Description de la Chine (La Haye)/De l’ancienneté et de l’étendue de la monarchie chinoise

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Scheuerleer (2p. 1-10).



DESCRIPTION
DE LA CHINE
ET
DE LA TARTARIE CHINOISE.





De l’ancienneté et de l’étendue de la monarchie chinoise


La Chine a cet avantage sur toutes les autres nations du monde, que durant plus de 4.000 ans elle a été gouvernée presque toujours par les princes naturels du pays, avec la même forme d’habit, de mœurs, de lois, de coutumes et de manières, sans avoir jamais rien changé à ce que ses anciens législateurs avaient sagement établi dès la naissance de l’empire.

Comme ses habitants trouvent chez eux tout ce qui est nécessaire aux commodités et aux délices de la vie, ils ont cru se suffire à eux-mêmes, et ont affecté de n’avoir aucun commerce avec le reste des hommes. L’ignorance dans laquelle ils ont vécu des pays éloignés les a entretenus dans la persuasion ridicule, qu’ils étaient les maîtres du monde, qu’ils en occupaient la plus considérable partie, et que tout ce qui n’était pas la Chine, n’était habité que par des nations barbares. Cet éloignement de tout commerce avec les étrangers, joint au génie ferme et solide de ces peuples, n’a pas peu contribué à conserver parmi eux cette constante uniformité de leurs usages.


Deux opinions sur l’origine de la Chine

Il y a parmi les savants de la Chine deux opinions sur l’origine et le commencement de leur empire ; car ils ne s’arrêtent pas aux rêveries d’un peuple ignorant et crédule, qui sur la foi de quelques livres apocryphes et fabuleux, cherchent la source de leur monarchie dans des siècles imaginaires, qui précèdent la création du monde. Les historiens les plus célèbres distinguent dans la chronologie chinoise, ce qui est manifestement fabuleux, ce qui est douteux et incertain, et ce qui est sûr et indubitable. Ainsi ne voulant s’attacher qu’à ce qui leur paraît avoir quelque fondement de vérité, ils marquent d’abord comme une chose sûre, qu’on ne doit faire nulle attention aux temps qui ont précédé Fo hi, lesquels sont incertains, c’est-à-dire, qu’on ne peut les ranger suivant une exacte et vraie chronologie, et que ce qui précède Fo hi, doit passer pour mythologique.


Fo Hi fondateur de la monarchie Chinoise.

Ces auteurs regardent donc Fo hi comme le fondateur de leur monarchie, lequel environ 200 ans après le déluge, suivant la version des Septante, régna d’abord vers les confins de la province de Chen si, ensuite dans la province de Ho nan, qui est située presque au milieu de l’empire, après quoi il défricha toutes les terres qui s’étendent jusqu’à la mer orientale.

C’est là le sentiment de presque tous les lettrés, et cette chronologie fondée sur une tradition constante, et établie dans leurs plus anciennes histoires, qui n’ont pu être altérées par les étrangers, est regardée de la plupart des savants comme incontestable.

D’autres auteurs chinois ne font remonter leur monarchie qu’au règne d’Yao, qui selon l’opinion des premiers, n’est que leur cinquième empereur ; mais si quelqu’un s’avisait de la borner à des temps postérieurs, non seulement il se rendrait ridicule, mais il s’exposerait encore à être châtié sévèrement, et même à être puni de mort. Il suffirait aux missionnaires de donner un simple soupçon en cette matière dont ensuite on eût connaissance, pour les faire chasser de l’empire.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la Chine a été peuplée plus de 2155 ans avant la naissance de Jésus-Christ, et c’est ce qui se démontre par une éclipse de soleil arrivée cette année-là, comme on le peut voir par les observations astronomiques tirées de l’histoire et d’autres livres chinois, lesquelles ont été données au public en l’année 1729.

On a vu finir les plus anciens empires ; il y a longtemps que ceux des Assyriens, des Mèdes, des Persans, des Grecs, et des Romains ne subsistent plus ; au lieu que la Chine semblable à ces grands fleuves, dont on a de la peine à découvrir la source, et qui roulent constamment leurs eaux avec une majesté toujours égale, n’a rien perdu pendant une si longue suite de siècles, ni de son éclat, ni de sa splendeur.

Si cette monarchie a été quelquefois troublée par des guerres intestines, par la faiblesse et la mauvaise conduite des empereurs, ou par une domination étrangère, ces intervalles de troubles et de divisions ont été courts, et elle s’en est presque aussitôt relevée, trouvant dans la sagesse de ses lois fondamentales, et dans les heureuses dispositions des peuples, une ressource aux malheurs dont elle sortait.


Nombre des empereurs chinois.

Ainsi pendant 4000 ans et davantage le trône impérial a été occupé sans interruption par vingt-deux différentes familles, et l’on compte deux cent trente-quatre empereurs chinois, qui ont régné successivement jusqu’à l’invasion du roi tartare qui s’empara de la couronne il y a environ 85 ans, et qui a donné jusqu’ici à la Chine trois empereurs de sa famille, savoir Chun tchi qui a régné 17 ans, Cang hi qui en a régné 61, et Yong tching qui est sur le trône depuis l’année 1722.

Cette conquête qui se fit avec une facilité surprenante, fut le fruit de la mésintelligence des Chinois, et des diverses factions qui partageaient la cour et l’empire. La plus grande partie des troupes impériales étaient alors vers la grande muraille, occupée à repousser les efforts d’un roi des Tartares orientaux, appelés Mantcheoux.

Ce prince pour se venger de l’injustice faite à ses sujets dans leur commerce avec les marchands chinois, et du peu de cas que la cour avait fait de ses plaintes, était entré dans le Leao tong à la tête d’une puissante armée. La guerre dura quelques années ; il y eut différents combats donnés, des villes assiégées, des courses et des irruptions faites sur les terres de la Chine, sans qu’on pût dire de quel côté penchait la victoire, parce qu’elle favorisait tour à tour l’un et l’autre parti.

L’empereur Tsong tching demeurait tranquille dans sa capitale, et il n’avait guère sujet de l’être. Le supplice injuste auquel il avait condamné un ministre accrédité et lié avec les principaux de la cour, sa sévérité excessive, et son extrême avarice, qui l’empêchèrent de rien relâcher des tributs ordinaires qu’il exigeait du peuple, et cela dans le temps de la plus grande disette, aigrirent extrêmement les esprits et les portèrent à la révolte : les mécontents se multiplièrent dans la capitale et dans les provinces.


Li cong tse s'empare de plusieurs villes.

Un Chinois de la province de Se tchuen nommé Li cong tse, homme hardi et entreprenant, profita de ces conjonctures, et se mit à la tête d’un grand nombre de séditieux. Son armée grossissait tous les jours, par la multitude des mécontents qui s’y joignaient. En peu de temps il se rendit maître de plusieurs villes considérables, il conquit des provinces entières, et gagna les peuples en les exemptant des tributs dont ils étaient surchargés, en destituant les magistrats, et en les remplaçant par d’autres, sur la fidélité desquels il comptait, et à qui il commandait de traiter ses sujets avec douceur. D’un autre côté il saccageait les villes où il trouvait la moindre résistance, et les abandonnait au pillage de ses soldats.


Se déclare empereur.

Enfin après s’être enrichi des dépouilles de la délicieuse province de Ho nan, il pénétra dans la province de Chen si, où il crut qu’il était temps de se déclarer empereur. Il prit le nom de Tien chun qui signifie celui qui obéit au Ciel, afin de persuader aux peuples qu’il était l’instrument dont le Ciel se servait, pour les délivrer de la cruelle tyrannie des ministres qui les opprimaient.

Quand le rebelle se vit dans le voisinage de Peking, où la division qui régnait parmi les Grands, lui avait donné lieu de ménager par ses émissaires des intelligences secrètes, il ne perdit point de temps, et songea sérieusement à se rendre maître de cette capitale : elle se trouvait désarmée d’une grande partie des troupes, qu’on avait envoyées sur la frontière de Tartarie : plusieurs des chefs de celles qui y restaient, étaient gagnés, et prêts à seconder le dessein du tyran : de plus, il avait fait glisser dans la ville grand nombre de ses plus braves soldats déguisés en marchands, auxquels il avait donné de quoi lever des boutiques, et faire le commerce, afin que dispersés dans tous les quartiers, ils pussent y répandre la terreur, et favoriser son irruption, lorsqu’il se présenterait avec son armée devant les murailles.

Des mesures si bien prises lui réussirent : à peine parut-il, qu’une des portes de la ville lui fut ouverte avant le lever du soleil : la résistance que firent quelques soldats fidèles, ne fut pas longue. Li cong tse traversa toute la ville en conquérant, et alla droit au palais. Il avait déjà forcé la première enceinte, sans que l’empereur en eût connaissance, et ce malheureux prince n’apprit sa triste destinée, que lorsqu’il ne lui était plus libre d’échapper à la fureur de son ennemi. Trahi, abandonné de ses courtisans, et craignant plus que la mort de tomber vif entre les mains d’un sujet rebelle, il fit un coup de désespéré, il descendit dans un de ses jardins avec sa fille, et après l’avoir abattue à ses pieds d’un coup de sabre, il se pendit à un arbre.


Héroïsme d’Ou san guey.

Après cette mort, tout se soumit à cette nouvelle puissance. Le tyran pour s’affermir sur le trône, commença par faire mourir plusieurs grands mandarins, et tira des autres de grosses sommes d’argent. Il n’y eut qu’Ou san guey, général des troupes postées sur les frontières de la Tartarie, qui refusa de le reconnaître pour souverain. Ce général avait son père à Peking nommé Ou. C’était un vieillard vénérable par son âge et par ses dignités. Le nouvel empereur le fit venir, et lui ordonna de le suivre dans l’expédition qu’il allait faire.

Aussitôt il part à la tête de son armée, pour aller réduire le général des troupes chinoises, qui s’était renfermé dans une ville de Leao tong. Après en avoir formé le siège, il fit approcher des murailles le vieillard chargé de fers, et menaça le général de faire égorger son père à ses yeux, s’il ne se soumettait de bonne grâce.

Ou san guey sentit à ce moment les divers combats, que d’un côté l’amour de la patrie, et de l’autre la tendresse filiale livraient tour à tour à la bonté de son cœur : dans des agitations si violentes, il ne prit conseil que de sa vertu : l’amour de la patrie l’emporta et il lui sacrifia ce qu’il devait à son père. Le vieillard lui-même loua la généreuse fidélité de son fils, et avec une fermeté héroïque, se livra à la rage et à la cruauté du tyran.

Un sang si cher que le général vit couler, ne servit qu’à allumer dans son cœur un plus grand désir de vengeance. Mais comme il était difficile qu’il pût résister longtemps aux efforts de l’usurpateur, il crut qu’en piquant la générosité du roi tartare, il pourrait non seulement faire la paix avec lui, mais encore l’engager à le secourir de toutes ses forces : Tsong te (c’est le nom de ce roi) moins flatté des richesses qui lui étaient offertes par le général chinois, que piqué d’une ambition secrète, goûta si fort cette proposition, que dès le jour même il parut à la tête de quatre-vingt mille hommes. L’usurpateur informé de la réunion des armées chinoises et tartares, n’osa en venir aux mains avec deux si grands capitaines ; il se retira en hâte à Peking, et après avoir fait charger plusieurs chariots de ce qu’il y avait de plus précieux dans le palais, il y mit le feu, et s’enfuit dans la province de Chen si, où il eut tant de soin de se cacher, qu’on ne pût jamais découvrir le lieu de sa retraite. Quelque diligence qu’il fît, une partie du butin tomba entre les mains de la cavalerie tartare qui le poursuivait.

Cependant Tsong te qui pouvait aisément dissiper son armée, aima mieux se rendre à Peking, où il fut reçu aux acclamations des Grands et du peuple, et regardé comme leur libérateur. Il sut si bien tourner les esprits, qu’on le pria de gouverner l’empire : les vœux des Chinois s’accordèrent avec ses vues : mais une mort précipitée l’empêcha de jouir du fruit de sa conquête. Il eut le temps de déclarer pour successeur son fils Chun tchi, qui n’avait que six ans, et il confia son éducation et le gouvernement de l’État, à un de ses frères nomme A ma van.


Chun tchi monte sur le trône

Ce prince eut le courage et l’adresse de soumettre la plupart des provinces qui avaient de la peine à subir le joug tartare, et pouvant retenir l’empire pour lui-même, il fut assez désintéressé pour le remettre entre les mains de son neveu, aussitôt qu’il eut atteint l’âge de gouverner.

Le jeune empereur parut tout à coup habile en l’art de régner, qu’il gagna en peu de temps le cœur de ses sujets. Rien n’échappait à la vigilance et à ses lumières, et il trouva le moyen d’unir tellement les Chinois et les Tartares, qu’ils semblaient ne plus faire qu’une même nation. Il soutint pendant son règne la majesté de l’empire, avec une supériorité de génie qui lui attira pendant sa vie l’admiration, et à sa mort les regrets de tout le peuple. Lorsqu’il fut prêt de mourir, n’ayant encore que 24 ans, il appela les quatre premiers ministres. Après leur avoir témoigné le déplaisir qu’il avait de n’avoir pu récompenser le mérite de tant de fidèles sujets qui avaient servi son père, il leur déclara que parmi ses enfants, celui qui lui paraissait le plus propre à lui succéder, était Cang hi, qui n’avait alors que huit ans ; qu’il le recommandait à leurs soins ; et qu’il attendait de leur probité et de leur fidèle attachement, qu’ils le rendraient digne de l’empire, qu’il lui laissait sous leur tutelle.


Est déclaré empereur.

Dès le lendemain de la mort de l’empereur Chun tchi, son corps ayant été mis dans le cercueil, on proclama Cang hi empereur. Il monta sur le trône, et tous les princes, les seigneurs, les premiers officiers de l’armée et de la couronne et les mandarins de tous les tribunaux, allèrent se prosterner à ses pieds jusqu’à trois fois, et à chaque génuflexion frappèrent la terre du front, et firent les neuf révérences accoutumées.


Cérémonies des hommages de tous les peuples.

Rien n’était si magnifique que la grande cour où se fit cette cérémonie. Tous les mandarins occupaient les deux côtés, vêtus d’habits de soie à fleurs d’or en forme de roses : cinquante portaient de grands parasols de brocard d’or et de soie avec leurs bâtons dorés, et s’étant rangés 25 d’un côté, et 25 de l’autre sur les ailes du trône, ils avaient à leurs côtés trente autres officiers, avec de grands éventails en broderie d’or et de soie. Près de ceux-ci étaient 28 grands étendards, semés d’étoiles d’or en broderie, avec de grands dragons et la figure de la nouvelle lune, de la pleine lune, et de la lune en décours, et selon toutes les phases et apparences différentes, pour marquer les 28 mansions qu’elle a dans le ciel, et ses conjonctions et oppositions diverses avec le soleil, qui se font dans des intersections de cercles, que les astronomes nomment nœuds, ou tête et queue de dragons. Cent autres étendards suivaient ceux des mansions de la lune, et tous les autres portaient des masses d’armes, des haches, des marteaux d’armes, et d’autres semblables instruments de guerre ou de cérémonie, avec des têtes bizarres de monstres et d’animaux.

L’autorité n’a jamais été si absolue que sous ce monarque : pendant un des plus longs règnes qu’on ait vu, il ne fut pas seulement pour les peuples de l’Asie un objet de vénération ; son mérite et la gloire de son règne pénétrèrent encore au-delà de ces vastes mers qui nous séparent de son empire, et lui attirèrent l’attention et l’estime de toute l’Europe. C’est lui qui vint à bout de réunir la Chine et les deux Tartaries en un seul État, et de ranger sous sa domination une étendue immense de pays, qui n’est coupé nulle part par les terres d’aucun prince étranger.


Réunit la Chine et les deux Tartaries en un seul état.

Les Tartares occidentaux étaient les seuls qui pouvaient troubler la tranquillité de son règne ; mais partie par force, partie par adresse, il les obligea d’aller demeurer à trois cents mille au-delà de la grande muraille, où leur ayant distribué des terres et des pâturages, il établit à leur place les Tartares ses sujets. Enfin il divisa cette vaste étendue de pays en plusieurs provinces qui lui furent soumises et tributaires. Il les retint encore dans le devoir par le moyen des lamas qui ont tout pouvoir sur l’esprit des Tartares, et que les peuples adorent presque comme des divinités.


Sa politique

À cette adresse politique ce prince en joignit une autre, ce fut qu’au lieu que ses prédécesseurs demeuraient dans leur palais, où ils étaient, comme dans un sanctuaire, invisibles à leurs peuples, lui au contraire en sortait trois fois l’année pour des voyages, ou pour les parties de chasse semblables à des expéditions militaires.


Exercice des troupes à la chasse.

Dès qu’il eut établi une paix solide dans ses vastes États, il rappela les meilleures troupes des diverses provinces où elles étaient dispersées, et de temps en temps, pour empêcher que le luxe et le repos n’amollit leur courage, il partait pour la Tartarie, et leur faisait faire de longues et pénibles marches ; elles étaient armées de flèches et de cimeterres, dont elles ne se servaient que pour faire la guerre aux cerfs, aux sangliers, aux ours, aux tigres, et aux autres bêtes féroces.


Division de son armée.

Ce grand corps d’armée qui accompagnait l’empereur dans ses longs voyages, était divisé par compagnies, et marchait en ordre de bataille au bruit des tambours et des trompettes. Il y avait avant-garde, arrière-garde, corps de bataille, aile droite, et aile gauche, que commandaient autant de princes et de grands seigneurs. On conduisait pour ce grand nombre de personnes toutes les provisions et munitions nécessaires sur des chariots, sur des chevaux, sur des chameaux et des mulets. Il fallait camper toutes les nuits, car il n’y a dans la Tartarie occidentale ni villes, ni bourgs, ni villages. Les peuples n’ont pour maisons que des tentes dressées de tous côtés dans les campagnes, où ils font paître leurs bœufs, leurs chevaux, et leurs chameaux. Ils ne savent ce que c’est que de semer des grains, et de cultiver la terre ; ils se contentent de ce que la terre produit d’elle-même pour l’entretien de leurs troupeaux, ils transportent leurs tentes dans les divers endroits où les pâturages sont plus abondants et plus commodes, ne vivant que de lait, de fromages, et du gibier que la chasse leur fournit.

En tenant ainsi les troupes en haleine, et les Tartares dans l’obéissance, Cang hi ne relâchait rien de son application ordinaire aux affaires de l’État : ses conseils étaient réglés, il écoutait les ministres sous une tente comme dans son palais, et leur donnait ses ordres. Se faisant instruire de tout, gouvernant son empire par lui-même, il était l’âme qui donnait le mouvement à tous les membres d’un si grand corps ; aussi ne se reposa-t-il jamais du soin de l’État ni sur les colaos, ni sur aucun des Grands de sa cour, comme il ne souffrit jamais que les eunuques du palais, qui avaient tant de pouvoir sous les règnes précédents, eussent la moindre autorité.


Sa politique

Un autre trait de la politique fut de remplir les tribunaux, partie de Chinois, et partie de Tartares : ce sont comme autant d’inspecteurs les uns des autres, et par ce moyen, il y a moins à craindre qu’ils tentent quelque entreprise contre le bien commun des deux nations.

D’un autre côté, les Tartares furent obligés de s’appliquer de bonne heure à l’étude, afin de pouvoir entrer dans les charges, car ils ne sont promus aux derniers degrés, de même que les Chinois, qu’après avoir donné des preuves de leur capacité dans les lettres, selon l’ancien usage de l’empire.


Fait un traité de paix avec les Moscovites.

Depuis la paix que ce prince a conclu avec les Moscovites, par le moyen des plénipotentiaires qui se rendirent de part et d’autre à Nipchou, et qui convinrent des limites, on connaît au juste l’étendue de ce grand empire : depuis la pointe la plus méridionale de Hai nan, jusqu’à l’extrémité de la Tartarie soumise à l’empereur, on trouve que ses États ont plus de 900 lieues communes de France.


Yong tching monte sur le trône.

C’est ce florissant empire que Cang hi laissa vers la fin de l’année 1722 à son quatrième fils, qu’il nomma son successeur quelques heures avant sa mort. Ce prince montant sur le trône prit le titre d’Yong tching, qui signifie, paix ferme, concorde indissoluble. Il paraît avoir de l’esprit, il parle bien, mais quelquefois vite, et sans donner le temps de lui répondre. Il y en a qui croient que c’est une affectation de sa part, pour ne pas écouter des raisons qui pourraient lui faire changer des résolutions déjà prises.


Son caractère.

Du reste il est appliqué aux affaires de son État, ferme et décisif, infatigable dans le travail, toujours prêt à recevoir des mémoriaux et à y répondre, ne songeant qu’à ce qui peut procurer le bonheur des peuples. C’est même lui faire sa cour que de lui proposer quelque dessein qui tende à l’utilité publique et au soulagement des peuples ; il y entre avec plaisir et l’exécute sans nul égard à la dépense. Enfin il est aussi absolu, et aussi redouté que l’empereur son père ; mais par la conduite qu’il a tenu à l’égard des ouvriers évangéliques, il est bien différent de ce grand prince qui les a constamment favorisés, et qui s’est toujours déclaré le protecteur de notre sainte religion.


Royaumes tributaires de la Chine.

Outre l’étendue prodigieuse de cet empire, qui tout grand qu’il était déjà, s’est si fort accru par l’union des Tartares avec les Chinois, il y a encore d’autres royaumes qui sont tributaires de l’empereur : la Corée, le Tong king, la Cochinchine, Siam, etc. lui doivent un tribut réglé ; c’est lui qui en quelques occasions nomme les rois, du moins il faut toujours qu’il les confirme. Néanmoins ces États ont leur gouvernement particulier et n’ont guère de ressemblance avec la Chine, soit qu’on fasse attention à la fertilité des terres, au nombre, à la beauté, et à la grandeur des villes ; soit qu’on ait égard à la religion, à l’esprit, aux mœurs, et à la politesse des habitants. Aussi les Chinois en font-ils très peu de cas ; ils les regardent comme des barbares, et évitent avec soin leur alliance.


Division de la Chine

On a déjà dit que la Chine est divisée en 15 provinces, mais ces provinces ne sont pas toutes également peuplées. Depuis Peking jusqu’à Nan tchang qui est la capitale de la province de Kiang si, il s’en faut bien que le peuple y fourmille comme dans les provinces de Tche kiang, de Kiang nan, de Quang tong, de Fo kien, et quelques autres : c’est ce qui fait que les missionnaires qui n’ont parcouru que ces belles et nombreuses provinces où les villes et les grands chemins sont remplis de peuples jusqu’à embarrasser le passage, ont pu augmenter le nombre des habitants de cet empire. A tout prendre il paraît cependant qu’il y a à la Chine beaucoup plus de monde que dans toute l’Europe.


Étendue de Peking.

Quoique Peking soit plus grand que Paris pour l’étendue du terrain, je ne crois pas que le nombre des habitants puisse monter à plus de trois millions. La supputation en est d’autant plus sûre, que tous les chefs de famille sont obligés de rendre compte aux magistrats du nombre de personnes qui les composent, de leur âge et de leur sexe.

Plusieurs choses contribuent à cette multitude prodigieuse d’habitants : la multiplicité des femmes qui est permise aux Chinois, la bonté du climat qu’on a vu jusqu’à présent exempt de peste, leur sobriété, et la force de leur tempérament, le mépris qu’ils font des autres nations, qui les empêche de s’aller établir ailleurs, et même de voyager ; mais ce qui y contribue plus que toute autre chose, c’est la paix presque perpétuelle dont ils jouissent.

Il y a dans chaque province un grand nombre de villes du premier, du second et du troisième ordre ; la plupart sont bâties sur des rivières navigables, et ont de chaque côté de fort grands faubourgs. Les capitales de chaque province sont très grandes, et mériteraient d’être le siège de l’empire.


Fabrique de porcelaine.

Outre ces villes, il y a quantité de places de guerre, une infinité de forts, de châteaux, de bourgs, et de villages. On voit de ces bourgs, surtout ceux qu’on appelle tching, qui vont de pair avec les villes pour leur grandeur, le nombre des habitants, et le grand commerce qui s’y fait : on ne les appelle que bourgs, parce qu’ils ne sont ni entourés de murailles, ni gouvernés par des magistrats particuliers, mais par ceux des villes voisines : tel est, par exemple, Kin te ching, où se travaille la belle porcelaine, et qui est de la dépendance d’une ville, laquelle est dans le district de Iao tcheou ; Fo chan qui dépend de Canton, dont il n’est éloigné que de quatre lieues, etc.


Situation des villes de la Chine. Leur aspect

La plupart des villes de la Chine se ressemblent : ce sont autant de carrés oblongs, formés par quatre longs pans de murailles tirés au cordeau, et unis à angles droits. Il ne faut pas croire néanmoins que toutes soient de forme carrée, ceux qui l’ont assuré, ont fait la règle trop générale. Il est vrai qu’ils observent cette règle le plus qu’ils peuvent, et alors les murailles regardent les quatre points cardinaux ou peu s’en faut : il en est de même de leurs maisons, qui de quelque manière que les rues soient disposées, doivent toujours regarder le sud, qui est l’aspect favorable de ce pays, la partie opposée n’étant pas tenable contre les vents de nord. C’est par cette raison que pour l’ordinaire, la porte par où l’on entre, est de biais dans un des côtés de la cour.

Les murailles qui forment l’enceinte de la plupart des villes sont larges et hautes, bâties de briques ou de pierres carrées. Derrière est un rempart de terre, et tout autour un large fossé, avec des tours hautes et carrées à une certaine distance les unes des autres. Chaque porte est double et doubles battants ; entre ces portes est une place d’armes pour l’exercice des soldats ; quand on entre par la première, on ne voit pas la seconde, parce qu’elle est de côté ; au-dessus des portes, il y a de belles tours : ce sont comme de petits arsenaux, et le corps de garde des soldats. Hors des portes sont souvent de grands faubourgs qui renferment presque autant d’habitants que la ville.

On voit dans les endroits les plus fréquentés de chaque ville une ou même plusieurs tours, dont la hauteur et l’architecture sont très belles. Ces tours sont de neuf étages, ou du moins de sept. Communément les rues principales sont droites, mais souvent assez étroites : en quoi elles sont bien différentes des rues de la ville impériale. Ses rues, surtout les grandes, sont également longues et larges, et les plus commodes qui soient peut-être dans aucune ville du monde, surtout pour la cavalerie et les chariots. Tous les édifices, à la réserve des tours et de quelques bâtiments à divers étages qui s’élèvent fort haut au-dessus des toits des maisons, sont extrêmement bas, et tellement couverts des murailles de la ville, que sans un grand nombre de tours carrées, qui en interrompent la continuité, on dirait à la voir de loin dans la campagne, que ce ne serait que l’enceinte d’un vaste parc carré.

On voit encore quelques villes, dont une partie du terrain est désert et vide de maisons, parce qu’elles n’ont point été rétablies, depuis qu’elles ont été ruinées par les Tartares qui conquirent la Chine. Mais ce qu’il y a de particulier, c’est qu’auprès des grandes villes, surtout dans les provinces méridionales, on voit des espèces de villes flottantes ; c’est une multitude prodigieuse de barques rangées des deux côtés de la rivière, où logent une infinité de familles qui n’ont point d’autres maisons. Ainsi l’eau est presque aussi peuplée que la terre ferme.


Ordres des Chinois.

Il n’y a proprement que deux ordres dans l’empire : celui des nobles, et celui du peuple : ce premier comprend les princes du sang, les ducs, les comtes, les mandarins, soit de lettres, soit d’armes ; ceux qui ont été mandarins et qui ne le sont plus ; les lettrés, qui par leur étude et par les premiers degrés de littérature, auxquels ils sont parvenus, aspirent à la magistrature et aux dignités de l’empire. Dans le second, qui est celui du peuple, sont compris les laboureurs, les marchands, et les artisans. Il faut donner la connaissance de ces différents états ; et c’est ce que je ferai en suivant la méthode que je me suis prescrite.