Description de la Chine (La Haye)/De la philosophie morale des Chinois

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Scheuerlee (3p. 155-158).


DE LA
PHILOSOPHIE MORALE


DES CHINOIS.


Les philosophes de la Chine réduisent toute leur morale à cinq principaux devoirs ; aux devoirs des pères et des enfants ; du prince et des sujets ; du mari et de la femme ; du frère aîné et des cadets ; et enfin des amis entre eux. Presque tous leurs livres ne traitent que de l’obéissance des enfants envers leurs parents, et des disciples à l’égard de leurs maîtres ; de la fidélité des sujets envers le prince et de la conduite que le prince doit tenir avec ses sujets ; de la déférence que la femme doit avoir pour son mari ; de la tendresse qui doit régner parmi les frères ; et de l’attachement réciproque et inviolable des amis.

C’est sur le respect qu’on doit aux parents et aux maîtres, que les Chinois ont principalement établi les fondements de leur morale et de leur politique. Ils sont persuadés que, si les enfants conservent cet esprit de respect, de soumission, et d’obéissance qu’ils doivent à ceux qui leur ont donné la vie ; et que si les peuples regardent les souverains comme leurs pères, toute la Chine ne fera qu’une famille bien réglée, où toutes les parties de l’État s’entretiendront dans une paix et dans une union inaltérable.

C’est dans cet esprit, qu’ils solennisent tous les ans avec tant de cérémonies, le jour de la naissance de l’empereur, des vice-rois, des gouverneurs dans chaque province, et des parents dans chaque famille. Ni l’âge avancé, ni le haut rang où l’on serait élevé, ni les mauvais traitements qu’on aurait reçus, ne dispensent point un fils du respect, de la complaisance, et de l’amour qu’il doit à ses parents.

Ce sentiment de la nature est porté par les Chinois au plus haut point de la perfection ; et les lois donnent aux pères un pouvoir absolu sur leurs familles ; ils ont même le droit de vendre leurs enfants à des étrangers, s’ils sont mécontents de leur conduite. Un père qui accuse son fils devant le mandarin de quelque manquement à son égard, n’a pas besoin d’apporter des preuves ; le fils dès là est coupable, et le père a toujours raison. Qui peut mieux le connaître, disent-ils, que celui qui l’a élevé depuis l’âge le plus tendre ?

Il n’en est pas de même du fils ; il serait regardé comme un monstre, s’il s’avisait de se plaindre de son père, et il y a même une loi qui défend aux magistrats d’écouter l’accusation du fils contre le père. Que si sa requête était signée du grand-père, alors elle serait admise ; mais s’il y avait quelque article faux, le fils court risque de la vie. C’est au fils d’obéir, dit-on, et de prendre patience : de qui souffrira-t-il, s’il ne souffre de son père ?

Que si un enfant (ce qui n’arrive presque jamais) s’emporte jusqu’à dire des injures à son père ; ou même si transporté de fureur il vient à le frapper, ou à lui ôter la vie, un pareil crime met toute la province en alarme : on punit ses proches, et on dépose souvent les mandarins, dans la persuasion où l’on est, que ce malheureux enfant n’a pu se rendre coupable d’un si horrible attentat, que par degrés ; et qu’on aurait prévenu ce scandale, si ceux qui devaient veiller à sa conduite, eussent puni d’abord les premières fautes échappées à un si mauvais naturel. Le plus cruel supplice n’est pas capable d’expier un si grand crime : on le condamne à être coupé en mille pièces : on détruit sa maison ; et l’on dresse un monument, qui inspire de l’horreur d’une action si exécrable. Cette vénération pour les parents, ne finit point avec leur vie ; elle doit se continuer après leur mort : on n’épargne aucune dépense pour leurs obsèques : on renferme leurs corps dans des cercueils d’un bois précieux ; on conserve en quelques provinces leurs tableaux dans la maison, et en la plupart des autres, leurs tablettes ; on va pleurer régulièrement sur leurs tombeaux ; on se prosterne devant leurs corps ; on leur offre des viandes, comme s’ils étaient encore en vie, pour marquer que tous les biens de la famille leur appartiennent, et qu’on voudrait qu’ils fussent en état d’en jouir ; on honore leurs tableaux, ou leurs tablettes, par des offrandes, comme s’ils étaient encore présents ; enfin l’on doit toujours conserver leur mémoire, et donner souvent des témoignages publics de son souvenir, en leur rendant les mêmes honneurs qu’on leur rendait pendant leur vie, suivant cette grande maxime chinoise Se se ju se seng. Honorez les morts, comme vous les honoreriez s’ils étaient encore vivants.

Le deuil doit durer trois ans ; et durant tout ce temps-là on doit ne s’occuper que de sa juste douleur : quelque charge que l’on exerce, il faut l’abandonner, et vivre dans la retraite, à moins que l’empereur, pour des raisons qui intéressent le bien public, ne les dispense de cette loi, en les retirant de leur retraite, et leur ordonnant de garder le deuil, en faisant l’exercice de leur charge. Les empereurs mêmes sont assujettis à un devoir de piété si indispensable ; et ils sont obligés de donner aux peuples l’exemple de la soumission respectueuse qu’on doit aux parents.

L’esprit d’obéissance et de soumission, dans lequel les Chinois sont élevés dès l’enfance, influe extrêmement dans le gouvernement politique, et accoutume de bonne heure les peuples à avoir pour ceux qui les gouvernent, la plus profonde vénération ; ce respect croît à proportion de leur dignité. Les mandarins prennent le titre de pères du peuple ; et c’est principalement sous cette qualité que le peuple les révère. Quand ils rendent la justice, il ne leur parle qu’à genoux. S’ils paraissent en public, c’est avec un train et un cortège, qui inspire le respect ; ils sont portés dans une chaise magnifique et découverte, si c’est l’été, et couverte pendant l’hiver. Tous les officiers de leurs tribunaux les précèdent, tenant en main les marques de leur dignité : le peuple s’arrête, et se range modestement des deux côtés de la rue, les yeux baissés, et les bras étendus sur les côtés, jusqu’à ce qu’ils soient passés.

Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs, des honneurs qu’on leur rend, et des cérémonies qu’on observe pour leur rendre ces honneurs : je dirai seulement que la facilité avec laquelle le peuple chinois se laisse gouverner, que la paix qui règne dans les familles, que le bon ordre et la tranquillité qu’on voit dans les villes, ont pour principe ce grand respect filial, et cette vénération profonde qu’ils ont pour les mandarins.

Les autres points de leur morale, qu’ils regardent comme la source d’un gouvernement tranquille, et qu’on inculque continuellement aux peuples, sont la déférence qu’une femme doit avoir pour son mari ; la subordination qui doit se garder par rapport à l’âge, à la qualité, et au mérite ; la modestie, la civilité, et la politesse, qui doit régner dans le commerce de la vie.

Ces règles de bienséance dans les gestes et dans les paroles, dont leurs livres sont pleins, ont introduit dans l’air et les manières chinoises, une discrétion, une complaisance, et je ne sais quelle circonspection qui leur fait rendre à chacun les devoirs qu’il a droit d’exiger, et qui les porte à se prévenir les uns les autres, et à dissimuler, ou même à étouffer un ressentiment.

Rien, selon eux, n’est plus propre à adoucir les esprits, et à les humaniser : au lieu qu’une férocité naturelle, qu’on trouve en certaines nations, et qui est fomentée par une éducation grossière, rend les esprits intraitables, les dispose à la révolte, et jette le trouble et la confusion dans les États.

Ce n’est pas seulement parmi les personnes de distinction que règnent ces manières douces et honnêtes, on les remarque encore dans toutes sortes d’états : les artisans, les domestiques, les paysans mêmes se traitent avec civilité, se faisant des compliments, se mettant à genoux les uns devant les autres, lorsqu’ils se disent adieu, et n’omettant rien des usages que prescrit la politesse chinoise.

Ces principes de la morale des Chinois, sont presque aussi anciens que leur monarchie : ils ont été enseignés par leurs premiers sages, dans leur livres si respectés de tout l’empire : j’en ai donné le précis, et l’on y a pu voir les maximes qu’ils établissent sur ces différents devoirs.

On me demandera peut-être, si, depuis tant de siècles, les Chinois ne se sont point démentis de l’ancienne doctrine ; et si les philosophes modernes sont d’accord avec les premiers philosophes de la nation. J’ai de quoi satisfaire à cette question par deux ouvrages de morale d’auteurs chinois, qui feront voir que dans tous les temps ils ont réglé leurs mœurs et leurs actions selon les mêmes principes. L’un qui est plus ancien, et qui a été traduit par le P. Hervieu, est intitulé : Recueil de Maximes, de Réflexions, et d’Exemples en matière de mœurs. L’autre a été composé tout récemment par un auteur qui s’est acquis une grande réputation. C’est le Père Dentrecolles qui l’a traduit du chinois.

Si ce philosophe paraît sincère, sans chercher à déguiser ou à dissimuler les défauts présents de ses compatriotes, il donne assez à entendre, que parmi les peuples dont il reprend les vices, il y en a beaucoup qui pratiquent la vertu, selon l’idée qu’il s’en est formée. Son ouvrage est lu, et extrêmement approuvé des Chinois ; ce qui marque encore que ses pensées ne lui sont pas particulières, et qu’elles sont du goût de la nation.

On verra par cet écrit, que les sages de la Chine sont populaires dans leur morale, et qu’ils cherchent moins à augmenter le nombre de leurs disciples, qu’à réformer les mœurs : s’ils ne font point briller leur esprit, comme ont fait les sages de la Grèce et de Rome, on s’aperçoit aisément qu’ils cherchent à s’accommoder à la portée du peuple : et d’ailleurs il est vrai de dire, qu’il n’est pas aisé de rendre dans une traduction, les beautés qu’on aperçoit dans l’original, dont le style est vif, concis, et énergique.