la science des Chinois était vaine et superstitieuse, lorsqu’ils prétendaient connaître par l’observation des astres, la différence des jours heureux ou malheureux, dont la nation est si fort entêtée.

La réforme du calendrier, et l’éclat que le père Adam donna au tribunal des mathématiques, lui affectionnèrent de plus en plus ce jeune prince : il allait souvent voir le Père dans sa maison, et en moins de deux ans il lui rendit jusqu’à vingt visites. Cette faveur était d’autant plus extraordinaire, que les empereurs chinois ne sortaient presque jamais de leur palais ; et qu’il n’y a point d’exemple, qu’ils se soient abaissés jusqu’à rendre visite à leurs sujets.

Un jour qu’on célébrait la fête de sa naissance, au lieu de recevoir sur son trône les hommages de toute sa cour, il passa le jour entier dans la maison du P. Adam. Une autrefois qu’il l’alla voir pendant l’hiver, il jugea qu’il n’était pas assez bien vêtu pour la saison ; et dépouillant sa propre veste, il lui en fit présent. Il ne l’appelait jamais que Ma fa, qui est un nom très honorable parmi les Tartares, et qui signifie ancien père.

Il ne se lassait point de faire son éloge. Il louait surtout son grand désintéressement. « Les mandarins, disait-il, ne m’aiment et ne me servent que par des vues intéressées : ils me demandent tous les jours des grâces nouvelles. Ma fa au contraire, qui sait que je l’aime, refuse continuellement celles que je le presse de recevoir. Il est trop content de mon amitié. »

Personne ne présente des requêtes à l’empereur, qu’elles ne passent par les mains du mandarin, qui préside au tribunal destiné à les examiner. Sa Majesté ne voulut point que le père Adam essuyât les formalités de ces tribunaux, peu favorables aux étrangers, et elle lui ordonna de s’adresser immédiatement à elle-même.

C’est en considération du même Père, que ce prince donna toujours aux prédicateurs de l’Évangile les plus grandes marques de son affection : il permit de bâtir deux églises à Peking, et de réparer toutes celles, qui, durant le temps des troubles, avaient été ruinées dans les provinces.

Le père Buglio et le père Magalhaens ayant été arrêtés dans la province de Se tchuen par les Tartares, et conduits dans les prisons de Peking, l’empereur les reçut avec bonté, comme les frères du Père Adam, et voulut même les loger dans l’enceinte de son palais. Mais les pères ayant refusé cet honneur, à cause des difficultés qu’ils auraient de remplir leur ministère, il leur acheta une maison dans la ville.

Le père Adam ayant informé ce prince que le père Martini était arrivé à Macao, avec un bon nombre de missionnaires qu’il avait amenés d’Europe, Sa Majesté leur fit expédier des patentes très honorables, par lesquelles elle les invitait de venir à sa cour, avec ordre aux mandarins de les pourvoir de barques, et de toutes les choses nécessaires pour le voyage.

Ce fut à la faveur de ces patentes, que quatorze missionnaires entrèrent dans l’empire, et furent reçus partout avec honneur. Le père Ferdinand Verbiest était du nombre : il fut d’abord destiné à la province de Chen si, où, après avoir travaillé pendant dix mois, il fut appelé à la cour pour soulager le père Adam déjà avancé en âge, et pour l’aider dans son emploi de président du tribunal des mathématiques.

Dans ces entretiens fréquents, que l’homme apostolique avait avec l’empereur, il faisait toujours tomber le discours sur la religion : ce prince qui l’écoutait avec plaisir, admirait l’excellence et la pureté de la morale chrétienne : il lisait volontiers les livres qui traitent à fonds de nos mystères, et il s’en faisait expliquer les endroits difficiles.

Un jour que le Père lui donna un livre d’estampes, qui représentaient la naissance, la vie, et la mort de Notre-Seigneur, avec des explications de chaque mystère en langue chinoise, il se mit à genoux, et considéra toutes ces images avec beaucoup de respect. Il lut ensuite l’explication du Décalogue : quand il fut au sixième commandement, après avoir rêvé quelque temps, il demanda si ce précepte obligeait tout le monde ? Et le Père lui ayant répondu que la loi de Dieu était indispensable, et que les rois, de même que leurs sujets, étaient également obligés de l’observer, il répéta plusieurs fois ces paroles : Voilà une sainte loi.

Sous la protection d’un prince si favorable aux prédicateurs de l’Évangile, le christianisme devenait florissant dans la capitale, et jetait de profondes racines dans toutes les provinces. Un grand nombre d’ouvriers, parmi lesquels se trouvaient plusieurs jésuites français, y travaillaient avec un zèle que Dieu bénissait visiblement. On n’a point encore oublié dans la province de Chen si, les vertus apostoliques du Père le Faure : et les descendants de cette chrétienté nombreuse, qu’il a formée et cultivée durant tant d’années, se souviennent encore de ce qu’ils ont ouï raconter à leurs Pères de l’humilité de ce missionnaire, de sa douceur, de sa mortification, de sa confiance dans les plus rudes épreuves, et de ses travaux infatigables, qui étaient accompagnés de signes et de prodiges.

On avait lieu, ce semble, d’espérer qu’un prince, qui était prévenu de tant d’estime pour la loi chrétienne, et qui protégeait si ouvertement ses ministres, ne résisterait pas longtemps à la lumière qui l’éclairait : et en effet il ne paraissait pas éloigné du royaume de Dieu : mais il fut malheureusement retenu, et par l’attachement que les reines lui inspirèrent pour les bonzes, ennemis jurés du nom chrétien, et encore plus par les liens honteux d’une passion impure, que ces ministres de l’enfer resserraient de plus en plus, en flattant la corruption de son cœur.

Ce jeune monarque se laissa transporter d’un amour violent pour une dame mariée à un jeune seigneur tartare, laquelle allait souvent chez la reine. Cette dame en fit confidence à son mari, qui lui donna des leçons, dont elle eût la simplicité de faire pareillement confidence à l’empereur. Chun tchi envoya chercher l’infortuné mari : et sous prétexte de quelque négligence dans l’administration de sa charge, de colère il lui donna un soufflet. Le chagrin que le Tartare ressentit de cet affront, lui causa la mort en moins de trois jours. L’empereur épousa aussitôt sa veuve, et la fit reine.

Le père Adam n’épargna rien pour le guérir de cette passion : il lui fit sur cela de vives et de fréquentes remontrances, que Chun tchi regardait comme l’effet de l’attachement que le missionnaire avait pour sa personne. Je pardonne vos invectives, lui disait-il, parce que je sais que vous m’aimez.

Cependant sa tendresse pour le Père diminua peu à peu, et il fut aisé de s’apercevoir qu’il ne le regardait plus que comme un censeur incommode, et qui troublait les plaisirs. Il eût un fils de la nouvelle reine, qui ne vécut que peu de jours, et la reine mourut bientôt après lui. Cette mort frappa tellement Chun tchi, qu’il en tomba malade, et enfin il mourut de douleur à l’âge de 24 ans. Prince, que tant d’aimables qualités eussent rendu digne d’un meilleur sort, s’il eût été plus fidèle aux grâces que Dieu lui avait ménagées.

Il appela le père Adam dans sa dernière maladie, et le voyant à genoux aux pieds de son lit, avec tous les signes d’un cœur saisi de tristesse, il s’attendrit pareillement, lui ordonna de se lever, lui fit présenter du thé, écouta ses derniers avis avec une docilité apparente, et le congédia avec les marques ordinaires de tendresse, auxquelles le Père fut d’autant plus sensible, qu’après l’avoir élevé comme son fils, et avoir fait tant d’efforts pour le mettre dans la voie du salut, il le voyait mourir dans l’infidélité. Avant sa mort il nomma Cang hi son second fils, âgé seulement de huit ans, pour lui succéder à l’empire, sous la conduite de quatre tuteurs qu’il lui donna.

La mort de l’empereur Chun tchi fut d’abord fatale aux bonzes, qui avaient entretenu ce prince dans ses folles passions, et qui avaient gâté son esprit par leurs pernicieuses maximes. Ils furent tous chassés du palais, où le père Adam continua d’avoir le même succès qu’auparavant : on lui donna même le titre de précepteur du jeune prince, et il eût le crédit de sauver la ville de Macao, qu’il y avait ordre de détruire, ainsi que toutes les habitations maritimes, parce qu’elles pouvaient favoriser le dessein d’un fameux pirate, qui croisait les côtes de la Chine, et faisait la guerre au nouvel empereur.

Ce fut par le même crédit qu’il apaisa diverses persécutions que les bonzes excitèrent alors contre le christianisme dans diverses provinces, et surtout dans celles de Hou quang, de Se tchuen, et de Kiang si. Mais un temps de minorité, qui est sujet à beaucoup de changements, et les diverses factions qui partagent d’ordinaire la cour sous un nouveau gouvernement, firent tout appréhender pour la religion.

En effet il s’éleva bientôt une persécution générale. L’on attaqua d’abord le père Adam, qu’on regardait avec raison comme le principal appui de la loi chrétienne. L’instrument dont l’enfer se servit, pour animer les quatre mandarins régents contre les missionnaires et leurs disciples, fut un lettré nommé Yang quang sien, homme de peu de mérite, mais violent, et qui par ses intrigues et par ses artifices, avait eu le secret de se faire redouter des plus grands mandarins.

Il publia un livre, et présenta une requête aux régents, qui étaient l’un et l’autre remplis de blasphèmes contre la religion, et de calomnies contre les missionnaires ; et il le fit avec d’autant plus de hardiesse, qu’il crut le père Adam hors d’état de se défendre, parce qu’une paralysie soudaine, dont il fut attaqué, lui avait ôté l’usage de la langue et des mains. Il accusa d’abord les missionnaires de la cour d’ignorance en fait d’astronomie, et d’avoir renversé tous les principes.

Ce fut une accusation facile à détruire. Le père Ferdinand Verbiest y réussit, et contenta sur ce point les magistrats des tribunaux de la cour, en justifiant les prédictions que le père Adam avait faites des éclipses et des conjonctions des planètes, à certains jours et à certaines heures, et en faisant voir la justesse des règles qu’il avait proposées pour la réformation du calendrier. Mais il ne fut pas si aisé de dissiper le soupçon de la conspiration prétendue, dont Yang quang sien accusait les prédicateurs évangéliques.

Il soutenait que ces Européens avaient été bannis de leur patrie, comme des séditieux, et qu’ils venaient à la Chine, pour soulever les peuples contre l’autorité légitime ; que le père Adam leur chef, n’avait cherché à se donner tant d’autorité à Peking, que pour introduire dans l’empire une multitude d’étrangers, qui par son ordre parcouraient toutes les provinces, et dressaient le plan des villes, afin de pouvoir en faire plus aisément la conquête ; que le nombre de leurs disciples se multipliait à l’infini, et que c’était autant de soldats qu’ils enrôlaient ; qu’il venait chaque année un grand nombre de ces étrangers à Macao, qui n’attendaient qu’un moment favorable pour l’expédition qu’ils méditaient : selon eux, ajoutait-il, notre premier empereur Fo hi est un des descendants d’Adam : il vient d’un pays qu’ils appellent la Judée ; et il a apporté dans la Chine la loi qu’ils enseignent ; et s’imaginant que la Judée est en Europe : « N’est-il pas clair, disait-il, que leur dessein est de persuader aux peuples, que nos empereurs tirent leur origine d’Europe, et que leurs princes ont droit sur notre monarchie ? »

Il produisit ensuite un livre publié par le père Adam, où l’on exhortait les Chinois et les Tartares à embrasser la religion chrétienne, qu’on disait être la seule religion véritable. On voyait dans ce même livre la liste des églises établies dans les diverses provinces, et le nom des mandarins ou magistrats, qui avaient reçu le baptême. Yang quang sien fit entendre que c’était là un état de l’armée qu’on devait mettre sur pied au premier signal ; que les médailles et les chapelets que portaient les chrétiens, étaient les marques secrètes de ceux qui entraient dans la conspiration.

Enfin, pour donner plus de couleur à ses calomnies, il montra des livres distribués par les missionnaires, où l’on voyait la figure du Sauveur crucifié entre deux voleurs : « Voilà, dit-il, le Dieu des Européens, un homme attaché à la croix, pour avoir voulu se faire roi des Juifs ; c’est ce Dieu qu’ils invoquent, afin qu’il les favorise dans le projet qu’ils ont formé, de s’emparer de la Chine. »

Cette requête fit sur l’esprit des quatre mandarins régents toute l’impression que le perfide lettré s’était promis. Elle fut renvoyée aux tribunaux avec ordre aux mandarins d’examiner attentivement une affaire si importante.

Les missionnaires, et quelques-uns des mandarins chrétiens qui avaient été cités dans la requête, furent chargés de neuf chaînes, et traînés à ces tribunaux. Le père Adam, qu’on regardait comme le chef de la prétendue conjuration, fut celui contre lequel on était le plus animé. On lui fit subir en différents temps plusieurs interrogatoires, dont quelques-uns durèrent une journée entière ; et il lui fallut répondre article par article aux diverses accusations de la requête.

Rien n’était plus touchant que de voir ce vénérable vieillard, âgé de 74 ans, si chéri de deux empereurs, et regardé peu auparavant comme l’oracle de la cour, à genoux comme un criminel, chargé de chaînes, et accablé d’infirmités, qui lui ôtaient tout pouvoir de se défendre. Le père Verbiest, qui était à ses côtés, répondit à tous les chefs d’accusation, d’une manière à convaincre les juges, et à confondre son accusateur, si la résolution n’eut pas été prise d’exterminer le christianisme.

Enfin le douze de novembre de l’année 1664, le père Adam et ses compagnons furent conduits aux prisons des tribunaux, où ils eurent infiniment à souffrir. Chaque prisonnier était gardé par dix soldats des huit bannières[1], qu’on changeait tous les mois. On fit le même traitement aux mandarins accusés d’être chrétiens. Enfin en l’année 1665 les mandarins s’étant assemblés, prononcèrent que la loi chrétienne était fausse et pernicieuse ; et que le Père Adam et ses compagnons méritaient d’être punis comme des séducteurs du peuple, et des prédicateurs d’une fausse doctrine. Ils firent encore comparaître plusieurs fois ces illustres confesseurs de Jésus-Christ qui défendaient avec beaucoup de courage leur innocence et la sainteté de la loi chrétienne. Mais les raisons les plus convaincantes ne sont guère écoutées par des juges, que la haine et la passion animent. Ils condamnèrent le Père Adam à être étranglé, ce qui est parmi les Chinois un genre de mort moins infâme : mais ensuite, comme s’ils se fussent repentis de l’avoir traité trop favorablement, ils révoquèrent cet arrêt, et le condamnèrent au supplice le plus cruel et le plus honteux, dont on punit à la Chine les crimes les plus atroces.

On fit donc la lecture d’une nouvelle sentence, qui portait que le chef de cette secte pernicieuse, déjà condamné, serait exposé dans la place publique, et coupé tout vivant en dix mille morceaux. On reconduisit les pères en prison, et la sentence fut envoyée aux princes du sang, et aux mandarins régents, pour être confirmée.

Dieu se déclara alors pour son serviteur, que jusque-là il avait paru abandonner à la fureur des ennemis de son Nom. Toutes les fois qu’on voulut lire la sentence, un horrible tremblement de terre sépara l’assemblée, et obligea ceux qui la composaient de sortir de la salle, pour n’être pas accablés sous ses ruines. Les cris d’un grand peuple consterné, et surtout la frayeur de la reine, mère de l’empereur défunt, qui attribuaient ce terrible évènement à l’injustice des magistrats, forcèrent les mandarins régents d’ouvrir les prisons, et de publier une amnistie générale, dont on excepta néanmoins ceux qui étaient coupables de certains crimes, et entr’autres de professer ou de publier une fausse doctrine.

Ainsi les confesseurs de Jésus-Christ furent retenus dans les prisons, tandis qu’on rendait la liberté à environ douze cents criminels. Mais le tremblement de terre, qui se fit sentir de nouveau avec des secousses plus violentes, divers autres prodiges qui arrivèrent, le feu qui prit au palais, et qui en consuma une grande partie ; tout cela ouvrit les yeux à ces juges iniques, et les convainquit que le Ciel se déclarait en faveur de ceux qu’ils persécutaient si injustement.

On élargit donc ces illustres prisonniers, et l’on permit au P. Adam de retourner dans sa maison jusqu’au premier ordre de l’empereur. Il ne survécut pas longtemps à tant d’opprobres et de souffrances ; son grand âge et ses infirmités augmentées par les rigueurs d’une longue prison, lui causèrent une mort glorieuse, dont Dieu couronna les quarante-quatre années qu’il avait passées dans les travaux d’une vie apostolique. Il entrait dans la soixante-dix-septième année, lorsque Dieu l’appela à lui, le jour qu’on célèbre la fête de la glorieuse assomption de la sainte Vierge en l’année mil six cent soixante six.

La persécution fut également vive dans les provinces, où l’exemple de la capitale ne pouvait manquer d’être suivi. Les missionnaires y reçurent les plus sanglants outrages : on les traîna dans les divers tribunaux subalternes : on les chargea de chaînes, et on les conduisit escortés de soldats jusqu’à Peking, où ils furent jetés dans les affreuses prisons du Hing pou, c’est-à-dire, de la cour souveraine pour le criminel. Enfin, après avoir été examinés, ils furent exilés à Canton, où ils arrivèrent au nombre de trois pères de l’ordre de saint Dominique, d’un de saint François, et de vingt-un jésuites : quatre autres furent retenus à la cour ; et c’est d’eux, que la Providence se servit peu après, pour relever les tristes restes de la religion persécutée, et pour la rétablir dans sa première splendeur.

Dieu même parut venger l’innocence de ses ministres. La mort enleva So ni, le premier ministre Régent, et le plus grand persécuteur du christianisme. Sou ca ma, qui était le second, fut accusé et condamné à mort : ses biens furent confisqués, et on trancha la tête à ses enfants, excepté au troisième, qui souffrit le cruel supplice auquel le père Adam avait été condamné. Yang quang sien, l’auteur de cette tempête, et qui présidait au tribunal des mathématiques à la place du P. Adam, fut dégradé de son emploi, réduit à une fortune privée, et ensuite condamné à mort. Mais l’empereur touché de son grand âge, changea cette peine en un exil perpétuel. Comme il était en chemin pour se rendre au lieu de son bannissement, il fut frappé d’un ulcère pestilentiel, dont il mourut misérablement.

C’est ainsi que Dieu préparait les voies au rétablissement de son culte dans l’empire de la Chine. L’empereur était devenu majeur ; et avec le fonds d’esprit, d’équité, de sagesse, et de raison qu’il avait, il était difficile qu’il ne s’aperçût pas des violences et des injustices qu’on avait fait aux missionnaires.

Un événement lui fit connaître ces hommes, qu’on avait voulu faire passer pour des rebelles. C’est une affaire importante à la Chine, que le calendrier qui s’y fait tous les ans : il se dresse par autorité publique, et l’empereur même s’en mêle. Depuis que le père Adam eut été dépouillé de sa charge de président du tribunal des mathématiques, il s’y était glissé une infinité de fautes par l’ignorance d’Yang quang sien, qui l’avait remplacé. L’empereur s’en plaignit hautement, et voulut qu’on travaillât à le réformer.

Comme ce jeune prince n’était plus sous la tutelle des ministres, dont on redoutait l’autorité, on ne risquait plus à lui donner de bons conseils : et il se trouva des gens assez équitables, pour lui représenter qu’on ne pouvait mieux faire, que de consulter les mathématiciens d’Europe, qui avaient été exilés pendant sa minorité ; et qu’il y en avait encore quelques-uns à Peking, dont l’habileté était connue.

Le prince les envoya chercher au même instant ; et dès cette première audience, qui fut très favorable, il leur donna à examiner le calendrier qui était dressé pour l’année suivante. Le père Verbiest l’emporta chez lui, et y trouva un nombre de fautes considérables, et quelques-unes si grossières, que l’ignorance d’Yang quang sien fut manifestement découverte.

Les diverses épreuves qu’on fit de la mathématique d’Europe, et la justesse des règles que suivit le père Verbiest, lui attira l’affection de l’empereur, qui augmenta toujours depuis, et fut poussée jusqu’à la familiarité. Le châtiment et la mort d’Yang quang sien, qui arrivèrent environ dans ce temps-là, firent vaquer la présidence du tribunal des mathématiques : elle fut donnée aussitôt au père Verbiest, qui profita de ces commencements de faveur, pour faire rétablir le libre exercice de la religion chrétienne. L’occasion s’en présenta naturellement.

L’empereur fit un édit, qui portait que tous ceux qui avaient souffert quelque vexation pendant sa minorité, n’avaient qu’à s’adresser à lui, et qu’il leur rendrait justice. Sur cela le père Verbiest lui présenta une requête, où il marquait que par une injustice criante, on avait abusé de son autorité, pour proscrire la loi du vrai Dieu, et bannir de l’empire ceux qui la prêchaient. Cette requête fut envoyée à un tribunal, qui la rejeta. Le père Verbiest demanda des juges plus favorables, et l’empereur, par une admirable condescendance, voulut bien les lui accorder.

La requête fut donc renvoyée à un autre tribunal, où en effet l’on prononça que la loi chrétienne avait été mal condamnée ; qu’elle était bonne, et qu’elle n’enseignait rien de contraire au bien et à la tranquillité de l’État. En conséquence de cette décision, on rétablit dans leurs emplois les Grands, qui en avaient été destitués pour l’avoir suivie : les missionnaires furent rappelés de leur exil, avec permission de retourner dans leurs églises : la mémoire du P. Adam fut réhabilitée de la manière la plus honorable : on dressa des actes publics, où, après avoir justifié son innocence, et loué les services importants qu’il avait rendus à l’État, on le rétablissait dans sa charge et dans ses titres d’honneur, et l’on anoblissait ses ancêtres.

L’empereur, non content de ces éloges, assigna un champ spacieux pour sa sépulture, qui joignait celui qu’on avait accordé au P. Ricci, contribua aux frais de ses funérailles, et envoya des officiers de sa cour, et des mandarins pour y assister de sa part. C’est ainsi que ce Père triompha après sa mort, de la malignité et des artifices de ses ennemis.

Ce fut en l’année 1671 que les missionnaires furent rétablis dans leurs églises. Il est vrai que l’édit de leur rétablissement renfermait une clause fâcheuse, par laquelle il était défendu à tous les sujets de l’empire d’embrasser désormais la loi chrétienne. Mais l’on vit bien que cette clause n’avait été insérée que par complaisance, pour ne pas effaroucher la cour souveraine des rits, qui a toujours été très opposée au christianisme : et l’on comptait beaucoup sur la protection d’un prince, que le père Verbiest rendait chaque jour plus affectionné à la religion.

Dès cette année plus de vingt mille Chinois se convertirent sans nul obstacle, et reçurent le baptême. L’année suivante un oncle maternel de l’empereur, et un des huit généraux perpétuels, qui commandent la milice tartare, furent pareillement baptisés ; et depuis ce temps-là l’Évangile fit de semblables progrès dans toutes les provinces de l’empire.

Le père Verbiest, qui était l’âme de toutes ces entreprises pour la gloire de Dieu, et pour l’avancement de la foi, entrait de plus en plus dans les bonnes grâces de l’empereur. Ce jeune prince, d’un esprit curieux, et d’un goût singulier pour les sciences, l’appela au palais, afin qu’il lui apprît les éléments d’Euclide : il employa ensuite deux ans entiers à recevoir ses leçons de philosophie ; et pour cela il le retenait trois ou quatre heures dans un cabinet, où le plus souvent ils s’entretenaient seuls, et sans témoins.

Le Père, en cultivant l’esprit du monarque, songeait encore plus à former son cœur à la vertu, et à lui faire goûter la science du salut. Il commença par le désabuser entièrement des fables et des superstitions païennes : et peu à peu ménageant les moments favorables, et secondant l’avidité qu’il avait de tout savoir, il l’instruisit des vérités, qui sont l’objet de la foi chrétienne : il lui en expliqua les mystères les plus sublimes ; et il lui en fit connaître la sainteté et la nécessité.

Le prince en était si rempli, qu’un jour on lui entendit dire qu’insensiblement le christianisme détruirait toutes les sectes de son empire. Mais il ne se déclarait point et il se contentait de protéger une religion, dont il admirait la pureté et l’excellence. Un mandarin publia alors un livre, où il mettait la religion chrétienne au nombre des fausses sectes. Le Père présenta une requête à l’empereur, pour lui demander réparation de l’injure faite à la loi du vrai Dieu. Sa Majesté publia aussitôt un édit, par lequel il était défendu de donner à cette loi le nom de fausse religion.

Ce qui donna tant d’estime à l’empereur pour les missionnaires, et ce qui mérita cette affection, dont il les a constamment honorés, ce ne fut pas seulement la grande capacité du père Verbiest, qu’on regardait comme le plus habile homme de l’empire en toutes sortes de sciences : mais ce fut en premier lieu la connaissance certaine qu’il eût de l’innocence de leurs mœurs, et de la vie dure qu’ils menaient dans l’intérieur de leur maison : il s’en était informé par des voies sûres et secrètes ; et il était si bien instruit de ce qui se passait, qu’il savait jusqu’à leurs austérités et leurs mortifications particulières. Ce fut en second lieu la persuasion où il était de leur tendre attachement pour sa personne, et de leur zèle pour son service, sans autre intérêt que celui d’accréditer la religion, de l’enseigner à ses sujets, et de l’étendre dans tout l’empire.

Un mouvement qui se fit dans les provinces, et qui pouvait avoir des suites très considérables, lui présenta l’occasion de rendre un service important au repos public. Ou san guey, ce fameux général chinois, qui introduisit les Tartares dans la Chine, pour exterminer les rebelles, et qui, sans le vouloir, contribua à la conquête qu’ils en firent, forma le dessein de délivrer sa patrie du joug tartare. En peu de temps il s’était rendu maître des provinces de Se tchuen, d’Yun nan, et de Koei tcheou : son exemple fut suivi des provinces de Quang tong, et de Fo kien ; et un célèbre pirate, avec une grande armée navale, conquit en peu de jours l’île de Formose.

S’il y avait eu du concert entre ces puissances liguées, la ruine des Tartares était presque certaine ; mais la jalousie les divisa : et ayant contraint ces derniers de faire leur paix avec l’empereur, il ne restait plus à réduire qu’Ou san guey, le plus redoutable et le plus puissant de ces révoltés : mais on ne pouvait le forcer dans ses retranchements que par le canon ; et tous ceux dont on se servait à la Chine, étant de fer, ne pouvaient, à cause de leur pesanteur, être transportés sur des montagnes escarpées, qu’il fallait passer pour atteindre l’ennemi.

L’empereur s’adressa au père Verbiest pour lui en fondre plusieurs pièces à la manière européenne. Le Père s’excusa d’abord sur le peu de connaissance qu’il avait des machines de guerre, et sur ses engagements dans la vie religieuse, qui l’avaient entièrement éloigné de tout ce qui concerne la milice séculière, et ne lui permettaient que d’offrir des vœux au Seigneur, pour attirer les divines bénédictions sur ses armes. Cette réponse fut mal reçue de l’empereur, auquel on fit entendre, que le missionnaire ne devait pas avoir plus de répugnance à fondre du canon, qu’à fondre des machines et des instruments de mathématique, surtout lorsqu’il s’agissait du salut de l’empire ; et qu’un refus si peu fondé, donnait lieu de soupçonner qu’il ne fût secrètement d’intelligence avec les révoltés.

Le Père, qui apprit le mauvais effet que ce soupçon faisait sur l’esprit du prince, ne crut pas devoir exposer la religion pour une fausse délicatesse de conscience. Il demanda des ouvriers et leur expliqua ce que les livres d’Europe enseignent sur la fonte du canon. Il conduisit donc l’ouvrage ; et le canon fut tel qu’on pouvait le souhaiter. L’empereur en fit faire les épreuves en sa présence : et il en fut si satisfait, que se dépouillant de sa propre veste, il en fit présent au missionnaire devant toute sa cour. Ce canon était en effet assez léger pour être aisément transporté ; et il était fortifié de telle sorte par des soliveaux qui y étaient attachés avec des bandes de fer, qu’il pouvait résister aux plus violents efforts de la poudre.

A la faveur de cette espèce d’artillerie, qui était jusqu’alors inconnue à la Chine, l’empereur força aisément les ennemis dans les endroits où ils s’étaient retranchés ; leur armée fut dissipée, et cette guerre finit par une capitulation qui rétablit la paix, et affermit le prince sur son trône.

L’empereur connût toute l’importance de ce service que le père Verbiest venait de lui rendre ; et la confiance qu’il prit en lui, augmenta de plus en plus. Il l’entretenait souvent avec une familiarité, qui n’est pas ordinaire dans un empereur de la Chine. Il souhaita de l’avoir auprès de sa personne, même dans les plus longs voyages qu’il fit deux fois jusques dans la Tartarie orientale et occidentale. Enfin il voulut qu’il apprît la langue tartare, qui était celle dont il se servait plus volontiers : et pour lui en faciliter l’intelligence, il lui donna un de ses domestiques, qui en possédait toutes les délicatesses. Le Père se rendit en peu de temps si habile dans cette langue, qu’il fut en état de composer une grammaire tartare qu’on a imprimée à Paris, et que tous les ans il donna le calendrier dans les deux langues, la tartare et la chinoise.

Le père Verbiest ne se soutenait dans tous ces travaux, que par ce zèle ardent dont il brûlait pour la conversion des infidèles. Il gémissait souvent du petit nombre d’ouvriers, qui se trouvaient pour recueillir une moisson, qui devenait tous les jours plus abondante. La mort enlevait les anciens pasteurs, et il ne pouvait les remplacer. Le plus vaste champ s’ouvrait à la prédication de l’Évangile dans la Tartarie, dans le royaume de Corée, dans diverses provinces de la Chine même, où la foi n’avait pu encore pénétrer, et de tous ces endroits on lui demandait des ouvriers : il voyait qu’à l’exemple de l’empereur, les vice-rois et les mandarins comblaient d’amitié ceux qu’ils savaient être du nombre de ses frères, que leurs églises et leurs maisons étaient respectées ; que les portes de ce vaste empire, qui avaient toujours été si rigoureusement fermées aux nations étrangères, étaient ouvertes à des hommes, qui avaient tant de part à la bienveillance du prince. Enfin il était persuadé de cette vérité, dont l’apôtre de l’orient, saint François Xavier, était lui-même convaincu, que si la Chine recevait la religion chrétienne, toutes les nations voisines entraînées par son exemple, briseraient bientôt leurs idoles, et n’auraient nulle peine à recevoir le joug de la foi : et c’est ce que les Japonais répétaient si souvent au grand apôtre, lorsqu’il leur annonçait les vérités de la religion.

C’est aussi ce qui porta le père Verbiest à écrire en Europe ces lettres touchantes et si remplies de l’esprit apostolique, qu’on y a lues avec tant d’édification, par lesquelles il invitait ses frères à venir partager ses travaux, et à ne pas laisser échapper les conjonctures favorables, où les cœurs des Chinois étaient si disposés à recevoir la semence évangélique. Le pape Innocent XI, qui gouvernait alors l’église, étant informé des grands services que ce missionnaire rendait à la religion dans ce grand empire, lui en témoigna sa joie, et l’en remercia par un bref apostolique, dont voici la teneur.





A NOTRE TRÈS CHER FILS
FERDINAND VERBIEST,
De la compagnie de Jésus, Vice-provincial de la Chine.


INNOCENT PAPE XI. DU NOM.


NOTRE CHER FILS, SALUT.


« On ne peut avoir plus de joie que nous en ont donné vos lettres, par lesquelles, après tous les témoignages respectueux d’une obéissance filiale envers nous, vous nous envoyez du vaste empire de la Chine, où vous êtes, deux présents considérables ; savoir le missel romain traduit en langue chinoise, et des tables astronomiques de votre façon, selon l’usage de ces peuples ; et par le moyen desquelles vous avez rendu favorable à la religion chrétienne cette nation polie en toute sorte de sciences, et qui a d’ailleurs beaucoup d’inclination à la vertu.

« Mais rien ne nous a été plus agréable, que d’apprendre par ces mêmes lettres, combien sagement vous vous servez de l’usage des sciences profanes pour le salut de ces peuples, et pour l’avancement de la foi ; les employant à propos, pour réfuter les calomnies et les fausses accusations, dont quelques-uns tâchaient de flétrir la religion chrétienne ; et pour vous gagner si bien l’affection de l’empereur et de ses principaux ministres, que par là non seulement vous vous êtes délivré des fâcheuses persécutions que vous avez souffertes si longtemps, avec tant de force et de courage : mais vous avez fait rappeler tous les missionnaires de leur exil, et vous avez non seulement rétabli la religion dans sa première liberté, et dans tous ses honneurs ; mais vous l’avez mise en état de faire de jour en jour de plus grands progrès. Car il n’est rien que l’on ne doive attendre de vos soins, et de ceux qui travaillent avec vous pour la religion dans ce pays, aussi bien que d’un prince qui a tant d’esprit et de sagesse, et qui paraît si affectionné à la religion, comme le font voir les édits qu’il a faits par votre conseil contre les hérétiques et les schismatiques, et les témoignages d’amitié, que reçoivent de lui les catholiques portugais.

« Vous n’avez donc qu’à continuer les soins que vous prenez, pour avancer, par les industries de votre zèle et de votre savoir, les avantages de la religion, sur quoi vous devez vous promettre tous les secours du S. Siège et de notre autorité pontificale ; puisque nous n’avons rien tant à cœur, pour nous acquitter de nos devoirs de pasteur universel, que de voir croître et avancer heureusement la foi de Jésus-Christ dans cette illustre partie du monde, qui, quelqu’éloignée qu’elle soit de nous par les vastes espaces de terres et de mers qui nous en séparent, nous est d’ailleurs si proche par la charité de Jésus-Christ qui nous presse de donner nos soins et nos pensées au salut éternel de tant de peuples.

« Cependant nous souhaitons d’heureux succès à vos saints travaux et à ceux de vos compagnons : Et par la tendresse paternelle que nous avons pour vous, et pour tous les fidèles de la Chine, nous vous donnons à tous très affectueusement la bénédiction apostolique, comme un gage de notre affection. Donné à Rome le troisième de décembre, mil six cent quatre-vingt un. »


Ce fut une de ces lettres, où le père Verbiest représentait d’une manière si pathétique les besoins de la Chine, qui toucha Louis XIV de glorieuse mémoire. Ce grand prince, encore plus illustre par son zèle pour la religion, que par une suite de faits héroïques, qui pendant le cours du plus long règne qu’on ait encore vu, ont fait l’étonnement et l’admiration de toute l’Europe ; ce grand prince, dis-je, crut qu’en suivant ses vues pour la perfection des sciences, il pouvait en même temps procurer à la Chine un nombre d’excellents ouvriers, qui y travailleraient selon l’esprit de leur vocation à la conversion des infidèles.

Il donna sur cela ses ordres à un des plus grands ministres qu’ait eu la France, et le plus capable d’exécuter un si beau projet. M. Colbert avait déjà chargé, par ordre du roi, messieurs de l’académie royale des sciences, du soin de réformer la géographie : plusieurs membres de cette illustre académie furent envoyés dans tous les ports de l’océan et de la Méditerranée, en Angleterre, en Dannemark, en Afrique, et aux îles de l’Amérique, pour y faire les observations nécessaires. Il n’était pas aussi aisé de les envoyer aux Indes et à la Chine : des étrangers couraient risque d’y être mal reçus, et de faire inutilement un long et dangereux voyage.

La Chine demandait des missionnaires, et c’est ce qui fit jeter les yeux sur les jésuites, qui y avaient déjà un grand nombre d’établissements, et dont la vocation est d’aller partout où il y a lieu d’espérer de faire plus de fruit pour le salut des âmes. Le père de Fontaney qui professait alors les mathématiques au collège de Louis le Grand, demandait depuis plus de vingt ans la permission de se consacrer aux missions de la Chine et du Japon. M. Colbert l’appela avec M. Cassini, pour lui communiquer les intentions de Sa Majesté ; et c’est ainsi que ce sage ministre lui parla :

« Les sciences, mon Père, ne méritent pas que vous preniez la peine de passer les mers, et de vous réduire à vivre dans un autre monde éloigné de votre patrie et de vos amis. Mais comme le désir de convertir les infidèles, et de gagner des âmes à Jésus-Christ porte souvent vos Pères à entreprendre de pareils voyages, je souhaiterais qu’ils se servissent de l’occasion ; et que, dans les temps qu’ils ne sont pas si occupés à la prédication de l’Évangile, ils fissent sur les lieux quantité d’observations, qui nous manquent pour la perfection des sciences et des arts.

La mort de ce ministre, qui arriva alors, fit perdre de vue ce projet ; mais ce ne fut que pour un peu de temps. M. de Louvois, qui lui succéda dans la charge de surintendant des arts et des sciences, demanda aux supérieurs de notre compagnie des sujets savants, zélés, et capables d’entrer dans ces vues. Parmi le grand nombre de jésuites qui s’offrirent, le choix tomba sur six, qui furent préférés aux autres ; savoir, les pères de Fontaney, Tachard, Gerbillon, Bouvet, le Comte, et de Visdelou. Le roi les honora du titre de ses mathématiciens, et c’est en cette qualité qu’ils furent admis dans l’académie des sciences : il les gratifia aussi de tous les instruments de mathématique propres à faire des observations, de pensions réglées, et de présents magnifiques.

Comblés des bienfaits de Sa Majesté, ils se rendirent à Brest, où ils s’embarquèrent au mois de mars de l’année 1685 sur le vaisseau qui portait M. le Chevalier de Chaumont, ambassadeur extraordinaire, à Siam, d’où ils devaient se rendre à la Chine. Le roi de Siam ayant souhaité que le père Tachard revînt en France, pour amener avec lui des mathématiciens, qui demeurassent dans son royaume, il ne fut permis qu’aux cinq autres missionnaires de suivre leur destination, et de s’embarquer sur un vaisseau chinois, qui faisait voile pour Ning po.

Il est inutile de rapporter ce qu’ils eurent de fatigues et de dangers à essuyer, jusqu’à leur arrivée dans cette ville, qui est un très bon port sur la mer orientale de la Chine vis à-vis du Japon : ils les eurent bientôt oubliées à la vue de ces terres infidèles, après lesquelles ils soupiraient depuis si longtemps. Cependant leur vertu et leur confiance furent bientôt mises à une dure épreuve. Les mandarins de Ning po les reçurent d’abord avec civilité : mais cette politesse leur attira de fortes réprimandes de la part du vice-roi, qui étant l’ennemi déclaré du christianisme, prit des mesures pour renvoyer au plus tôt les missionnaires. Il écrivit pour cela au tribunal des rits, et lui présenta une requête, par laquelle il demandait qu’il fut fait défense aux vaisseaux chinois, qui trafiquent dans les royaumes voisins, d’amener aucun Européen à la Chine. Il ne doutait point qu’une réponse favorable ne l'autorisât à confisquer le vaisseau et tous les effets.

Le père Verbiest, qui avait été averti de leur heureuse arrivée, en informa l’empereur, en lui disant que ces nouveaux venus étaient ses frères, et qu’ils pouvaient être très utiles par leur habileté dans les mathématiques. Ce ne sont pas des gens de ce caractère, répondit l’empereur, qu’il faut chasser de mes États ; et ayant assemblé son Conseil privé, la résolution fut prise de les appeler à la cour avec distinction : l’ordre était conçu en ces termes : Que tous viennent à ma cour, ceux qui sauront les mathématiques demeureront auprès de moi : les autres iront dans les provinces où bon leur semblera. Cet ordre fut envoyé au vice-roi, qui eût le chagrin de procurer à ses frais une entrée honorable dans l’empire, à ceux-là mêmes qu’il avait voulu en chasser d’une manière honteuse.

Des barques qu’on leur fournit, les portèrent en cinq jours à Hang tcheou, qui est la capitale de la province. Les chrétiens qui s’étaient si fort intéressés à leur affaire, par les prières qu’ils avaient adressées continuellement à Dieu, vinrent en foule au-devant d’eux sur le bord de la rivière, et les conduisirent à l’église, qui était gouvernée par le père Intorcetta.

Ce fut une joie bien sensible à ces nouveaux missionnaires, d’embrasser ce vieillard respectable par tant d’années d’apostolat, et encore plus par les marques glorieuses de confesseur de Jésus-Christ qu’il avait reçues dans les fers, et dans les prisons de Peking. Le vice-roi qui réside dans cette ville, leur fit préparer une barque impériale, sur laquelle ils s’embarquèrent, et donna ordre à un mandarin de les accompagner jusqu’à Peking, et de leur faire rendre les honneurs qui sont dûs à ceux qui sont appelés par l’empereur.

En treize jours ils arrivèrent à Yang tcheou, où ils eurent la consolation de voir le père Aleonissa, provicaire de M. l’évêque de Basilée, et le père Gabiani, jésuite. Là ils laissèrent le grand canal, dont la navigation fut interrompue par les glaces qui survinrent, et ils continuèrent leur route par terre jusqu’à Peking, où ils arrivèrent le sept de février de l’année 1688.

La joie qu’ils eurent de se voir au terme de leurs désirs, fut bien tempérée par l’accablement de douleur, où les jeta la triste nouvelle de la mort du père Verbiest, qu’ils apprirent à leur arrivée. Ils s’étaient flattés de se former aux vertus apostoliques par les lumières et les conseils de ce grand homme, qui avait confessé le saint nom de Jésus-Christ à la cour, et au milieu des tribunaux, sous le poids des chaînes, et dans l’obscurité des prisons ; et ils se voyaient privés de ce secours, dont ils sentaient le besoin, surtout dans ces commencements.

Les travaux continuels et excessifs du père Verbiest avaient fort affaibli son tempérament, tout robuste qu’il était, et l’avaient jeté dans une langueur qui dégénéra en une espèce de phtisie. Les médecins de l’empereur le soulagèrent quelque temps par ces cordiaux admirables que la Chine fournit, mais ils ne purent surmonter la violence de la fièvre. Après avoir reçu les derniers sacrements de l’église avec une ferveur et une piété, qui pénétrèrent les assistants de dévotion et de tristesse, il rendit son âme au seigneur le 28 de janvier 1688.

Il fut généralement regretté de l’empereur, des Grands, et du peuple, qui avaient conçu la plus haute idée de sa vertu et de sa capacité ; des missionnaires qui lui devaient le rétablissement de la religion chrétienne, presque entièrement ruinée, et qu’il soutenait de tout son crédit à la cour ; et enfin des fidèles, dont il maintenait la ferveur, et dont il protégeait la faiblesse, soit en leur envoyant des ouvriers évangéliques, soit en étouffant les persécutions dans leur naissance, soit en prévenant celles dont ils étaient menacés.

Honoré de la faveur du prince, et dans le haut point de réputation où son mérite l’avait mis, il charmait tout le monde par sa douceur, sa modestie, son recueillement, et son humilité profonde : plus on lui applaudissait, plus il avait de bas sentiments de lui-même, n’estimant l’affection de l’empereur et des Grands, qu’autant qu’elle pouvait être utile à la propagation de la foi.

Dans toutes ses actions, il ne comptait que sur la protection divine, et plein de confiance en cette protection, nul obstacle ne l’arrêtait, dès qu’il s’agissait de la gloire de Dieu, et des intérêts de la religion ; aussi ne formait-il aucune entreprise, qu’il ne la recommandât à Dieu par des prières humbles et ferventes.

Insensible à toutes les choses de la terre, il ne pensait qu’à celles qui pouvaient procurer le solide établissement de la foi : visites ou conversations inutiles, lecture de livres curieux, nouvelles même d’Europe, qu’on lit avec tant d’empressement, quand on est si fort éloigné de sa patrie ; il se retranchait tout cela, regardant comme des moments perdus tous ceux qui n’étaient pas consacrés aux fonctions utiles à la religion : son temps était employé, ou à calculer avec un travail infatigable les mouvements des astres, pour composer le calendrier de chaque année ; ou à instruire les fidèles et les catéchumènes ; ou bien à écrire des lettres aux missionnaires, pour les consoler et les fortifier, aux vice-rois et aux mandarins, pour leur recommander les chrétientés qui étaient dans leur département, et aux jésuites d’Europe, pour les inviter à venir cultiver un aussi vaste champ que celui de la Chine.

Ses papiers de dévotion, qu’on a lus après sa mort, ont fait connaître jusqu’où allait la délicatesse de sa conscience ; quelle était la rigueur de ses austérités corporelles ; avec quelle attention il veillait sur tous les mouvements de son cœur, nonobstant la foule de ses occupations ; et enfin avec quelle ardeur il aspirait au bonheur de donner sa vie pour J. C.

On lui a souvent entendu dire qu’il n’aurait jamais accepté la charge qu’il remplissait, s’il n’avait espéré, qu’au cas qu’il s’élevât quelque nouvelle tempête contre la religion, il en serait la première victime ; et que les idolâtres qui le regardaient comme le chef des chrétiens, lui feraient porter tout le poids de la persécution. Sa charité ne connaissait point de bornes, quand il s’agissait de pourvoir aux besoins des autres, tandis qu’il était extrêmement dur à lui-même, et qu’il se refusait jusqu’au nécessaire. Enfin il s’était fait une loi de ne point paraître en public, ni à la cour, que revêtu d’un cilice, ou ceint d’une chaîne de fer, armée de pointes ; et par ce moyen l’habit propre de sa dignité, ne servait qu’à cacher la mortification de Jésus-Christ qu’il portait sur sa chair.

Tel était cet illustre missionnaire, lequel avait mérité l’estime et la bienveillance d’un prince, qui était lui-même si rempli de mérite. Il fut très sensible à la perte qu’on faisait du père Verbiest, et il l’honora d’un éloge qu’il composa lui-même, et qu’il envoya par deux seigneurs distingués, pour le lire devant le cercueil du défunt, après lui avoir rendu de sa part les mêmes devoirs, qui se rendent, selon la coutume de la Chine à la mémoire des morts. L’éloge était conçu en ces termes.

« Je considère sérieusement en moi-même, que le père Ferdinand Verbiest a quitté de son propre mouvement l’Europe pour venir dans mon empire, et qu’il a passé une grande partie de sa vie à mon service. Je lui dois rendre ce témoignage, que durant tout le temps qu’il a pris soin des mathématiques, jamais ses prédictions ne se sont trouvées fausses : elles ont toujours été conformes au mouvement du ciel. Outre cela, bien loin de négliger l’exécution de mes ordres, il a paru en toutes choses exact, diligent, fidèle, et constant dans le travail jusqu’à la fin de son ouvrage, et toujours égal à lui-même.

« Dès que j’ai appris sa maladie, je lui ai envoyé mon médecin : mais quand j’ai su que le sommeil de la mort l’avait enfin séparé de nous, mon cœur a été blessé d’une vive douleur. J’envoie deux cents onces d’argent et plusieurs pièces de soie, pour contribuer à ses obsèques ; et je veux que cet édit soit un témoignage public de l’affection sincère que je lui porte. »

L’exemple du prince fut suivi de plusieurs Grands de la cour, qui écrivirent sur des pièces de satin des éloges du père Verbiest, lesquels furent suspendus dans la salle où le corps était exposé. Le 11 de mars, qui était le jour fixé pour ses obsèques, l’empereur envoya son beau-père, qui est en même temps son oncle, avec un des premiers seigneurs de la cour, un gentilhomme de la chambre, et cinq officiers du palais, pour y tenir sa place : ils s’y rendirent dès les sept heures du matin.

Le corps du Père était enfermé dans un cercueil d’un bois épais de trois à quatre pouces, vernissé et doré par dehors, selon la coutume de la Chine, et si bien fermé, que l’air n’y pouvait pénétrer. Le cercueil fut porté dans la rue sur un brancard, exposé sous une espèce de dôme soutenu de quatre colonnes revêtues d’ornements de soie blanche, couleur qui est à la Chine celle du deuil ; d’une colonne à l’autre pendaient plusieurs festons de soie de diverses couleurs. Le brancard était attaché sur deux mâts de deux pieds de diamètre, et d’une longueur proportionnée, que soixante hommes devaient porter sur leurs épaules.

Le Père supérieur accompagné de tous les jésuites de Peking, se mit à genoux devant le corps. Ils firent trois profondes inclinations jusqu’à terre, tandis que les chrétiens poussaient des sanglots capables d’attendrir



les cœurs les plus insensibles. Ensuite tout se disposa pour la marche, qui devait se faire dans deux grandes rues tirées au cordeau, larges environ de cent pieds, et longues d’une lieue, pour aller gagner la porte de l’orient, éloignée de six cents pas du lieu de la sépulture, qui fut accordée au P. Ricci par l’empereur Van lié.

D’abord paraissait un tableau de vingt-cinq pieds de haut sur quatre de large, où l’on avait écrit en caractères d’or sur un fond de taffetas rouge, le nom et la dignité du père Verbiest. Plusieurs hommes soutenaient cette machine, qui était précédée d’une troupe de joueurs d’instruments, et suivie d’une autre troupe qui portait des étendards, des festons, et des banderoles. On voyait ensuite une grande croix ornée de banderoles, qui était portée entre deux rangs de chrétiens vêtus de blanc, tenant d’une main un cierge allumé, et de l’autre un mouchoir pour essuyer leurs larmes. Ils marchaient deux à deux, avec une modestie qui édifiait les infidèles.

A quelque distance, et entre deux rangs de luminaires, suivait l’image de la sainte Vierge et de l’enfant Jésus, tenant le globe du monde en sa main, laquelle était dans un cadre entouré de plusieurs pièces de soie, qui formaient une espèce de cartouche. Après quoi venait le tableau de S. Michel, avec des ornements semblables.

Immédiatement après, paraissait le portrait du défunt, avec l’éloge composé par l’empereur, et écrit sur une grande pièce de satin jaune. Il était environné d’une foule de chrétiens et de missionnaires, qui suivaient en habit de deuil. Enfin le cercueil paraissait accompagné des députés de la cour, et d’une foule de seigneurs à cheval. Cinquante cavaliers fermaient cette marche, qui se fit avec beaucoup d’ordre et de modestie.

Quand on fut arrivé au lieu de la sépulture, les missionnaires en surplis récitèrent les prières de l’église ; on jeta de l’eau bénite : on fit les encensements ordinaires marqués dans le rituel romain, et on descendit le corps dans un tombeau profond, entouré de quatre murailles de brique, qui devaient être fermées d’une voûte. Toutes ces cérémonies étant finies, les missionnaires écoutèrent à genoux ce que le beau-père de l’empereur avait à leur dire de la part de Sa Majesté. Ce fut ainsi qu’il parla.

« Le P. Verbiest a rendu de grands services à l’État. Sa Majesté, qui en est très persuadée, m’a aujourd’hui envoyé avec ces seigneurs pour en rendre un témoignage public ; afin que tout le monde sache l’affection singulière qu’elle a toujours eue pour sa personne, et la douleur qu’elle a de la mort.

La douleur que les missionnaires ressentaient de leur perte, et cette faveur surprenante de l’empereur, leur fermaient la bouche : ils ne savaient comment s’exprimer. Cependant le père Pereyra prit la parole au nom de tous les missionnaires, et fit au beau-père de l’empereur la réponse suivante.

« C’est moins notre douleur, dit-il, que l’extrême bonté de l’empereur, qui nous empêche de parler. Est-il possible, seigneur, que ce grand prince traite des étrangers, comme s’ils avaient l’honneur de lui appartenir ? Non content de prendre soin de notre santé, de notre réputation, et de notre vie, il honore même notre mort par ses éloges, par ses libéralités, et par la présence des plus grands seigneurs de sa cour, et (ce qu’on ne saurait assez estimer) par sa douleur. Pouvons-nous répondre à tant de faveurs ? Ce que nous vous supplions de lui dire, c’est que nous pleurons aujourd’hui, parce que nos larmes peuvent bien faire connaître la grandeur de notre affliction ; mais que nous n’osons parler, parce que nos paroles ne peuvent pas exprimer tout ce que nous sentons de reconnaissance. »

On rapporta cette réponse à l’empereur, qui en fut content. Quelques jours après, le tribunal des rits présenta une requête à Sa Majesté, par laquelle il demandait, et obtint la permission de décerner de nouveaux honneurs au père Verbiest. Il destina sept cents taëls d’argent à lui élever un mausolée, et outre cela il conclut à faire graver sur une table de marbre l’éloge que l’empereur avait composé, et à députer des mandarins, pour lui rendre les derniers devoirs au nom de l’empire.

Les missionnaires nouvellement arrivés, n’avaient pas encore eu l’honneur de saluer l’empereur, quoiqu’il se fût informé de leurs noms, de leurs talents, et de leur capacité ; et que même il leur eût envoyé de son thé, et du vin de sa table : le deuil qu’il avait pris pour la mort de l’impératrice son aïeule, en fut cause, et retarda même les obsèques du père Verbiest.

Ce fut le 21 mars de l’année 1688 qu’il les admit à son audience. Après plusieurs marques de bonté, il leur fit un reproche obligeant de ce qu’ils ne voulaient pas tous demeurer à sa cour ; et il leur déclara qu’il retenait à son service les pères Gerbillon et Bouvet, et qu’il permettait aux autres de prêcher la religion chrétienne dans les provinces.

L’empereur, qui goûta fort ces deux Pères, leur ordonna d’apprendre la langue tartare, afin de pouvoir s’entretenir avec eux dans cette langue : il leur donna même des maîtres ; et pour s’assurer des progrès qu’ils y faisaient, il les interrogeait de temps en temps, et lisait ce qu’ils avaient composé.

Ces Pères s’étaient déjà rendus habiles dans une langue, qui n’est pas à beaucoup près si difficile que la langue chinoise, lorsque la Providence présenta au père Gerbillon une occasion de rendre un service important à l’empereur. Il s’agissait de prévenir la guerre, qui était sur le point de s’allumer entre les Chinois et les Moscovites. Ceux-ci avaient trouvé le moyen de se faire un chemin depuis Moscou, jusqu’à trois cents lieues de la Chine : s’étant avancés par la Sibérie, et sur diverses rivières, c’est-à-dire, sur l’Irtis, l’Oby, le Genissée, l’Angara, qui vient du lac de Paycal, situé au milieu de la Tartarie ; ils entrèrent dans la rivière de Selenga, et pénétrèrent jusqu’à celle que les Tartares appellent Saghalien oula, et les Chinois He lonkiang, c’est-à-dire, Rivière du dragon noir. C’est un grand fleuve qui traverse la Tartarie, et se jette dans la mer orientale au nord du Japon.

Non contents de ces découvertes, les Moscovites bâtirent de distance en distance des forts sur toutes ces rivières. Les plus proches de la Chine étaient Selenga, Nipchou, et Yacsa. Les Tartares orientaux, sujets de l’empereur, occupent toutes les terres qui sont entre la grande muraille, et la rivière de Saghalien oula ; surpris de voir que les Moscovites bâtissaient des forts, pour s’emparer d’un pays, dont ils prétendaient être les maîtres ; et qu’ils venaient leur y disputer la chasse des martres zibelines, ils crurent devoir s’opposer à leur entreprise, et démolirent jusqu’à deux fois le fort à Yacsa, qui fut rétabli autant de fois par les Moscovites.

Pour prévenir une guerre funeste, que cette querelle aurait engagée entre les deux nations, on proposa de régler les limites des deux empires. Les Czars de Moscovie envoyèrent leurs plénipotentiaires à Nipchou, et l’empereur envoya de son côté des ambassadeurs, auxquels il joignit le père Pereyra, et le père Gerbillon, pour leur servir d’interprètes. La négociation fut difficile ; les ambassadeurs de part et d’autre ne s’accordaient point, et étaient prêts de rompre les conférences ; l’un et l’autre parti avait à sa suite un corps d’armée, pour terminer par la force ce que la négociation ne pourrait pas décider. Le père Gerbillon tâcha de concilier les esprits ; il passa plusieurs fois d’un camp à l’autre : il proposa des expédients ; et ménageant avec adresse les intérêts communs, il persuada aux Moscovites de céder Yacsa, et d’accepter les limites que proposait l’empereur. Il revint même avec un traité de paix tout dressé, qui fut signé deux jours après par les plénipotentiaires des deux nations.

Toute l’armée félicita les deux missionnaires d’un succès, auquel on ne croyait pas devoir s’attendre. Le prince So san surtout, ne cessait de louer le zèle et la sagesse du père Gerbillon ; et rendant compte à l’empereur de cette négociation, dont il était le chef, il lui avoua que sans le secours de cet Européen, elle eût été absolument rompue ; et que rien n’aurait pu se décider que par la voie des armes.

L’empereur, qui, comme je l’ai dit, goûtait fort le caractère du père Gerbillon, eût encore plus d’affection pour lui après cette preuve qu’il venait de donner de son zèle. Il voulut l’avoir auprès de sa personne au palais, dans ses maisons de plaisance, et dans ses voyages en Tartarie ; et partout il lui donna des marques d’une estime particulière.

Le père Grimaldi, jésuite italien, qui avait succédé au père Verbiest dans la charge de président du tribunal des mathématiques, était allé en Moscovie par ordre de l’empereur. Sa Majesté voulut que le père Thomas et le père Pereyra fissent les fonctions de cette charge en son absence. Il donna en même temps de l’occupation au père Gerbillon et au père Bouvet : comme il jouissait d’une paix profonde, et que tout était tranquille dans ses vastes États, soit pour se divertir, soit pour s’occuper, il prit le dessein d’apprendre les sciences de l’Europe, Il choisit lui-même l’arithmétique, les éléments d’Euclide, que le père Verbiest avait commencé à lui expliquer, la géométrie pratique, et la philosophie.

Le P. Thomas, le P. Gerbillon, et le P. Bouvet eurent ordre de composer des traités sur ces matières. Le premier eût pour son partage l’arithmétique, et les deux autres étaient chargés des éléments d’Euclide et de la géométrie. Ils composaient leurs démonstrations en langue tartare, la langue chinoise étant moins propre à éclaircir des matières obscures d’elles-mêmes. D’ailleurs ceux qu’on avait donnés aux Pères pour maîtres en cette langue, revoyaient avec eux les démonstrations et si quelque mot était moins propre, ils en substituaient un autre à sa place.

Ils allaient tous les jours au palais, et passaient deux heures le soir, à expliquer leurs démonstrations à l’empereur, qui admirant la solidité de nos sciences, s’y appliquait chaque jour avec une ardeur nouvelle. Il faisait monter les Pères sur son estrade, et les obligeait de s’asseoir à ses côtés, pour lui montrer les figures, et les lui expliquer plus aisément. Il n’interrompait pas même son étude, lorsqu’il demeurait dans sa maison de plaisance, qui est à deux lieues de Peking.

Il fallait que les Pères partissent dès quatre heures du matin pour s’y rendre, ils ne revenaient à Peking que fort tard, et étaient obligés de passer une partie de la nuit à préparer les leçons du lendemain. Il n’y avait que l’espérance de faire goûter à l’empereur les vérités de la foi, ou du moins de le rendre favorable à la religion, qui pût soutenir les missionnaires dans une semblable fatigue, dont ils étaient quelquefois accablés.

L’empereur continua cette étude durant cinq ans avec la même assiduité, sans rien diminuer de son application aux affaires de l’État, et sans manquer un seul jour de donner audience aux grands officiers de sa maison, et aux cours souveraines. Il ne se contentait pas de la spéculation, il mettait en pratique ce qu’on lui avait enseigné.

Quand, par exemple, on lui expliquait les proportions des corps solides, il prenait une boule, et en mesurait le diamètre. Il calculait ensuite quel poids devait avoir une autre boule de même matière, mais d’un plus grand ou d’un plus petit diamètre ; ou bien quel diamètre devait avoir une boule d’un plus grand ou d’un plus petit poids.

Il examinait avec le même soin les proportions et la capacité des cubes, des cylindres, des cônes entiers et tronqués, des pyramides, et des sphéroïdes. Il nivela lui-même durant trois ou quatre lieues la pente d’une rivière. Il mesurait quelquefois géométriquement les distances des lieux, la hauteur des montagnes, la largeur des rivières et des étangs, prenant ses stations, pointant ses instruments, et faisant exactement son calcul : puis il faisait mesurer ces distances ; et il était charmé, quand ce qu’il avait trouvé par le calcul, s’accordait parfaitement avec ce qu’on avait mesuré. Il recevait avec plaisir les applaudissements des seigneurs de sa cour, qui lui en marquaient de la surprise : mais il les tournait presque toujours à la louange des sciences d’Europe, et de ceux qui les lui enseignaient.

Enfin ce prince, tout occupé qu’il était du gouvernement du plus grand empire du monde, devint si habile dans les mathématiques, qu’il composa un livre de géométrie : il le donna aux princes ses enfants, dont il voulut être le maître, en les assemblant tous les jours, et leur expliquant les proportions les plus difficiles d’Euclide.

Cette bonté, dont l’empereur avait constamment honoré les missionnaires, et qu’il poussait même jusqu’à une espèce de familiarité, répondait de sa protection pour le christianisme, et semblait inviter à venir dans ses États un grand nombre d’excellents sujets, qui soupiraient après cette mission.

Leur zèle, tout ardent qu’il était, fut ralenti, ou du moins suspendu, par les contestations qui s’élevèrent entre deux puissances, lesquelles exigeaient une obéissance, qu’on ne pouvait rendre à l’une, sans offenser l’autre. La Sacrée Congrégation avait envoyé des vicaires apostoliques dans tout l’orient, et avait institué un serment, par lequel chaque missionnaire devait reconnaître leur autorité. D’une autre part, le roi de Portugal défendait de prêter ce serment, prétendant qu’il avait lui seul le droit d’y nommer des évêques. On se trouvait par là dans la triste nécessité de choquer l’une ou l’autre autorité.

Cependant les jésuites, et quelques autres religieux, obéirent aux ordres de la Sacrée Congrégation ; persuadés que l’intention d’un prince aussi zélé pour la religion que le roi de Portugal, n’était pas de risquer pour ses intérêts particuliers la ruine du christianisme à la Chine, et peut-être dans toutes les autres parties de l’Orient.

Les choses s’accommodèrent dans la suite ; et sur les remontrances qui furent faites par le père Tachard au pape Innocent XI, Sa Sainteté suspendit le serment. Alexandre VIII, son successeur accorda peu après trois évêques à la nomination du roi de Portugal ; l’un pour Peking, l’autre pour Nan king, et le troisième pour Macao.

Cependant la religion chrétienne n’était que tolérée à la Chine : et l’édit porté par l’empereur au commencement de sa majorité, qui rétablissait dans les églises les missionnaires exilés pendant la dernière persécution, défendait à tous ses sujets d’embrasser désormais la Loi chrétienne. Il est vrai que les Pères qui étaient à la cour, obtenaient des recommandations puissantes auprès des vicerois et des mandarins des provinces, qui les engageaient à fermer les yeux aux nouveaux établissements, et à ne pas inquiéter ceux des Chinois, qui écoutaient plutôt la voix de Dieu, que celle des hommes. Néanmoins il y en avait plusieurs, surtout parmi les Grands, qui, arrêtés par la crainte de perdre leur fortune, n’osaient suivre la vérité connue.

D’ailleurs il en coûtait beaucoup pour obtenir ces sortes de recommandations. Outre le cérémonial du pays, si gênant pour des étrangers, et qu’on doit exactement observer, lorsqu’on visite les seigneurs ; outre les moments favorables qu’il faut étudier, et les précautions qu’on doit prendre, on ne se présente guère devant eux, pour leur demander quelque grâce, sans accompagner sa requête d’un présent : on n’est pas même toujours sur de réussir. Un viceroi attaché à la secte des bonzes, ou ennemi des chrétiens, a dans la loi, ou une raison, ou un prétexte de s’opposer à tout nouvel établissement, sans qu’on puisse blâmer sa conduite.

C’est ce qu’éprouvèrent en différents temps quelques ecclésiastiques français, et des religieux de différents ordres, lorsqu’ils voulurent s’établir dans les provinces. Les Pères franciscains venus de Manille furent traversés dans le dessein qu’ils avaient de s’établir à Ngan king, dans la province de Kiang nan ; le père Aleonissa, dans sa maison de Nan king que lui avait laissé D. Grégoire Lopez, évêque de Basilée, Chinois de nation, qui d’abord avait été élevé par les Pères de saint François, et qui étant devenu religieux de l’ordre de saint Dominique, avait été, durant la persécution, le plus ferme appui de la religion dans toutes les provinces ; M. le Blanc, à Emouy, et dans la province de Yun nan ; M. Maigrot évêque de Conon, et vicaire apostolique dans la province de Fo kien ; M. l’évêque d’Argolis, évêque de Peking, qui avait acheté une maison à Lin tcin sur les frontières de Pe tche li et de Chan tong ; MM. Basset, Appiani, de la Baluere, et Mullener, dans la province de Se tchuen. Enfin plusieurs autres, dont le détail serait trop long, trouvèrent des obstacles, qui ne purent être levés que par de fortes recommandations, que le père Gerbillon obtint de ses amis de la cour, auprès des vice-rois, et des gouverneurs des provinces.

Non obstant le zèle avec lequel ce Père et les autres jésuites de Peking, s’employèrent en faveur de ces différents missionnaires, il y eut des gens, qui ne rougissant point de hasarder les plus grossières calomnies, lorsqu’il s’agit des jésuites, affectèrent de répandre en Europe, que ces Pères se déclaraient contre tous les autres missionnaires, et s’opposaient de toutes leurs forces à leurs établissements ; mais ils furent démentis, et par les lettres de remerciement que ces missionnaires écrivirent au père Gerbillon, où quelques-uns d’eux l’appelaient un autre Joseph, qui se servait de la faveur que Dieu lui avait donnée auprès de l’empereur, pour l’utilité de cette mission et de ses ministres ; et par le compte qu’ils en rendirent à la Sacrée Congrégation, qui chargea monseigneur le nonce d’en témoigner sa satisfaction au père de Fontaney, durant le séjour qu’il fit en France.


« La Sacrée Congrégation, lui dit Son Excellence, ayant appris par les lettres qu’elle a reçues des évêques, des vicaires apostoliques, et de plusieurs missionnaires de la Chine, avec quel zèle les jésuites français se sont employés, depuis qu’ils sont dans cette mission, à soutenir la religion, et à rendre aux autres missionnaires tous les services, que la bienveillance de l’empereur les a mis en état de leur rendre, a cru devoir donner à ces Pères, un témoignage authentique de la satisfaction qu’elle a de leur conduite. Ainsi, dans une lettre signée par M. le cardinal Barberin, préfet de la Sacrée Congrégation, et par monseigneur Fabroni, Secrétaire de la même Congrégation, elle me charge de vous remercier de sa part ; de vous témoigner combien elle est sensible à tout ce que vous, et les autres jésuites vos compagnons, avez fait dans ce vaste empire, pour le bien de la religion, et pour soutenir dans leurs fonctions tous ceux qui y travaillent ; et de vous assurer que dans toutes les occasions qui se présenteront, elle vous donnera des marques de sa protection et de sa bienveillance. »


De quelque protection que l’empereur honorât les ministres de l’Évangile et quelque crédit que la faveur du prince leur donnât auprès des Grands, on avait toujours quelque révolution à craindre pour le christianisme, tandis que la sévérité des lois qui défendaient aux Chinois de l’embrasser, donnait aux mandarins le droit de le proscrire dans les lieux de leur dépendance.

Le tribunal des rits a été de tout temps ennemi de toute loi étrangère, moins par attachement pour la religion du pays, que par esprit de politique. Dans les provinces, les mandarins sont naturellement prévenus contre les missionnaires, soit par le mépris et l’aversion, que l’éducation chinoise inspire pour les autres nations, soit par la jalousie et la malignité des bonzes qui les animent, soit par un zèle mal entendu du bien public, et le désir de se conformer au goût des tribunaux, auxquels ils font leur cour par leur attention à arrêter ce qu’ils appellent nouveautés étrangères.

On en fit la triste expérience dans la province de Tche kiang, où le viceroi uni avec tous les mandarins ses subalternes, prit la résolution d’exterminer le christianisme, et alluma à Hang tcheou la plus cruelle persécution, sans avoir égard aux lettres pressantes que lui écrivit le prince So san son protecteur.

Ce mandarin fit revivre toutes les procédures qu’on avait faites autrefois contre les prédicateurs de l’Évangile ; et s’appuyant de l’édit de 1669 qui leur défendait de bâtir des églises, et d’enseigner leur loi aux Chinois, il se crut en droit de tout entreprendre. Il renouvela cet arrêt, et fit afficher dans toutes les places publiques de Hang tcheou, et dans plus de soixante et dix villes de son gouvernement, une sentence, par laquelle il défendait, sous de grièves peines, l’exercice de la religion chrétienne.

Le père Intorcetta qui gouvernait cette église, fut cité à divers tribunaux, où il comparût, tout malade qu’il était, et où il confessa hautement le nom de Jésus-Christ avec un courage que ses juges mêmes admirèrent. Ce respectable vieillard, qui avait blanchi dans les travaux apostoliques, avait déjà eu le bonheur, durant la persécution d’Yang quang sien, d’être chargé de chaînes, et de souffrir pour la foi les rigueurs d’une dure prison. L’exemple du viceroi fut suivi de tous les mandarins de sa province ; et chacun d’eux à l'envi fit afficher partout des placards injurieux à la religion chrétienne, qu’ils traitaient de secte fausse et pernicieuse.

Le père Gerbillon était à la suite de l’empereur en Tartarie, lorsqu’il apprit ces tristes nouvelles. Il communiqua aussitôt sa peine au prince So san son ami, et l’un des plus puissants ministres de l’empire. Ce seigneur écrivit sur-le-champ au vice-roi, et lui manda que dans le gouvernement de sa province, il tenait une conduite bien contraire à la modération qu’il avait toujours fait paraître ; qu’il se trompait fort, s’il croyait plaire à l’empereur, en persécutant des gens que Sa Majesté honorait de sa bienveillance ; que l’exemple du prince devait faire plus d’impression sur lui, que les arrêts de tous les tribunaux ; qu’il devait former sa conduite sur celle de la cour, qui ne voulait plus suivre les anciens édits ; qu’enfin l’empereur lui saurait gré de ce qu’il ferait en faveur des missionnaires ; et je serai moi-même, ajouta-t-il, très sensible aux bons offices que vous leur rendrez à ma recommandation.

En toute autre occasion, le viceroi se serait cru trop honoré de recevoir des lettres du prince So san, qui était proche parent de l’empereur, l’un de ses premiers ministres, et grand maître du palais ; mais fâché de voir que des étrangers eussent tant de crédit à la cour, ou aveuglé par la haine qu’il portait aux chrétiens, il n’en devint que plus furieux. Il s’empara de plusieurs églises, qu’il donna aux prêtres des idoles : il en arracha les sacrés monuments de la religion : les croix furent brisées, les autels profanés, les saintes images livrées aux insultes des idolâtres. Il fit de nouvelles ordonnances plus remplies de menaces et d’invectives, que la première. Plusieurs chrétiens furent traînés aux tribunaux : il y en eût d’emprisonnés, d’autres qui furent condamnés à de cruelles bastonnades, et qui confessèrent généreusement le nom de Jésus-Christ au milieu des tourments.

Parmi ces illustres confesseurs, un médecin nommé Tchang ta teou, se distingua, et édifia cette chrétienté par sa foi et sa constance. Continuellement il parcourait les maisons des fidèles, et les fortifiait dans ce temps d’épreuve, par des discours pleins de piété et de ferveur. Le mandarin qui en fut averti, le fit charger de chaînes, et le fit traîner à son tribunal, où il fut condamné à recevoir une rude bastonnade.

Un jeune homme, que ce fervent chrétien avait tenu sur les fonts de baptême, vint alors se jeter aux pieds du juge, et le conjura, les larmes aux yeux, de permettre qu’il reçût ce châtiment pour son parrain. Le médecin n’eut garde de céder sa place à son filleul : « Hé ! quoi, mon, fils, lui dit-il, voudriez-vous me ravir la couronne que Dieu m’a préparée ? »

Il se fit pour lors un combat entr’eux, qui étonna le juge, et qui attendrit les assistants. Tchang ta teou fut battu d’une manière cruelle, et souffrit cette sanglante exécution avec une patience et un courage, dont on n’avait pas encore vu d’exemple. Ses parents, qui s’étaient trouvés à ce triste spectacle, se préparaient à le transporter dans sa maison ; mais il voulut absolument être conduit à l’église du père Intorcetta, que le viceroi n’avait pas encore fait fermer : il eut assez de force pour s’y traîner lui-même, en s’appuyant sur les bras de quelques chrétiens : il y arriva baigné dans son sang, et s’offrant en sacrifice au Seigneur : sa douleur était, disait-il, de n’avoir pas mérité la grâce de le répandre jusqu’à la dernière goutte pour la défense de son saint nom.

Cet exemple de fermeté fit tant d’impression, même sur les idolâtres, que plusieurs, parmi lesquels il y en avait d’un rang distingué, demandèrent le saint baptême.

Au même temps le viceroi reçut deux lettres du prince So san ; l’une était adressée au père Intorcetta, et il le chargeait de la remettre au plus tôt à ce missionnaire : l’autre était remplie de reproches sur le peu de cas qu’il faisait de sa recommandation, et sur ce qu’il aimait mieux se faire l’instrument de la passion de certaines gens qui l’aigrissaient contre les chrétiens, que de suivre les conseils d’ami qu’il lui donnait. Cette seconde lettre embarrassa le viceroi : il craignait d’un côté le ressentiment d’un ministre si puissant et si accrédité : d’un autre côté, il s’était si fort engagé, qu’il ne croyait pas pouvoir reculer avec honneur. Il prit le parti de laisser les choses dans l’état où elles étaient, sans les pousser plus loin, et d’envoyer un de ses officiers à Peking, pour justifier en apparence sa conduite auprès du prince So san ; mais en effet pour irriter, s’il était possible, les principaux mandarins du Li pou[2] contre les missionnaires.

L’officier arriva à la cour : mais le prince So san ne voulut point l’écouter. Il lui dit seulement, que c’était par amitié pour le viceroi, qu’il avait tâché de prévenir le malheur où il se précipitait par ses emportements ; mais que les missionnaires avaient imploré la protection de l’empereur, et que Sa Majesté saurait bien leur rendre justice, sans qu’il s’en mêlât. L’officier fut si étourdi de cette réponse, qu’il partit à l’instant pour en aller rendre compte à son maître.

En effet, les Pères qui étaient à Peking, après avoir consulté le prince So san, et surtout après avoir recommandé à Dieu une affaire, dont le bon ou le mauvais succès entraînait le solide établissement, ou la ruine entière de la religion, s’étaient rendus au palais pour demander audience. L’empereur envoya un de ses officiers nommé Tchao, qui affectionnait les missionnaires, pour savoir ce qu’ils demandaient : et après en avoir fait le rapport au prince, il revint leur rendre la réponse de Sa Majesté, qui les accabla de douleur.

« L’empereur, leur dit-il, est surpris de vous voir si entêtés de votre religion : pourquoi vous occuper si fort d’un monde, où vous n’êtes pas encore ? Jouissez du temps présent : votre Dieu se met bien en peine des soins que vous prenez : il est assez puissant pour se rendre justice, sans que vous vous mêliez de ses intérêts. »

Cette réponse, à laquelle les Pères ne s’attendaient pas, les consterna : ils se prosternèrent à terre, en versant un torrent de larmes. « C’est donc ainsi, dirent-ils, que l’empereur nous abandonne ? C’est par nous que l’empereur commence à laisser opprimer des innocents ? Rapportez-lui le triste état où vous nous voyez, et n’oubliez pas de lui dire qu’il est redevable de toute sa grandeur au Dieu du Ciel et de la Terre, pour lequel nous combattons, et que la moindre partie de sa reconnaissance, est d’employer son autorité à empêcher qu’on ne l’outrage. »

Les Pères attendirent la dernière réponse de l’empereur, toujours prosternés à l’une des portes du palais. Sa Majesté leur fit dire par le même officier, qu’elle était touchée de leur affliction, qu’elle blâmait la conduite du viceroi de Tche kiang, et qu’elle voulait mettre fin à sa persécution : mais qu’il n’y avait que deux moyens d’y réussir ; l’un plus sûr et moins éclatant, qui était de lui donner des ordres secrets de réparer les maux qu’il avait faits ; l’autre moins facile, qui était de présenter une requête, et d’obtenir des tribunaux un arrêt favorable aux missionnaires : qu’ils prissent sur cela leur parti ; et que le lendemain ils vinssent lui déclarer à quoi ils se déterminaient.

Les missionnaires ne balancèrent pas sur le parti qu’ils avaient à prendre : si nonobstant la faveur de l’empereur, les mandarins ne laissaient pas de s’opposer au progrès de la religion, et de persécuter ceux qui l’embrassaient ; que serait-ce si l’on perdait les bonnes grâces du prince, ou si l’on s’attirait son indignation ? Au lieu que la loi chrétienne étant approuvée par un édit public, elle serait respectée des idolâtres ; les Grands ne craindraient plus d’être responsables aux tribunaux pour l’avoir embrassée ; les ouvriers évangéliques la prêcheraient sans contradiction ; et rien ne pourrait désormais traverser son établissement.

Ils furent encore déterminés à ce parti, par les conjonctures favorables où ils se trouvaient. L’empereur n’avait point oublié les services importants, que lui avait rendus le père Verbiest ; et il était infiniment content du zèle et de la dextérité, qu’avait fait paraître le père Gerbillon, en concluant la paix entre les Chinois et les Moscovites, et de la peine qu’il prenait conjointement avec le père Bouvet, pour lui enseigner la géométrie et la philosophie.

De plus, ils avaient dans le prince So san un puissant protecteur et un ami fidèle ; et plus que tout cela, leur confiance était en Dieu, qui tient entre ses mains le cœur des rois, et dont ils imploraient l’assistance par de continuelles et de ferventes prières.

Ils dressèrent donc leur requête, et la présentèrent secrètement à l’empereur, afin qu’il l’examinât, avant que de la lui offrir en public. Ils demandaient que la qualité de chrétien ne fut pas un titre pour être inquiété et persécuté. Ils s’étendaient ensuite sur la vérité et la sainteté de la loi chrétienne, qui enseigne les maximes de la plus pure morale, et la pratique des plus sublimes vertus ; et ils concluaient, en disant qu’il n’était pas juste que, tandis que l’on tolérait un grand nombre de sectes dans l’empire, la seule loi du vrai Dieu y fut proscrite et persécutée.

L’empereur ne trouva pas que cette requête fût propre à faire impression sur l’esprit des Chinois : il en dressa lui-même une autre en langue tartare, qu’il renvoya aux Pères, en leur permettant d’y ajouter, ou d’en retrancher ce qu’ils jugeraient à propos : et il avertit qu’elle fût présentée publiquement dans un jour d’audience, par les pères Pereyra et Thomas, qui, par la charge qu’ils avaient au tribunal des mathématiques, étaient personnes publiques, et avaient le droit de présenter des placets à Sa Majesté.

Ce fut le jour de la purification de la très sainte Vierge que ces deux Pères présentèrent, avec les cérémonies ordinaires, la requête que l’empereur avait composée lui-même. Ce prince la reçut avec divers autres mémoires, comme s’il n’en avait point de connaissance ; et il l’envoya à la cour des rits pour l’examiner, selon la coutume, et lui en faire son rapport. Voici la requête fidèlement traduite de l’original.


Grand empereur,


« Nous exposons à Votre Majesté, avec la soumission la plus parfaite, et le plus profond respect dont nous sommes capables, le commencement, la fin, et les motifs de notre très humble prière, dans l’espérance qu’Elle voudra bien l’écouter, avec cette prudence qui accompagne toutes ses actions, et cette bienveillance, dont Elle a coutume de nous honorer.

« Le neuvième mois de la lune, le Père Intorcetta, sujet de Votre Majesté, qui fait sa demeure dans la ville de Hang tcheou, nous avertit que le viceroi avait donné ordre aux mandarins de sa province de renverser les temples des chrétiens, et de brûler les tables d’imprimerie, sur lesquelles on a gravé tous les livres de notre religion. De plus, il a déclaré publiquement que notre doctrine est fausse et dangereuse, et par conséquent qu’elle ne doit point être tolérée dans l’empire. Il a ajouté plusieurs choses, qui nous sont très désavantageuses.

« À cette nouvelle, saisis de crainte, et pénétrés d’une vive douleur, nous avons cru être obligés de recourir à Votre Majesté, comme au père commun des affligés, pour lui expliquer le pitoyable état où nous sommes réduits ; car sans sa protection, il nous est impossible d’éviter les embûches de nos ennemis, et de parer le coup fatal dont ils nous menacent.

« Ce qui nous console, quand nous paraissons aux pieds de Votre Majesté, c’est de voir avec quelle sagesse Elle donne le mouvement à toutes les parties de son empire, comme si c’était un corps dont Elle fût l’âme ; et avec quel désintéressement Elle règle les intérêts de chaque particulier, sans faire acception de personne. De sorte qu’Elle ne ferait pas en repos, si Elle connaissait un seul de ses sujets opprimé par l’injustice, ou même privé du rang et de la récompense qu’il mérite.

« Vous surpassez les plus grands rois parmi Vos prédécesseurs, qui ont de leur temps permis dans la Chine les fausses religions : car Vous aimez uniquement la vérité, et Vous n’approuvez pas le mensonge. C’est pour cela qu’en visitant Vos provinces, Vous avez donné mille marques de Votre affection royale aux missionnaires européens, qui se sont trouvés sur Votre route ; comme si Vous eussiez voulu par là témoigner que Vous estimiez leur loi, et que Vous étiez bien aise qu’ils s’établissent dans Vos États. Ce que nous disons ici est public, et généralement connu de tout l’empire.

« Lors donc que nous voyons le vice-roi de Hang tcheou, traiter la religion chrétienne de religion fausse et dangereuse ; lorsque nous apprenons qu’il fait tous ses efforts pour la détruire ; comment pouvons-nous renfermer en nous-mêmes notre juste douleur, et ne pas déclarer à Votre Majesté ce que nous souffrons ?

« Ce n’est pas la première fois qu’on nous a persécuté sans raison. Autrefois le père Adam Schaal Votre sujet, comblé des faveurs extraordinaires de Votre prédécesseur, fit connaître à toute la cour, que les règles des mouvements célestes établies par les anciens astronomes chinois, étaient toutes fausses : il en proposa d’autres, qui s’accordaient parfaitement avec les astres : on les approuva, et on s’en servit avec succès ; de sorte que ce changement remit l’ordre dans l’empire. Votre Majesté sait ce qui se passa pour lors à Peking : il nous est permis aussi de nous en souvenir, puisque ce sont autant de grâces que nous y reçûmes.

« Mais à l’occasion de ces erreurs abolies, combien ce Père ne souffrit-il pas dans la suite par les calomnies de ses ennemis ? Yang quang sien, et ceux de sa faction, l’accusèrent faussement de plusieurs crimes, sous prétexte de nouveauté ; comme si la nouvelle astronomie n’eut pas été d’accord avec le ciel. Il mourut sans pouvoir alors se justifier ; mais Votre Majesté mit en sa place le père Verbiest, et le combla de tant de faveurs, que la vie de ce Père a été trop courte, et ses paroles trop faibles, pour marquer à tout le monde la grandeur de sa reconnaissance.

« Il a néanmoins ressenti vivement tous ces bienfaits ; et c’est pour n’être pas tout à fait ingrat, qu’il a employé plus de vingt ans à composer en langue chinoise toutes sortes de livres pour l’utilité publique, sur l’astronomie, l’arithmétique, la musique, la philosophie, qui sont encore dans le palais, avec plusieurs autres, auxquels il n’a pas eu le temps de mettre la dernière main.

« Mais, puisque Votre Majesté est parfaitement instruite de toutes ces particularités, nous n’osons pas la fatiguer davantage par un plus long discours. Nous la prions seulement de faire réflexion, que tout cela ne suffit pas pour nous attirer l’affection et la confiance des peuples. Si (comme on nous en accuse,) la loi que nous prêchons, est fausse et dangereuse, comment justifier la conduite des princes, qui nous ont honorés de leur estime ?

« Cependant, pour ne rien dire de Vos prédécesseurs, Votre Majesté Elle-même, a tellement compté sur notre fidélité, qu’Elle ordonna au père Verbiest de fondre des canons d’une nouvelle espèce, pour mettre fin à une dangereuse guerre. Elle fit traverser les vastes mers de l’océan au père Grimaldi, pour aller en Moscovie avec les lettres et le sceau du suprême tribunal de la milice. Elle a envoyé plusieurs fois pour des affaires importantes, les pères Pereyra et Gerbillon, à l’extrémité de la Tartarie. Néanmoins Votre Majesté sait bien, que ceux qui se gouvernent par les principes d’une fausse religion, n’ont pas accoutumé de servir leur prince avec fidélité : ils s’abandonnent presque toujours à leurs propres passions, et ne cherchent jamais que leur intérêt particulier.

« Si donc nous remplissons exactement nos devoirs ; si jusqu’ici nous avons toujours cherché le bien public, il est manifeste que ce zèle vient d’un cœur bien disposé, et plein d’une estime, d’une vénération, et (si nous l’osons dire) d’une singulière affection pour la personne de Votre Majesté ; au contraire, si ce cœur cessait de vous être soumis, il serait dès lors opposé à la droite raison, au bon sens, et à tout sentiment d’humanité.

« Cela supposé, nous Vous prions très humblement de considérer, qu’après les fatigues d’un long voyage, nous sommes enfin arrivés dans Votre empire, non pas avec cet esprit d’ambition et de cupidité, qui y conduit ordinairement les autres hommes ; mais avec un ardent désir de prêcher à Vos peuples la seule véritable religion.

« Et certes, quand nous parûmes ici pour la première fois, on nous y reçut avec beaucoup de marques de distinction, ce que nous avons déjà souvent dit, et que nous ne saurions répéter trop souvent. La dixième année de Chun tchi on nous donna la direction des mathématiques. La quatorzième année du même règne, on nous permit de bâtir une église à Peking, et l’empereur même voulut bien nous accorder un lieu particulier pour notre sépulture.

« La vingt-septième année de Votre glorieux règne, Votre Majesté honora la mémoire du père Verbiest, non seulement par des titres nouveaux, mais encore par le soin qu’Elle prit de lui faire rendre les derniers devoirs avec une pompe presque royale. Peu de temps après, Elle assigna un appartement, et des maîtres aux nouveaux missionnaires français, pour leur faciliter l’étude de la langue tartare. Enfin, Elle parût si contente de leur conduite, qu’Elle fit insérer dans les archives, les services qu’ils avaient rendus à l’État dans leurs voyages de Tartarie, et dans leur négociation avec les Moscovites. Quel bonheur, et quelle gloire pour nous, d’être jugés capables de servir un si grand prince !

« Puis donc que Votre Majesté, qui gouverne si sagement cette grande monarchie, daigne nous employer avec tant de confiance ; comment se peut-il trouver un seul mandarin assez déraisonnable, pour refuser à l’un de nos frères la permission de vivre en sa province ? En vérité, on ne peut assez déplorer le sort de ce bon vieillard, qui demande humblement dans un petit coin de la terre, autant d’espace qu’il lui en faut, pour passer tranquillement le reste de ses jours, et qui ne peut l’obtenir.

C’est pour cela, que nous tous, les très humbles sujets de Votre Majesté, qui sommes ici comme des orphelins abandonnés, qui ne voulons nuire à personne, qui tâchons même d’éviter les procès, les querelles, et les moindres concertations ; c’est pour cela que nous Vous supplions de prendre en main notre cause, avec ces sentiments d’équité, qui Vous sont si ordinaires. Ayez quelque compassion pour des personnes qui n’ont commis aucun crime : et si Votre Majesté, après s’être informée de notre conduite, trouve en effet que nous soyons innocents, nous la prions de faire connaître à tout l’empire, par un édit public, le jugement qu’Elle aura porté de nos mœurs et de notre doctrine.

« C’est pour obtenir cette grâce, que nous prenons la liberté de lui présenter cette requête. Cependant tous les missionnaires ses sujets, attendront avec crainte, et avec une parfaite soumission, ce qu’Elle voudra bien en ordonner. L’an trentième du règne de Cang hi, le seizième jour du douzième mois de la lune. »


Le jugement que porta le tribunal des rits, après avoir délibéré sur la requête, fut entièrement contraire aux intentions de l’empereur, et aux demandes des missionnaires. Ce tribunal arrêta qu’il fallait s’en tenir aux anciens édits, en les rapportant tout au long avec ce qu’ils contenaient de plus odieux contre la religion chrétienne ; qu’on pouvait conserver l’église de Hang tcheou, et défendre aux mandarins de confondre cette religion avec les sectes séditieuses ; mais qu’il ne fallait pas en permettre l’exercice dans l’empire, ainsi qu’il avait été tant de fois décidé.

L’empereur peu satisfait de cet arrêt, y fut presque aussi sensible que les missionnaires : il le rejeta, et ordonna aux mandarins de ce tribunal d’examiner une seconde fois la requête. C’était assez leur marquer son intention. Mais la réponse ne fut pas plus favorable ; et ils n’eurent pas plus de complaisance dans le second rapport, que dans le premier.

On sera surpris de la résistance de ce tribunal aux intentions de l’empereur ; surtout si l’on fait attention à la parfaite déférence qu’ont les mandarins, non seulement pour ses ordres, mais encore pour ses moindres inclinations. L’aversion naturelle que les Chinois ont pour les étrangers, pouvait porter quelques-uns de ces magistrats à se déclarer si ouvertement contre la loi chrétienne. Leur fermeté pouvait venir aussi d’un autre principe : lorsque l’empereur interroge les tribunaux, et que leur réponse est conforme aux lois, ils sont exempts de tout reproche : au lieu que s’ils s’écartent de la loi dans leurs délibérations, les censeurs de l’empire ont droit de les accuser, et l’empereur ne manque guère de les punir.

Quoi qu’il en soit, l’empereur voyant qu’on ne pouvait rien obtenir par la voie des tribunaux, et qu’ils s’obstinaient à ne pas vouloir approuver la religion chrétienne ; pour ne pas révolter les esprits, il résolut, quoiqu’avec peine, de signer l’arrêt. Il envoya en même temps le même officier de sa chambre nommé Tchao, pour consoler les Pères, et leur offrit de députer quelqu’un d’eux dans les provinces avec les plus grandes marques d’honneur, afin de faire connaître à tous ses peuples, l’estime qu’il faisait de leur mérite, et l’approbation qu’il donnait à leur loi.

L’officier trouva les Pères atterrés par la vive douleur qui les avait saisis, et qui ne pouvait être soulagée ni par des paroles, ni par des caresses. « Nous sommes, lui dirent-ils d’une voix entrecoupée de gémissements et de sanglots, nous sommes comme des gens qui ont continuellement devant les yeux les corps morts de leurs pères et de leurs mères (c’est dans le style chinois l’expression la plus touchante). Nous aurions cent fois mieux aimé recevoir la sentence de notre mort, qu’un édit de cette nature. Croit-il, ce grand prince, qui nous a honorés jusqu’ici de son affection, que nous puissions survivre à la perte du christianisme ? Vous le savez, Seigneur, nous ne demandons ni ses richesses ni ses honneurs : c’est l’unique intérêt de notre sainte loi, qui nous a fait venir de si loin, et au travers de tant de périls, pour l’annoncer à ses peuples. Nous consacrons nos soins, nos travaux et nos veilles au désir de lui plaire ; nous lui sacrifions même notre santé et notre vie ; et cette loi, qui nous est plus chère que la vie, il la condamne ; il signe l’arrêt honteux qui la proscrit. »

L’officier rapporta à l’empereur la consternation et l’accablement de tristesse, où il avait trouvé les Pères ; et il en fit une peinture si vive, que ce bon prince en fut sensiblement touché. Il envoya chercher le prince So san, pour conférer avec lui, sur les moyens qu’on pourrait prendre pour adoucir leur douleur.

Ce prince qui aimait tendrement le père Gerbillon, remit devant les yeux de l’empereur le dévouement des pères pour sa personne, les services signalés qu’ils avaient rendus à l’État durant les guerres, et récemment dans le Traité de Nipchou ; leur application à perfectionner les sciences, et à régler le calendrier. Enfin, ce sont des gens, ajouta-t-il, qui comptent pour rien leur vie, quand il s’agit de vous plaire. Si leur loi était dangereuse, je n’aurais garde de parler en leur faveur : mais vous savez comme moi, que la doctrine qu’ils enseignent, est excellente, et très utile au gouvernement de vos peuples.

Quel remède ? répondit l’empereur : C’est une affaire conclue : mon inclination me portait à les favoriser ; mais les tribunaux s’y opposent. N’êtes-vous pas le maître ? répliqua le prince So san ; Et ne pouvez-vous pas user de votre autorité, surtout quand il s’agit de rendre justice à des gens d’un mérite si connu ? J’irai moi-même au tribunal, si Votre Majesté me le permet ; et je ne désespère pas de rendre ces mandarins plus traitables.

L’empereur se rendit à des sollicitations si pressantes, et fit écrire aux colao, ou ministres de l’empire, et aux mandarins tartares du Li pou, les paroles suivantes :

« La trente-unième année du règne de Cang hi, le second jour du deuxième mois de la lune, Yi sang ministre d’État, vous déclare les volontés de l’empereur en ces termes :

« Les Européens qui sont à ma cour, président depuis longtemps aux mathématiques. Durant les guerres civiles, ils m’ont rendu un service très important par le moyen du canon qu’ils ont fait fondre : leur prudence et leur adresse singulière, jointes à un zèle et à un travail extraordinaire, m’obligent encore à les considérer. Outre cela leur loi n’est point séditieuse, et il nous semble bon de la permettre, afin que ceux qui voudront l’embrasser, puissent librement entrer dans les églises, et faire une profession publique du culte qu’on y rend au souverain Seigneur du Ciel. Nous voulons donc que tous les édits, qui jusqu’ici ont été portés contre cette loi, de l’avis et du conseil de nos tribunaux, soient à présent déchirés et brûlés. Vous, ministres d’État, et vous, mandarins tartares du souverain tribunal des rits, assemblez-vous, examinez cette affaire, et me donnez au plutôt votre avis. »

Le prince So san ne manqua pas de se trouver à l’assemblée que tinrent tous les mandarins du Li pou, et quoiqu’il ne fût pas chrétien, un missionnaire n’aurait pas pu défendre avec plus de zèle et d’éloquence les intérêts de la religion. Il entra dans le détail de tous les services que ces Pères rendaient à l’État ; qu’ils n’y étaient portés par aucune vue d’intérêt ; qu’ils ne demandent ni charges ni honneurs ; qu’ils ont une loi qui leur tient lieu de tout, que c’est le seul bien qu’ils possèdent, et dont ils cherchent à faire part aux peuples ; que pour toute récompense de leurs travaux, et de leur zèle pour le bonheur de l’empire, ils ne souhaitent autre chose que la liberté de prêcher une loi, qui n’enseigne que la vérité et les maximes de la plus pure vertu, qu’on ne trouble point les lamas de Tartarie, ni les bonzes de la Chine ; qu’on tolère, qu’on dissimule, qu’on approuve même en quelque sorte des sectes ou inutiles ou dangereuses ; tandis qu’on se fait un mérite de proscrire une doctrine, qui conseille toutes les vertus, et qui condamne tous les vices ; qu’il serait à souhaiter que tout l’empire embrassât une religion, qui a en horreur la calomnie, le parjure, et le mensonge ; qui défend de tuer, de tromper, de prendre le bien du prochain, de faire la moindre injustice ; qui ordonne aux enfants de respecter leurs parents ; aux sujets d’être fidèles à leur prince ; aux domestiques d’obéir à leurs maîtres ; qui n’inspire que la simplicité, la candeur, la droiture, l’obéissance, la modestie, et la tempérance.

Comme il vit que les esprits commençaient à s’ébranler, il parcourut les dix commandements de la religion, et les expliqua d’une manière si vive et si touchante, que tous les membres de l’assemblée ne purent s’empêcher d’avouer, qu’il n’y avait aucun danger de suivre cette loi dans l’empire. Les esprits étant revenus de leurs préventions, on vint aux suffrages, et il fut conclu de donner un arrêt favorable aux chrétiens. Il fut dressé en forme de requête, afin de le présenter à l’empereur, et d’en obtenir la confirmation. Il était conçu en ces termes.

« Coupatai, sujet de Votre Majesté, président du suprême tribunal des rits, et chef de plusieurs autres ordres, lui présente cette très humble requête, avec toute la soumission et le respect que lui et ses assesseurs doivent avoir pour tous ses commandements ; surtout quand Elle nous fait l’honneur de nous demander nos avis sur les affaires importantes de l’État.

« Nous avons sérieusement examiné ce qui regarde les Européens, lesquels attirés de l’extrémité du monde par la renommée de Votre singulière prudence, et par Vos autres grandes qualités, ont passé cette vaste étendue de mers, qui nous sépare de l’Europe. Depuis qu’ils vivent parmi nous, ils méritent notre amour et notre reconnaissance, par les signalés services qu’ils nous ont rendus dans les guerres civiles et étrangères ; par leur application continuelle à composer des livres utiles et curieux ; par leur droiture et leur sincère affection pour le bien public.

« Outre cela ces Européens sont fort tranquilles, ils n’excitent point de troubles dans nos provinces ; ils ne font mal à personne, ils ne commettent aucune mauvaise action. De plus, leur doctrine n’a rien de commun avec les fausses et dangereuses sectes de l’empire ; de sorte que leurs maximes ne portent point les esprits à la sédition.

« Puis donc que nous n’empêchons ni les lamas de Tartarie, ni les bonzes de la Chine, d’avoir des temples, et d’y offrir de l’encens à leurs pagodes ; beaucoup moins pouvons-nous défendre aux Européens, qui ne font, ni n’enseignent rien contre les bonnes lois, d’avoir aussi leurs églises particulières, et d’y prêcher publiquement leur religion. Certainement ces deux choses seraient tout à fait contraires l'une à l’autre, et nous paraîtrions manifestement nous contredire nous-mêmes.

« Nous jugeons donc que les temples dédiés au Seigneur du Ciel, en quelque endroit qu’ils se trouvent, doivent être conservés, et qu’on peut permettre à tous ceux qui voudront l’honorer, d’entrer dans ses temples, de lui offrir de l’encens, et de lui rendre le culte pratiqué jusqu’ici par les chrétiens, selon leur ancienne coutume. Ainsi que nul n’y puisse dorénavant former aucune opposition.

« Cependant nous attendrons là-dessus les ordres de Votre Majesté ; afin que nous les puissions communiquer aux gouverneurs, et aux vicerois tant de Peking, que des autres villes des provinces. Fait l’an trente-unième du règne de Cang hi, le troisième jour du second mois de la lune. Signé, le président du souverain tribunal des rits avec ses assesseurs. Et plus bas, les quatre ministres d’État, nommés colao, avec leurs officiers généraux, et autres mandarins du premier ordre. »

L’empereur ne pût contenir sa joie en recevant cet arrêt ; il le confirma sur l’heure le vingt-deuxième de mars de l’année 1692, et peu après il le fit publier dans tout l’empire. Le souverain tribunal des rits l’adressa ensuite aux principaux officiers des provinces ; et voici en quels termes il s’exprimait.

« Vous donc, vicerois des provinces, recevez avec un très profond respect cet édit impérial ; et dès qu’il sera entre vos mains, lisez-le attentivement ; estimez-le, et ne manquez pas de l’exécuter ponctuellement, selon l’exemple que nous vous en avons donné. De plus, faites-en faire des copies, pour le répandre dans tous les lieux de votre gouvernement, et nous donnez avis de ce que vous aurez fait en ce point. »

Un édit si honorable à la religion, la tira de l’esclavage où elle gémissait depuis plus d’un siècle, et la fit triompher, dans tous les lieux, où elle avait été tant de fois persécutée. Les missionnaires, après avoir remercié Dieu, qu’ils regardaient comme l’auteur de cet ouvrage, se transportèrent au palais, et y témoignèrent leur reconnaissance, avec ces transports naturels de joie, qui expriment beaucoup mieux que les paroles, les vrais sentiments du cœur.

Lorsqu’on annonça à l’empereur, qu’ils étaient venus pour avoir l’honneur de le remercier. « Ils ont grande raison, répondit-il ; mais avertissez-les d’écrire à leurs frères qui sont dans les provinces, de ne point trop se prévaloir de cette grâce, et de s’en servir avec tant de prudence et de sagesse, que je ne reçoive point de plaintes de la part des mandarins. »

Cet avis de l’empereur fait connaître, que ce n’a pas été sans se faire violence, qu’il a approuvé la religion chrétienne ; et qu’en cela il a sacrifié ses vues politiques à l’affection qu’il portait aux missionnaires : car il avait intérêt de ménager les Chinois ; et il devait craindre que cette démarche ne leur déplût beaucoup. Mais Dieu, qui tourne le cœur des rois comme il lui plait, l’a fait sans doute passer par-dessus toutes les considérations d’intérêt et de politique, pour l’accomplissement de ses desseins éternels.

Cette liberté accordée à la religion chrétienne dans un si vaste empire, où de tout temps les étrangers ont eu tant de peine à pénétrer, causa une grande joie dans tout le monde chrétien. Une infinité d’excellents sujets se présentèrent pour aller au secours du petit nombre d’ouvriers, qui, pour parler le langage de l’écriture, gémissaient sous le poids du jour et de la chaleur, et étaient bien éloignés de pouvoir suffire au travail immense, qu’offrait un champ si spacieux.

Dans deux voyages que le père Bouvet et le père de Fontaney firent en différents temps en France, ils retournèrent chacun à la Chine, avec un grand nombre de jésuites d’un mérite et d’une vertu distinguées, qui depuis ce temps-là, y ont établi et cultivé avec un travail infatigable des chrétientés très nombreuses.

Le feu roi Louis XIV, plus zélé qu’aucun prince pour la foi, non content d’en maintenir la pureté dans ses États, songea à l’étendre dans les climats les plus reculés ; et dans cette vue il assigna sur son trésor neuf mille deux cents livres de pension annuelle, pour entretenir vingt missionnaires jésuites à la Chine et aux Indes.

Louis XV, qui a succédé au trône et aux vertus de son auguste bisaïeul, qu’il s’est proposé pour modèle dès le commencement de son règne, a imité le zèle de ce grand prince pour l’établissement de la foi, et a continué les mêmes libéralités aux ministres de l’Évangile, qui la prêchent dans ces contrées infidèles.

On goûtait déjà la douce espérance de voir bientôt tomber l’idolâtrie, qu’on attaquait de toutes parts ; et l’on avait lieu de croire que si la Chine se déclarait une fois en faveur du christianisme, son exemple entraînerait toutes les nations voisines, qui briseraient comme elle leurs idoles, et recevraient sans peine le joug de la foi.

L’empereur de son côté se livrant au goût naturel qu’il avait pour les sciences, reprenait ses premières études ; et les Pères, qui ne savaient comment témoigner leur reconnaissance à un prince, qui venait de se déclarer si ouvertement le protecteur du christianisme, redoublèrent leur zèle et leur assiduité. Il se présenta une occasion de donner de nouvelles marques de leur attachement pour sa personne, et elle fut suivie d’une nouvelle faveur du prince.

L’empereur fut attaqué d’une fièvre maligne : le P. Gerbillon et le P. Pereyra, qui passaient les nuits au palais par son ordre, lui donnèrent de ces pâtes médecinales que Louis XIV faisait distribuer aux pauvres dans toute l’étendue de son royaume. Une demie prise de ces pâtes le délivra de la fièvre, et il fut dans une santé parfaite : mais quelques jours après, faute de s’être assujetti à certain régime, il eût quelques accès de fièvre tierce, qui donnèrent de l’inquiétude. On fit publier dans Peking, que si quelqu’un savait un remède contre la fièvre tierce, il eût à en faire part incessamment ; et que ceux qui en étaient attaqués, se rendissent au palais pour en être guéris.

Quatre des plus grands seigneurs de la cour, dont était le prince So san, devaient recevoir les remèdes, et assister aux épreuves qu’on en ferait. Il s’en fit de toutes les sortes ; et un bonze se distingua : il fit tirer d’un puits un seau d’eau fraîche, il en remplit une tasse, il la présenta d’abord au soleil, en élevant ses mains et ses yeux au ciel ; puis se tournant vers les quatre parties du monde, il fit cent postures, qui semblaient avoir quelque chose de mystérieux. Après avoir achevé ses cérémonies, il fit avaler cette eau à un fébricitant, qui attendait à genoux sa guérison. Ce prétendu remède n’ayant eu nul effet, on regarda le bonze comme un imposteur.

Les missionnaires apportèrent une livre de quinquina, qui était jusqu’alors inconnu à la Chine : on en fit l’expérience sur trois malades : on le donna à l’un après son accès ; à l’autre le jour de l’accès ; et au troisième, le jour qu’il avait du repos. Dieu bénit le remède, et ces trois malades, qu’on gardait à vue dans le palais, furent guéris dès cette première prise.

On en donna aussitôt avis à l’empereur : comme il avait passé la nuit dans de grandes agitations, il se détermina à le prendre. La fièvre fut arrêtée, et sa santé parfaitement rétablie. Ce fut une grande joie au palais et dans la capitale, et l’on accabla les missionnaires de félicitations.

L’empereur dit publiquement, que le P. Gerbillon et le P. Bouvet lui avaient sauvé la vie, et qu’il voulait récompenser leur zèle. Il se fit apporter le plan de toutes les maisons qui lui appartenaient dans le Hoang tching, c’est-à-dire, dans la première enceinte du palais : il choisit la plus grande et la plus commode, qui appartenait autrefois au gouverneur du prince héritier, dont les biens avaient été confisqués pour un crime digne de mort, et il en fit présent aux deux Pères.

Comme elle n’était pas propre à leurs usages, le tribunal des édifices eût ordre d’y faire les réparations nécessaires : quatre architectes y furent employés, et deux mandarins présidèrent à l’ouvrage. Peu après ayant su que les missionnaires n’avaient point de maisons sans église, il leur accorda un grand terrain vide, qui joignait leur maison ; faisant marquer en termes exprès dans son ordre, qui fut inséré dans les registres du palais, qu’il donnait cet emplacement pour bâtir une église magnifique à l’honneur du souverain Seigneur du ciel.

Non content d’avoir donné ce terrain, il fit distribuer cinquante taëls à chacun des missionnaires, afin qu’ils pussent contribuer à la construction de cet édifice : il fournit une partie des matériaux, et nomma des mandarins pour présider à l’ouvrage.

Quatre années furent employées à bâtir et à orner cette église, une des plus belles et des plus régulières qui soit dans tout l’orient. Comme elle fait triompher la religion jusque dans le palais de l’empereur, il n’est pas hors de propos d’en donner une légère idée.

On entre d’abord dans une avant-cour, large de quarante pieds sur cinquante de long : elle est entre deux corps de logis bien proportionnés ; ce sont deux grandes salles à la chinoise. L’une sert aux congrégations et aux instructions des catéchumènes : l’autre sert à recevoir les visites. On a exposé dans celle-ci les portraits du roi et des princes de France, du roi d’Espagne, etc. et on y trouve ces belles gravures recueillies dans de grands livres, qui font connaître la magnificence de la cour de France, et que les Chinois considèrent avec une extrême curiosité.

Après cette avant-cour vient un grand et large escalier, par lequel on monte dans une grande cour, qui est longue et large de plus de cent pieds, et on y entre par un beau portail. Une grande galerie découverte de dix pieds de large règne tout autour.

C’est au bout de cette cour qu’est bâtie l’église : elle a soixante-quinze pieds de longueur, trente-trois de largeur, et trente de hauteur. L’intérieur de l’église est composé de deux ordres d’architecture : chaque ordre a seize demi-colonnes couvertes d’un vernis vert : les piédestaux de l’ordre inférieur sont de marbre : ceux de l’ordre supérieur sont dorés, aussi bien que les chapiteaux, les filets de la corniche, ceux de la frise et de l’architrave. La frise paraît chargée d’ornements, qui ne sont que peints : les autres membres de tout le couronnement sont vernissés avec des teintes en dégradation selon leurs différentes saillies. L’ordre supérieur est percé de douze grandes fenêtres en forme d’arc, six de chaque côté, qui éclairent parfaitement l’église.

Le plafond est tout à fait peint : il est divisé en trois parties : le milieu représente un dôme tout ouvert d’une riche architecture : ce sont des colonnes de marbre, qui portent un rang d’arcades surmonté d’une belle balustrade. Les colonnes sont elles-mêmes enchâssées dans une autre balustrade d’un beau dessin, avec des vases de fleurs fort bien placés. On voit au-dessus le Père Éternel dans les nues sur un groupe d’anges, et tenant le globe du monde en sa main.

On a beau dire aux Chinois que tout cela est peint sur un plan uni ; ils ne peuvent se persuader que ces colonnes ne soient droites, comme elles le paraissent. Les jours sont si bien ménagés à travers les arcades et les balustrades, qu’il est aisé de s’y tromper. Cette pièce est de M. Gherardini, peintre italien, que le P. Bouvet amena avec lui à la Chine.

Aux deux côtés du Dôme sont deux ovales, dont les peintures sont très riantes. Le retable est peint de même que le plafond : les côtés du retable sont une continuation de l’architecture de l’église en perspective. C’était un plaisir de voir les Chinois s’avancer, pour visiter cette partie de l’église, qu’ils disaient être derrière l’autel : quand ils y étaient arrivés, ils s’arrêtaient, ils reculaient un peu, ils revenaient sur leurs pas, ils y appliquaient les mains, pour découvrir si véritablement il n’y avait ni élévations, ni enfoncements.

L’autel a une juste proportion, et est magnifique, quand il est paré de cette belle argenterie, et de ces somptueux ornements, dont la libéralité de Louis XIV a bien voulu l’enrichir.

A peine cette église fût-elle achevée, que les censeurs de l’empire, dont les fonctions sont à peu près semblables à celles des censeurs de l’ancienne Rome, représentèrent que l’édifice était trop exhaussé, et que c’était une infraction manifeste des lois. C’est moi qui ai tort, répondit l’empereur ; c’est par mon ordre que les Pères l’ont élevé de la sorte.

Comme les censeurs insistaient, et disaient qu’il fallait envoyer un nouvel ordre de l’abaisser : Que voulez-vous que je fasse, répartit le prince : ces étrangers me rendent tous les jours de très grands services ; je ne sais comment les récompenser ; ils refusent les emplois et les dignités ; ils ne veulent point d’argent, il n’y a que leur religion qui les intéresse ; et c’est par ce seul endroit, que je puis leur faire plaisir : qu’on ne m’en parle plus.

Ce fut le neuvième de décembre 1702 qu’on fit l’ouverture de la nouvelle église, et que le P. Grimaldi vint la bénir solennellement. Il était accompagné de plusieurs missionnaires de différentes nations. Douze catéchistes en surplis portaient la croix, les chandeliers, l’encensoir, etc. Deux prêtres avec l’étole et le surplis marchaient à côté de l’officiant : les autres missionnaires suivaient deux à deux : et ensuite venaient en foule les fidèles, que la dévotion avait attirés de toutes parts.

Après la bénédiction de l’église, tout le monde se prosterna devant l’autel ; les Pères rangés dans le sanctuaire, et tous les chrétiens dans la nef, frappèrent plusieurs fois la terre du front. La messe fut ensuite célébrée avec diacre et sous-diacre par le P. Gerbillon : un grand nombre de fidèles y communièrent : le P. Grimaldi fit à la fin de la messe un discours très touchant, et la fête se termina par le baptême d’une multitude de catéchumènes. Une quantité incroyable de personnes vinrent voir cet édifice : tous se prosternaient à plusieurs reprises devant l’autel ; et un grand nombre se firent instruire de la loi chrétienne, pour se mettre en état de l’embrasser.

Il ne pouvait y avoir de disposition plus avantageuse à la prédication de l’Évangile ; l’édit favorable qu’on venait d’obtenir, et qui donnait toute liberté aux peuples de s’y soumettre ; un grand nombre d’ouvriers évangéliques pleins de vertu et de zèle, qui étaient entrés dans l’empire ; la protection ouverte, dont l’empereur honorait constamment les missionnaires ; le temple du vrai Dieu élevé jusque dans l’enceinte même de son palais ; tout cela donnait lieu d’espérer que la semence évangélique, jetée dans un champ si fertile, allait fructifier au centuple.

Mais les contestations qui s’élevèrent entre les missionnaires, nuisirent peut-être plus à la propagation de la foi, que les persécutions précédentes : une bonne partie d’un temps si précieux, qui devait être consacré à la conversion des infidèles, fut employé par les uns, à attaquer, et par les autres, à se défendre. Je ne toucherai cet article que légèrement, et autant qu’il convient à mon sujet ; parce que le détail de tout ce qui se passa pendant vingt ans que durèrent ces disputes, demande à être traité dans une histoire complète de l’Église de la Chine.

Ces contestations roulaient sur la signification de quelques mots chinois, et sur l’esprit dans lequel se faisaient certaines cérémonies ; les uns disant qu’elles étaient d’institution purement civile, et les autres prétendant qu’elles étaient superstitieuses. Il s’agissait de savoir 1° Si par les mots Tien et Chang ti, les Chinois n’entendent que le ciel matériel, ou s’ils entendent le Seigneur du ciel. 2° Si dans ces usages et dans ces cérémonies, dont les Chinois sont fort entêtés, et qu’ils regardent comme la base de leur gouvernement politique, celles qu’ils observent à l’égard des défunts, ou à l’égard du philosophe Confucius, que les lettrés regardent comme leur maître, sont des observances religieuses, ou civiles ; des sacrifices, ou des usages politiques ?

Il y avait quelques-unes de ces cérémonies, qui ne paraissaient pas exemptes de superstition, dont il était plus aisé de se dispenser, et qui de tout temps avaient été interdites aux néophytes. Mais il y en avait d’autres qui ne paraissaient que comme une marque extérieure de respect, par laquelle on rendait aux parents après leur mort, les mêmes honneurs qu’on leur avait rendus pendant leur vie. C’est ce que pensait le père Ricci, qui est regardé comme l’apôtre de la Chine.

Ce Père, qui avait acquis une parfaite connaissance de la doctrine chinoise, par la longue étude qu’il avait faite de leurs livres, et par le commerce qu’il avait eu avec les plus habiles lettrés, jugea que la pratique de certaines cérémonies pouvait être tolérée ; parce que dans leur première institution, et dans l’intention des Chinois éclairés, desquelles il instruisait soigneusement les néophytes, elles étaient purement civiles. La plupart des jésuites et des autres missionnaires, furent de son sentiment, et s’y conformèrent dans la pratique.

Quelques Pères dominicains furent d’un sentiment contraire à celui des jésuites, des autres missionnaires, et même de leurs confrères. Le P. Moralez, de leur part ; et ensuite de l’autre part le P. Martini, jésuite, se transportèrent à Rome, pour avoir sur cela un règlement, qui rendît la conduite des missionnaires uniforme. Le premier représenta ces cérémonies comme de vrais sacrifices, et les lieux où on les pratiquait, comme de véritables temples. La réponse de la Congrégation fut conforme à l’exposé de ce dominicain. Il ne faut qu’être instruit des premiers éléments de la foi, pour connaître qu’il n’est pas permis d’ériger des temples, ni d’offrir des sacrifices à un philosophe, ou aux ancêtres. Ce doute du P. Moralez ne demandait pas qu’il fît un si long voyage pour en être éclairci.

Le second exposa, que dans ces cérémonies rien n’appartenait à la religion, ni par rapport à leur institution, ni par rapport à l’intention des nouveaux chrétiens qui les pratiquaient ; qu’il n’y avait ni sacrificateur, ni ministre de secte idolâtre ; qu’on n’y voyait que des philosophes et des étudiants, qui venaient reconnaître le docteur de la nation pour leur maître ; que l’endroit où l’on honore les défunts, est une salle, et non pas un temple ; que les Chinois n’attribuent aucune divinité, ni à Confucius, ni aux âmes des morts ; qu’ils ne leur demandent rien, et qu’ils n’espèrent rien d’eux ; et que par conséquent ce n’était pas un culte religieux, mais un culte civil qu’ils rendaient.

Sur cet exposé, la Congrégation donna un décret, qui fut approuvé par Alexandre VII et qui portait, que le retranchement de ces cérémonies politiques pouvant être un obstacle invincible à la conversion d’un grand empire infiniment jaloux de ses usages, il était de la prudence et de la charité de les tolérer.

Ce décret porté à la Chine, y rétablit la tranquillité : elle fut affermie par les conférences que les missionnaires eurent à Canton, où ils se trouvèrent presque tous réunis dans le temps de la persécution générale, qu’on les exila dans cette ville. Ils s’assemblèrent souvent ; et après avoir bien délibéré sur les articles concertés, et approfondi les raisons de part et d’autre, ils convinrent tous, qu’il était nécessaire de permettre ces cérémonies.

Il n’y eût pas jusqu’au P. Navarrete, dominicain, qui se rangea à l’avis commun, et qui en passa sa déclaration. Après quoi les provinciaux de l’ordre de saint Dominique, défendirent à leurs inférieurs, de rien insérer sur ce sujet dans leurs livres, qui fût contraire au sentiment des jésuites. Il est vrai que ce Père changea d’avis, quand il fut retourné en Europe, où il acquit apparemment de nouvelles connaissances qu’il n’avait pas eues à la Chine.

Tout devint tranquille ; et les missionnaires n’ayant plus qu’un même langage, travaillèrent de concert à établir la foi : mais ce calme ne dura que jusque vers la fin de l’année 1684 que messieurs du séminaire des missions étrangères établis à Paris, parurent à la Chine ; où, dès leur arrivée ils eurent fort à se louer des jésuites, qui employèrent plus d’une fois en leur faveur, le crédit qu’ils avaient à la cour. Dès qu’ils commencèrent à bégayer la langue chinoise, qui est, comme l’on sait, de toutes les langues la plus difficile, et la plus étendue, ils jugèrent que le P. Ricci, et les autres missionnaires jésuites, n’avaient pas bien pris le sens des livres classiques ; quoiqu’ils vissent que leurs ouvrages étaient applaudis des plus savants lettrés de la Chine, et qu’ils fussent forcés d’avouer eux-mêmes, qu’une si grande habileté dans la langue chinoise, était le fruit d’une étude très longue et très épineuse, et d’un commerce assidu avec les lettrés : c’est le témoignage qu’ils ne purent s’empêcher de rendre aussi bien que le père Navarrete, dont j’ai déjà parlé.

« Les livres composés en chinois par les pères de la compagnie », disait ce Père dans l’ouvrage même où il se déchaîne le plus contre les jésuites, « me paraissent non seulement bien, mais très bien faits ; j’en loue le travail ; j’en admire l’érudition, et j’ai pour eux une reconnaissance très sincère, de ce que, sans aucune peine de notre part, nous autres franciscains et dominicains, nous y trouvons de quoi profiter, dans les occasions où nous en avons besoin. »

Il y a apparence que ces messieurs nouvellement venus à la Chine, en profitèrent autant que ces religieux, beaucoup plus anciens qu’eux dans l’empire : aussi n’éclatèrent-ils qu’en l’année 1693. Ce fut en ce temps-là, que M. Maigrot, simple vicaire apostolique dans la province de Fo kien, fit un mandement, dans lequel il décida que ces mots Tien, et Chang ti ne signifient que le ciel matériel ; et condamna les cérémonies et les usages, que le Siège apostolique avait permis et autorisés.

Mais comme M. Maigrot vit bien que son ordonnance souffrirait de la contradiction de la part de presque tous les missionnaires ; et que d’ailleurs il l’avait publiée dans un temps où sa juridiction était fort douteuse, le pape ayant créé deux nouveaux évêques titulaires de la Chine, nommés par le roi de Portugal, et les bulles d’érection y ayant été publiées, il députa M. Charmot à Rome, qui présenta dès l’année 1696 au pape, et ensuite au mois de mars de l’année 1697 à la congrégation du S. Office, un mémoire pour la défense du mandement, auquel il joignit une requête, pour demander un nouveau règlement sur les cérémonies. Néanmoins il n’y eût de congrégation établie pour l’examen de cette affaire, qu’en l’année 1699.

Comme on avait eu soin de cacher aux jésuites ce qui se tramait contre eux, ils n’en furent informés que vers la mi-octobre de cette même année, qu’on leur communiqua l’écrit de M. Charmot. Ils témoignèrent par un mémorial, l’horreur qu’ils avaient de ce qui était énoncé dans l’exposé ; et ils ajoutèrent qu’il n’y avait point à balancer sur la condamnation des cérémonies, si l’exposé était véritable : mais c’était l’état de la question. M. Charmot avait eu le temps de s’unir à tous les ennemis déclarés ou secrets des jésuites, pour attaquer plus vivement ces Pères, et leur porter de plus rudes coups.

Ce fut alors comme une ligue générale d’un parti puissant et animé, qui mit tout en œuvre pour jeter leur compagnie dans un décri universel. On sait l’orage qui s’éleva contre elle en France en l’année mil sept cent, tandis qu’on agissait fortement à Rome. On a su par les lettres des chefs de ce parti, que leurs conseils réglaient la conduite de M. Charmot ; qu’ils l’aidaient à dresser les écrits, soit italiens ou latins, qu’il présentait au Saint Office ; qu’ils prirent même l’alarme, sur ce que les supérieurs du séminaire de Paris ne le soutenaient pas, et songeaient à le rappeler ; qu’ils employèrent leur crédit, et celui de leurs amis, auprès de madame la marquise de *** et de trois autres personnes de confiance et d’autorité, bien capables de mettre le cœur au ventre de ses supérieurs, car c’est ainsi qu’ils s’exprimaient, et de les porter à intervenir dans cette cause.

En effet en la même année 1700 parût la lettre écrite au pape, au nom du séminaire des Missions étrangères de Paris, qui contenait comme le précis de ce qu’un ministre protestant, et l’auteur du sixième tome de la Morale Pratique, ont dit de plus injurieux contre cette Compagnie. Ce fut là comme le signal de la guerre, qui lui fut déclarée. Toute l’Europe fut bientôt inondée d’un déluge d’écrits, qui faisaient voir qu’on en voulait bien moins aux cérémonies de la Chine, qu’à la personne de ces Pères : on les y traitait ouvertement de fauteurs de superstitions et d’idolâtrie, comme s’il eût été manifeste que ces cérémonies étaient mauvaises, ou qu’ils eussent été les seuls à croire qu’elles pouvaient être tolérées.

Il n’y eût pas jusqu’aux livres divins, qu’on employa à déchirer leur réputation ; et l’on vit un psaume paraphrasé en style dévot, où l’on mêlait pieusement aux saintes paroles du roi prophète, la satire la plus mordante, et les plus sanglantes invectives.

Ces Pères ne s’oublièrent point en cette occasion : ils firent face à tant d’adversaires, qui les attaquaient de toutes parts ; et ils réfutèrent leurs injures et leurs calomnies, par un grand nombre d’écrits modérés, où ils déclaraient, 1° Qu’ils ne s’intéressaient qu’aux cérémonies qui avaient été permises par Alexandre VII et que la plupart des missionnaires ont jugé devoir être tolérées, parce qu’ils n’y voyaient rien de superstitieux, et que prétendre les abolir, c’était fermer la porte de cet empire à tous les missionnaires. 2° Que leurs adversaires avaient démenti leurs écrits par leur propre conduite ; et qu’en particulier M. Maigrot avait agi autrement à la Chine, qu’il ne parlait en Europe ; que ce prélat et messieurs ses confrères avaient employé Tien et Chang ti, pour signifier le Dieu du ciel ; et que ces cérémonies qu’il traitait de superstitieuses, il les avait autorisées, en les pratiquant lui-même.

Enfin ils forcèrent M. Charmot, agent de M. Maigrot à Rome, à avouer en termes formels, que Confucius et les ancêtres ne sont point honorés comme des divinités par les lettrés de la Chine. « C’est, dit M. Charmot, imputer au révérendissime seigneur Maigrot, et à moi, des choses fausses et absurdes, pour nous insulter : jamais nous n’avons dit que Confucius et les ancêtres fussent honorés par les lettrés de la Chine comme des divinités[3].

Toutes ces disputes, qu’on semblait porter plutôt au tribunal du public, qu’à celui du Saint Siège, durèrent plusieurs années, et ne furent point apaisées ni par le décret de 1704 qui déclarait les cérémonies superstitieuses, telles qu’elles étaient exposées par messieurs des missions étrangères, et qui, sans prononcer sur la vérité de ces exposés, défendait de traiter de fauteurs d’idolâtrie, ceux qui en avaient permis l’usage ; ni par l’arrivée de M. de Tournon à la Chine, qui y avait été envoyé en qualité de patriarche des Indes, et de légat apostolique ; ni par le mandement de ce patriarche, qu’il publia à Nan king, et de l’exécution duquel des évêques et des religieux de différents ordres, interjetèrent appel au S. Siège, dans la persuasion où ils étaient, que ce mandement entraînerait la ruine entière de la religion dans ce vaste empire.

Je n’entrerai point dans le détail de tout ce qui se passa durant le séjour que ce prélat fit à la Chine. On eût d’abord beaucoup de peine à obtenir de l’empereur la permission qu’il demandait de se rendre à la capitale. Les jésuites de Peking furent refusés jusqu’à deux fois, et ce ne fut qu’après des instances réitérées, que ce prince l’accorda. Il fut admis à l’audience de Sa Majesté, et y reçut des honneurs extraordinaires.

Il n’est pas permis de douter de la droiture des intentions, ni de l’ardeur du zèle, qui animait le légat apostolique ; mais il était peu instruit des coutumes de cet empire. Il n’y a point de nations, même en Europe, les plus soumises au S. Siège, avec lesquelles il n’y ait des ménagements à garder, par rapport à leurs mœurs, et à la forme de leur gouvernement. La nation chinoise est celle qui en demande davantage, et par le mépris naturel qu’elle a pour les étrangers, et par ses usages si différents de ceux d’Europe. Messieurs des Missions étrangères, auxquels le légat avait donné toute sa confiance, auraient dû l’en informer ; et faute de l’avoir fait, il s’engagea dans des démarches, qui irritèrent l’empereur à un tel point, qu’il le fit conduire à Macao, avec ordre de l’y garder à vue, jusqu’au retour des pères Barros et Bauvolier, que ce prince avait envoyés en Europe.

C’est là qu’il fut honoré de la pourpre romaine ; mais il ne jouit pas longtemps de cet honneur. Il fut attaqué plus violemment d’une maladie, dont il avait déjà pensé mourir à Ponticheri, et ensuite à Nan king, par où il passa pour se rendre à la cour de l’empereur, et que M. Borghesi son médecin assura être le scorbut : ses douleurs, qui augmentèrent chaque jour, l’obligèrent de garder le lit, et enfin l’emportèrent le 8 juin de l’année 1710. Il mourut âgé de 41 ans, cinq mois, et dix-huit jours.

Soit qu’on ne fût pas persuadé à Rome, du danger que courait la religion à la Chine, en abolissant les cérémonies, soit que le légat eût été autorisé par des instructions secrètes, à publier son mandement, le pape parût l’approuver, en se contentant de le rapporter à son décret fait en 1704 et publié en 1708.

Les jésuites n’avaient pas plus d’intérêt dans cette affaire, que les autres missionnaires, qui étaient convaincus que tout le gouvernement de la Chine étant appuyé sur certains usages, dont plusieurs leur paraissaient exempts de superstition ; vouloir abolir ces usages, c’était irriter toute la nation, et lui rendre la religion chrétienne infiniment odieuse : mais ils parurent davantage, parce qu’étant attaqués personnellement, ils furent obligés de se défendre.

On leur fit un nouveau crime de la nécessité, où ils se trouvaient, de repousser les traits qu’on leur portait. Leurs adversaires firent passer l’apologie de leur conduite pour un défaut de soumission, et ils publièrent partout, que ces Pères, qui se vantent d’une aveugle obéissance aux décrets des papes, s’en écartent plus que les autres, lorsque ces décrets ne sont pas de leur goût.

C’est ce qui fit qu’en l’année 1711 l’assemblée des procureurs de chaque province se tenant à Rome, le Père général, à la tête de cette assemblée, présenta au pape une déclaration, par laquelle, prosterné aux pieds de Sa Sainteté, et à la face de toute l’Église, il faisait profession en son nom, et au nom de toute la compagnie, d’un service très constant, d’une soumission très respectueuse, et d’une obéissance aveugle à recevoir et à exécuter tout ce qui aura été décidé et ordonné par le même S. Siège apostolique, et en particulier les décisions sur les cérémonies chinoises, promettant de les observer à la lettre, et inviolablement sans aucune contradiction, tergiversation, ni délai ; et déclarant que c’est là le langage de toute la compagnie, que c’est là son esprit, et qu’il sera toujours tel, comme en effet il l’a été jusqu’ici. Sa Sainteté reçut cette déclaration avec une bonté singulière, et accorda au Père général la permission de la rendre publique.

Enfin en l’année 1715 le pape publia un précepte apostolique, par lequel il ordonna de se servir, pour exprimer le vrai Dieu, du mot Tien tchu, qui veut dire le Seigneur du Ciel, lequel était depuis longtemps en usage parmi les missionnaires ; et ensuite il prescrivit la conduite qu’ils devaient tenir à l’égard des cérémonies, celles qu’il fallait défendre aux chrétiens, et celles qu’on pouvait permettre, si elles étaient renfermées dans les bornes des cérémonies civiles et politiques ; et pour savoir quelles étaient ces cérémonies permises, et avec quelle précaution elles pouvaient être tolérées, il voulait qu’on s’en rapportât au jugement tant du commissaire et visiteur général du S. Siège, qui serait pour lors dans la Chine, ou de celui qui tiendrait sa place, que des évêques et des vicaires apostoliques de ce pays-là.

Le précepte apostolique fut envoyé à M. l’évêque de Peking, pour être communiqué à tous les missionnaires ; ce qui fut exécuté en l’année 1716 ; mais comme il restait toujours du doute, et que les avis étaient différents, les uns croyant permis par Sa Sainteté ce que d’autres croyaient être défendu, ils s’adressèrent aux évêques et aux vicaires apostoliques, ainsi que portait le précepte, afin qu’ils déterminassent en détail ce qu’il fallait ou permettre, ou défendre, et qu’il y eût uniformité de conduite.

Ceux-ci n’osèrent décider, de crainte ou que l’excommunication ne fût encourue, s’ils usaient de trop d’indulgence ; ou que la mission ne fût absolument détruite, s’ils prononçaient avec trop de rigueur. Ils se déterminèrent à attendre les instructions qu’on espérait encore de la part du S. Père, afin d’agir plus surement selon ses intentions.

Cependant les doutes et les difficultés des missionnaires furent envoyés à Rome ; et Sa Sainteté après les avoir examinés, prit la résolution de faire partir pour la Chine un nouveau légat apostolique, en le chargeant d’une instruction qui contenait les adoucissements et les permissions, qu’elle accordait aux chrétiens, par rapport aux usages de leur pays ; et les précautions qu’on devait prendre, afin que dans ces usages, il ne se glissât rien de contraire à la pureté et à la sainteté de notre religion.

Le choix du S. Père tomba sur M. Charles Ambroise Mezzabarba, qu’il fit patriarche d’Alexandrie, et qui arriva à la Chine en l’année 1720. Il serait trop long de décrire ce qui se passa durant sa légation, qui fut prudente et mesurée. Je dirai seulement qu’elle fut d’abord un peu traversée. Dès que monseigneur le légat fut arrivé à Canton, on ne manqua pas d’en informer l’empereur. Le P. Laureati, jésuite, agit si fortement auprès du Tsong tou, en lui représentant que Son Excellence n’avait que des choses agréables à dire à l’empereur, et des présents à lui faire de la part du pape, qu’il le fit partir pour Peking, sans en avoir reçu l’ordre de Sa Majesté.

Mais ce mandarin fut comme frappé d’un coup de foudre, lorsqu’après le départ du légat, il reçut un ordre de l’empereur, qui lui prescrivait de ne point permettre à Son Excellence d’aller à la cour, qu’elle n’eût déclaré le véritable motif de sa légation. Sa Majesté ayant appris qu’on l’avait laissé partir sans attendre sa réponse, donna ordre d’arrêter Son Excellence à quelques lieues de Peking, sans lui permettre d’aller plus avant.

Cet ordre fut donné à quatre mandarins, qu’elle envoya au-devant de M. le légat, et qui le joignirent en un lieu nommé Teou li ho. Ces mandarins ayant exécuté les ordres de l’empereur, Son Excellence leur répondit, que le pape l’envoyait pour s’informer de la santé de Sa Majesté, pour la remercier de la protection dont elle honorait les missionnaires, et pour la prier de lui accorder deux grandes faveurs : la première, de lui permettre de demeurer à la Chine en qualité de supérieur des missionnaires ; et la seconde, de permettre aux Chinois chrétiens, de se conformer aux décisions du pape sur les cérémonies de l’empire.

Cette réponse du légat ayant été portée à l’empereur, il fit dire à M. le légat, que les décrets du pape étant incompatibles avec les usages de son empire, la religion chrétienne n’y pouvait plus subsister ; qu’ainsi il eût à retourner sur ses pas, à se rendre incessamment à Canton avec ses présents, et à emmener avec lui tous les missionnaires, à la réserve de ceux, qui, à cause de leur âge et de leurs infirmités, n’étaient plus en état d’entreprendre un si long voyage ; qu’il permettait à ceux-ci de vivre à la Chine selon leurs coutumes ; mais qu’il ne leur laisserait jamais la liberté de publier leur loi, et de troubler son empire.

Cet ordre consterna M. le légat : il eût recours aux larmes et aux prières. « Infortuné que je suis, s’écria-t-il, je serai venu de neuf mille lieues par ordre du Souverain Pontife, et je n’aurai pas l’honneur de voir Sa Majesté, ni de faire passer jusqu’à elle le bref du pape ? »

Sur cela il pria les mandarins de porter ce bref à Sa Majesté, de l’engager à y jeter les yeux, et il leur donna en même temps un autre papier, qui contenait les permissions que le pape accordait, et qui adoucissaient la rigueur de ses décrets. « J’espère, ajouta-t-il, que ces deux pièces apaiseront l’esprit de Sa Majesté. Je suis légat du pape, il ne m’est pas permis de passer les ordres qu’il m’a confiés : ce que je puis dire, c’est que je me conformerai en tout ce que je pourrai, aux intentions de Sa Majesté, et que je permettrai tout ce que je pourrai permettre. Si mes pouvoirs ne sont pas suffisants, j’aurai soin d’en informer Sa Sainteté, et de lui rendre un compte fidèle de toutes choses. »

Le même jour l’empereur fut informé de la réponse de M. le légat, et lui permit enfin de se rendre à Peking, où il le reçut avec distinction : il le combla d’honneurs dans plusieurs audiences qu’il lui donna.

Sans entrer dans le détail de ce qui se passa dans ces audiences, il parut enfin que l’empereur n’était pas satisfait. Il dit à M. le légat, qu’il ne l’admettrait plus désormais en sa présence, et qu’il lui donnerait ses ordres par écrit ; de plus, qu’il allait tirer des archives du palais les actes, et tout ce qui s’est passé entre les légats du pape et lui sur les rits chinois, depuis To lo, c’est-à-dire, monseigneur le cardinal de Tournon, jusqu’au jour présent ; qu’il en ferait composer un manifeste en trois langues, pour être envoyé dans tous les royaumes du monde, et que l’ambassadeur moscovite, qui était actuellement à sa cour, le répandrait, comme il le lui avait promis, dans toute l’Europe. « Je ne veux, pas juger moi-même ce différend, ajouta l’empereur, je veux m’en rapporter au jugement que les Européens en porteront. »

Ensuite l’eunuque de la présence jetant les yeux sur le mandarin Li ping tchong, et sur le P. Joseph Pereyra, jésuite, interprète de Son Excellence, leur dit de la part de l’empereur, que l’un et l’autre méritaient la mort, pour avoir trompé Sa Majesté, et lui avoir rapporté que monseigneur le légat n’avait rien que d’agréable à lui dire.

Ces ordres jetèrent M. le légat et tous les missionnaires dans un abattement et dans une consternation qui ne se peuvent exprimer : ils ne savaient quel parti prendre. Enfin il se détermina à envoyer un placet à l’empereur, par lequel il suppliait Sa Majesté de pardonner aux Européens, et de suspendre la publication de son manifeste, jusqu’à ce qu’il eût rendu au pape un compte exact de tout ce que Sa Majesté lui avait dit, ou lui avait fait dire par les mandarins ; sur quoi l’empereur fit dresser un écrit, qui contenait en abrégé tout ce que Sa Majesté avait fait depuis l’arrivée de M. le légat, et surtout les ordres qu’elle avait portés.

Tous les Européens furent assemblés, pour en faire une traduction latine, et attester qu’elle était fidèle. On nomma deux personnes de la suite de Son Excellence pour porter cet écrit à Rome. Quelques jours après M. le légat crut qu’il était plus à propos qu’il y allât en personne, parce qu’il y avait à craindre qu’on ne crût pas ses députés, au lieu qu’infailliblement on ajouterait foi à ce qu’il dirait : sa proposition plût fort à l’empereur, qui l’approuva, et consentit qu’il partît. Le jour du départ fut déterminé : Sa Majesté lui donna son audience de congé de la manière la plus gracieuse, en lui prenant la main à la manière tartare, et ajoutant à plusieurs autres marques d’amitié ces paroles : « Allez le plus promptement que vous pourrez, je vous attends au plus tard dans trois ans, etc. »

Son Excellence répondit qu’elle allait partir incessamment ; qu’elle laisserait les choses dans l’état où elles étaient, et que le plus tôt qu’il lui serait possible, elle reviendrait à la Chine, et aurait l’honneur de se présenter devant Sa Majesté.

Cette promesse de M. le légat ayant un peu apaisé l’empereur, il prit congé de Sa Majesté, et il fut conduit à Canton, où il ne demeura que quatre ou cinq jours, et de là à Macao, avec tous les honneurs dûs à sa personne et à sa dignité. Il ne s’embarqua néanmoins qu’au commencement de l’année 1712. Mais avant son départ il fit une ordonnance, qui servit d’instruction à tous les missionnaires, et par laquelle, sans rien changer aux décrets précédents, dont il recommandait l’exacte observance, il prescrivait en détail les cérémonies et les usages qui pourraient se permettre ; il y ajoutait quelques interprétations propres à éclaircir les doutes, et les précautions qui devaient se garder, pour en éloigner tout ce qui serait capable de blesser la pureté de la religion ; avec défense, sous peine d’excommunication, de traduire en langue chinoise ou tartare la dite ordonnance, et d’en faire part à d’autres qu’aux missionnaires.

M. le légat revint heureusement en Europe. Dans la suite la mort de l’empereur de la Chine le dispensa de ce long et pénible voyage. Les missionnaires, que ce grand prince avait constamment protégés, furent infiniment touchés de cette perte. Les peuples qu’il avait gouvernés si longtemps avec tant de sagesse et de modération, le pleurèrent comme leur père ; et ce fut un deuil universel dans tout l’empire.

Aussi est-il vrai de dire que ce prince possédait souverainement l’art de régner, et qu’il réunissait en lui toutes les qualités qui font l’honnête homme, et le grand monarque. Son port, sa taille, les traits de son visage, certain air de majesté, tempéré de bonté et de douceur, inspiraient d’abord l’amour et le respect pour sa personne, et annonçaient dès la première vue le maître d’un des plus grands empires de l’univers.

Les qualités de son âme le rendaient beaucoup plus respectable. Il avait un génie vaste, élevé, et d’une pénétration que le déguisement ou la dissimulation ne purent jamais surprendre ; une mémoire heureuse et fidèle ; une fermeté d’âme à l’épreuve des évènements : un sens droit, et un jugement solide, qui, dans les affaires douteuses, le fixa toujours au parti le plus sage. Toujours égal et maître de lui-même, il ne donna jamais à entrevoir ses vues ni ses desseins, et il eût l’art de se rendre impénétrable aux yeux les plus perçants. Capable de former de grandes entreprises, il ne fut pas moins habile à les conduire et à les terminer.

Loin de se reposer sur des favoris, ou sur des ministres du gouvernement de ses vastes États, il prenait connaissance de tout, et réglait tout par lui-même.

Avec cette autorité suprême et absolue, qu’il exerçait sur des peuples soumis, et presqu’idolâtres de leur prince, il ne perdit point de vue l’équité et la justice, n’usant de son autorité que dépendamment des lois ; et dans la distribution des emplois et des dignités, n’ayant presque jamais d’égard qu’à la probité et au mérite.

Tendre envers ses sujets, on le vit souvent dans des calamités publiques, compatir à leur misère, en se privant de tout divertissement, en remettant à des provinces entières le tribut annuel, qui montait quelquefois à trente ou quarante millions, en ouvrant les greniers publics, et fournissant libéralement aux besoins d’un grand peuple affligé. Il se regarda toujours comme le père de son peuple ; et cette idée qu’il se forma presqu’aussitôt qu’il monta sur le trône, le rendit affable et populaire : c’est ce qu’on remarquait, surtout lorsqu’il faisait la visite des provinces : les Grands de sa cour étaient surpris de voir avec quelle bonté il permettait à la plus vile populace de l’approcher, et de lui porter ses plaintes.

Quoique la puissance et les richesses d’un empereur de la Chine soient presque immenses, il était frugal dans ses repas, et éloigné de tout luxe pour sa personne : mais aussi il devenait magnifique dans les dépenses de l’État, et libéral jusqu’à la prodigalité, lorsqu’il s’agissait de l’utilité publique, et des besoins de l’empire.

La mollesse, qui règne dans les cours des princes asiatiques, ne fut jamais de son goût. Loin des délices de son palais, il passait certain temps de l’année dans les montagnes de Tartarie : là, presque toujours à cheval, il s’exerçait dans ces longues et pénibles chasses, qui endurcissent à la fatigue, sans néanmoins rien relâcher de son application ordinaire aux affaires de l’État, tenant ses conseils sous une tente, et dérobant jusqu’à son sommeil, le temps nécessaire pour écouter ses ministres, et donner ses ordres.

Partagé entre tant de soins différents, il trouva encore le loisir de cultiver les sciences et les beaux arts : on peut dire même que ce fut sa passion favorite ; et il est vraisemblable qu’il s’y appliqua autant par politique que par goût, ayant à gouverner une nation, où ce n’est que par les lettres qu’on parvient aux honneurs et aux emplois.

Quelque habile qu’il fût dans tous les genres de littérature chinoise, il n’eut pas plutôt connaissance de nos sciences et de nos arts d’Europe, qu’il voulut les étudier et les approfondir : la géométrie, la physique, l’astronomie, la médecine, l’anatomie, furent successivement l’objet de son application et la matière de ses études.

Ce fut cet amour des sciences, qui donna aux missionnaires ce libre accès auprès de sa personne, lequel ne s’accorde ni aux Grands de l’empire, ni même aux princes de son sang. Dans ces fréquents entretiens, où ce grand prince semblait oublier la majesté du trône, pour se familiariser avec les missionnaires, le discours tomba souvent sur les vérités du christianisme. Instruit de notre sainte religion, il l’estima, il en goûta la morale et les maximes, il en fit souvent des éloges en présence de toute sa cour, il en protégea les ministres par un édit public, il en permit le libre exercice dans son empire, il donna même quelque lueur d’espérance qu’il pourrait l’embrasser.

Heureux, si son cœur eût été aussi docile que son esprit fut éclairé ; et s’il eût su rompre les liens formés depuis longtemps, ou par la politique, ou par les passions, qui l’ont retenu jusqu’à sa mort dans l’infidélité.

Elle arriva le 20 décembre de l’année 1722. Il était allé au parc de Haï tse, accompagné de ses Tartares, pour y prendre le divertissement de la chasse du tigre. Le froid le saisit, et se sentant frappé, il ordonna tout à coup qu’on retournât à Tchang tchun yuen[4]. Un tel ordre, auquel on ne devait pas s’attendre, étonna d’abord toute sa suite : mais on apprit bientôt le sujet d’un retour si subit. Son sang s’était coagulé, et quelques remèdes qu’on lui donnât, on ne pût le soulager. Il se vit mourir ; et le jour même qu’il mourut, en présence de Long co to son proche parent, et gouverneur de Peking, il fit approcher de son lit tous les enfants qui étaient dans l’antichambre, et leur déclara qu’il nommait son quatrième fils pour lui succéder à l’empire. Il expira sur les huit heures du soir à l’âge de soixante-neuf ans, et la même nuit son corps fut transporté à Peking.

Le lendemain à cinq heures du matin le nouvel empereur s’assit sur le trône, et prit le nom de Yong tching : il fut reconnu de tous les princes, de tous les Grands, et des mandarins qui composent les tribunaux. On donna à chaque Européen une pièce de toile blanche pour porter le deuil, et ils eurent permission de venir frapper de la tête contre terre devant le corps avec les princes du sang et les grands seigneurs de l’empire.

Yong tching ne fut pas plus tôt sur le trône, qu’il reçut des requêtes d’un grand nombre de lettrés, qui se déchaînaient contre les prédicateurs de l’Évangile, en les accusant d’anéantir les lois fondamentales de l’empire, et d’en troubler la paix et la tranquillité.

Ces requêtes, jointes à la prévention où était ce prince, que le feu empereur son père avait beaucoup perdu de sa réputation, par la condescendance qu’il avait eue, de permettre aux Européens de s’établir dans toutes les provinces, l’indisposèrent à un tel point contre le christianisme, qu’il n’attendait qu’une occasion pour le proscrire de ses États. Elle se présenta bientôt.

Ce fut dans la province de Fu kien, que s’élevèrent les premières étincelles, qui allumèrent le feu d’une persécution générale. La chrétienté de Fou ngan hien, ville du troisième ordre de cette province, était gouvernée par deux RR. PP. dominicains espagnols, venus depuis peu des Philippines. Un bachelier chrétien mécontent de l’un des missionnaires, renonça à la foi : il s’associa plusieurs autres bacheliers, et ils allèrent ensemble présenter une requête au mandarin du lieu, qui contenait plusieurs accusations.

Les principales étaient, que des Européens qui se tenaient cachés, élevaient des temples aux frais de leurs disciples ; que les hommes et les femmes s’y assemblaient pêle-mêle, qu’on destinait dès le bas âge de jeunes filles à garder la virginité ; que dans la secte qu’ils répandaient, (car c’est le nom qu’ils donnaient à la religion chrétienne) on ne rend point d’honneur aux défunts ; on ne pense plus ni à son père, ni à sa mère après leur mort ; on oublie jusqu’à l’origine de sa famille ; on est comme une eau sans source, et un arbre sans racine ; enfin, qu’on veut métamorphoser les Chinois en Européens.

Ces plaintes étant rapportées au tsong tou, il donna plusieurs ordres aux mandarins du lieu, et dressa contre les Européens et la religion, un mémorial qu’il envoya à l’empereur ; ensuite de quoi il publia divers édits dans les différentes villes, qui proscrivirent la loi chrétienne. Il en fit encore un de concert avec le viceroi, qui défendait à tous les peuples de la province de la suivre, et qui ordonnait de conduire sous bonne garde, les Européens à Macao, et de changer leurs églises en écoles publiques, ou en salles pour les lettrés, ou bien en salles des ancêtres.

Non contents d’avoir proscrit la religion chrétienne dans leur province, ils adressèrent une requête à l’empereur, dans laquelle, après avoir rendu compte de leur conduite, et représenté dans les termes les plus forts, le danger qu’il y avait de permettre cette loi étrangère que prêchaient les Européens, ils suppliaient Sa Majesté, par le zèle qu’elle avait pour le bien du peuple, et le repos de l’empire, de faire sortir tous les Européens des provinces, et d’ordonner, ou qu’ils soient conduits à la cour, ou qu’ils soient envoyés à Macao, et que leurs temples soient employés à d’autres usages.

L’empereur envoya aussitôt cette requête au tribunal des rits ; et sa décision fut, que les Européens qui sont à la cour, y sont utiles pour le calendrier, et y rendent d’autres services ; mais que ceux qui sont dans les provinces, ne sont de nulle utilité ; qu’au contraire ils élèvent des églises, et attirent à leur loi le peuple ignorant, les hommes et les femmes, etc. que, conformément à ce que le tsong tou de Fo kien propose, il faut laisser à la cour ceux qui y sont utiles, et faire conduire les autres à Macao. L’empereur reçut cette délibération du tribunal le 10 de janvier, et dès le lendemain il écrivit avec le pinceau rouge, la sentence suivante.

« Qu’il soit fait ainsi qu’il a été déterminé par le tribunal des rits : les Européens sont des étrangers ; il y a bien des années qu’ils demeurent dans les provinces de l’empire : maintenant il faut s’en tenir à ce que propose le tsong tou de Fo kien. Mais comme il est à craindre que le peuple ne leur fasse quelque insulte, j’ordonne aux tsong tou et aux vicerois des provinces, de leur accorder une demi-année, ou quelques mois ; et pour les conduire ou à la cour, ou à Macao, de leur donner un mandarin qui les accompagne dans les provinces, qui prenne soin d’eux, et qui les garantisse de toute insulte. Qu’on observe cet ordre avec respect. »

Il n’y a point de mouvements que le Père Parrenin, et les autres missionnaires ne se soient donnés, soit auprès des amis qu’ils avaient au tribunal des rits, soit auprès des princes qui les protégeaient, et qui avaient plus de crédit sur l’esprit de l’empereur, pour détourner un coup si fatal à la religion : tout l’adoucissement qu’ils purent obtenir, c’est que le lieu de l’exil fût changé ; et qu’au lieu de les conduire à Macao, on leur permît de demeurer à Canton ; encore ne leur accorda-t-on cette grâce, qu’à condition qu’ils ne donneraient aucun sujet de plainte.

Les gazettes publiques annoncèrent bientôt la sentence que l’empereur venait de porter contre la loi chrétienne ; et quoiqu’elle n’ait été envoyée dans les provinces que le 17 de février, plusieurs mandarins se hâtèrent de l’exécuter.

Tous les missionnaires sans distinction furent chassés de leurs églises, et conduits à Peking, ou à Canton ; encore l’empereur déclara-t-il dans un livre qu’il avait composé pour l’instruction de ses sujets, qu’il n’en tolérait quelques-uns à la cour, qu’à cause de l’utilité que l’empire reçoit de leur habileté dans les arts et les sciences.

Plus de trois cents églises furent ou détruites, ou converties en usages profanes, ou devinrent des temples du démon, les idoles ayant été substituées à la place du vrai Dieu. Plus de trois cent mille chrétiens se virent destitués de pasteurs, et livrés à la rage des infidèles. Enfin les travaux et les sueurs de tant d’hommes apostoliques se trouvèrent presque anéantis, sans qu’on vît aucune lueur d’espérance, qui présentât le moindre adoucissement à tant de maux.

Tel est le triste état d’une mission, qui était auparavant si florissante. On a pris des mesures, pour ne laisser pas tout à fait sans secours spirituel, une chrétienté si nombreuse. Trois jésuites chinois, prêtres, à qui il est plus aisé de se cacher, parcourent les chrétientés des provinces, et s’emploient avec zèle au salut de leurs compatriotes. Les missionnaires de la Propagande ont aussi quelques prêtres chinois occupés aux mêmes fonctions. Mais qu’est-ce que ce petit nombre d’ouvriers évangéliques dans un si vaste empire ?

Pour suppléer à ce défaut, on envoie chaque année dans les provinces des catéchistes habiles et bien choisis, qui se répandent dans les diverses chrétientés, qui y raniment la foi des néophytes, qui leur fournissent des calendriers, des livres, et des images de piété ; qui examinent si les catéchistes particuliers remplissent leurs obligations, et qui se présentent même aux mandarins, et leur offrent des présents, pour gagner leur amitié et leur protection. C’est tout ce qu’on peut faire, pour maintenir la foi dans l’âme de tant de nouveaux fidèles, jusqu’à ce qu’il plaise au Seigneur de changer le cœur d’un prince qui paraît si aliéné des ministres du vrai Dieu.


  1. Les soldats tartares sont tous compris sous huit bannières de différentes couleurs.
  2. Tribunal des Rits.
  3. Res faltas et absurdas mihi ac Reverendissimo Domino Maigrot affingunt, ut nobis insultent. Nusquam diximus Confucium a Sinis Litteratis ut Deum, Majores ut Numina coli.
  4. Maison de plaisance de l'empereur à deux lieues de Peking.