Description de la Chine (La Haye)/De la Province de Kiang nan
SECONDE PROVINCE
DE L’EMPIRE DE LA CHINE.
Les anciens empereurs y ont tenu constamment leur cour, jusqu’à ce que des raisons d’État les obligent de s’approcher de la Tartarie, et de choisir Peking pour le lieu de leur séjour. Son étendue est fort vaste, elle compte quatorze villes du premier ordre, et quatre-vingt-treize du second et du troisième. Ces villes sont très peuplées, et les plus célèbres de l’empire, surtout pour le commerce ; c’est l’abord de toutes les grandes barques : car le pays est rempli de lacs, de rivières, et de canaux, ou naturels, ou faits à la main, lesquels communiquent avec le grand fleuve Yang tse kiang qui traverse la province. On y voit peu de montagnes, si ce n’est vers le midi.
Les étoffes de soie, les ouvrages de vernis, l’encre, le papier, et généralement tout ce qui vient, tant de Nan king, que des autres villes de la province, où il se fait un commerce étonnant, est beaucoup plus estimé et plus cher, que ce qui se retire des autres provinces. Dans la seule ville de Chang hai et les bourgs qui en dépendent, on compte plus de deux cent mille tisserands de simples toiles de coton.
En plusieurs endroits il y a sur les bords de la mer quantité de salines, et le sel qu’on en tire, se distribue presque dans tout l’empire. On y trouve beaucoup de marbre : enfin cette province est si abondante et si riche, qu’elle met chaque année dans les coffres de l’empereur environ trente-deux millions de taëls[1], sans y comprendre les droits qui se tirent de tout ce qui entre dans la province et de ce qui en sort : il y a plusieurs bureaux établis pour les percevoir.
Les habitants de cette province sont civils et polis, ils ont l’esprit excellent, et de rares dispositions pour les sciences ; aussi en voit-on sortir un grand nombre de docteurs qui parviennent par leur mérite aux charges et aux dignités de l’empire.
La province est partagée en deux gouvernements : celui de la partie orientale, dont le gouverneur réside à Sou tcheou fou ; et celui de la partie occidentale, qui a son gouverneur résident à Ngan king fou. Chaque gouvernement a sept fou ou villes du premier ordre sous sa dépendance.
KIANG NING FOU, ou NAN KING
Si l’on en croit les anciens Chinois, cette ville était la plus belle qui fût au monde : quand ils parlent de sa grandeur, ils disent que si deux hommes à cheval sortent dès le matin par la même porte, qu’on leur ordonne d’en faire le tour au galop chacun de son côté, ils ne se rejoindront que le soir : il est certain qu’elle est la plus grande de toutes les villes de la Chine : ses murailles ont de tour cinquante-sept lis, selon les mesures qu’on en a pris lorsqu’on en a dressé le plan, ce qui revient presque à cinq grandes lieues et demie, et quatre cent soixante-six de nos toises.
Elle n’est pas sur le grand fleuve Yang tse kiang mais elle n’en est éloignée que d’une lieue, et les barques s’y rendent par plusieurs canaux, qui du fleuve aboutissent dans la ville. On voit sur ces canaux quantité de barques impériales, qui ne le cèdent guère à nos médiocres vaisseaux par leur grandeur.
Nan king est de figure irrégulière : les montagnes qui sont dans la ville, et la nature du terrain, n’étaient pas capables d’une autre disposition, sans de grands inconvénients. Elle a été autrefois la ville impériale, et c’est ce qui lui a fait donner le nom de Nan king, qui veut dire, Cour du Sud, de même que Peking signifie Cour du Nord : mais depuis que les six grands tribunaux, qui étaient alors également dans ces deux villes, sont tous réunis à Peking, l’empereur lui a donné le nom de Kiang ning. On ne laisse pas dans le discours de l’appeler souvent de son ancien nom mais on ne le souffrirait pas dans les actes publics.
Cette ville est bien déchue de son ancienne splendeur : elle avait autrefois un palais magnifique, dont il ne reste plus aucun vestige, un observatoire, qui est maintenant abandonné, et presque détruit, des temples, des sépulcres d’empereurs, et d’autres monuments superbes, dont il ne reste qu’un triste souvenir. Les premiers Tartares qui firent irruption dans l’empire, ont démoli les temples et le palais impérial, détruit les sépulcres, et ravagé presque tous les autres monuments, pour contenter leur avarice, et leur haine envers la dynastie régnante.
Il y a environ le tiers de son terrain qui est tout à fait désert ; le reste est fort habité : on y voit des quartiers si marchands et si peuplés, qu’on a peine à croire qu’il y ait plus de fracas ailleurs ; ce qui serait encore plus remarquable, si les rues y étaient aussi larges que celles de Peking, mais elles sont deux ou trois fois au moins plus étroites. Cependant elles sont assez belles, bien pavées, et bordées de boutiques propres et richement fournies.
C’est dans cette ville que réside un de ces grands mandarins nommé Tsong tou, auquel sont évoquées les affaires importantes, non seulement des tribunaux de l’un et de l’autre gouverneur de ladite province, mais encore du tribunal du gouverneur de la province de Kiang si. Les Tartares y ont aussi une grosse garnison sous un général de leur nation, et occupent un quartier, qui est séparé du reste de la ville par une simple muraille.
Les palais habités par les mandarins, soit tartares, soit chinois, ne sont ni plus spacieux, ni mieux bâtis que le sont ceux des autres capitales des provinces. On n’y voit point de bâtiments publics, qui répondent à la réputation d’une ville si célèbre, si l’on en excepte ses portes, qui sont d’une grande beauté, et quelques temples dédiés aux idoles. Tel est celui où est la fameuse tour de porcelaine : elle a huit faces, chacune de quinze pieds ; elle est haute de vingt toises chinoises, c’est-à-dire, de deux cents pieds, et divisée en neuf étages par de simples planchers en dedans, et en dehors par des corniches à la naissance des voûtes, que soutiennent de petits toits couverts de tuiles de couleur vertes vernissées. J’en fais ailleurs la description.
Cette tour est sans doute la plus haute, et la plus belle de toutes celles qu’on voit à la Chine, où ces sortes d’ouvrages, nommés Ta, sont si communs, que dans plusieurs provinces, on en voit presque dans toutes les villes, et même dans les gros bourgs.
Ce qui rend encore cette ville célèbre, c’est le soin particulier qu’elle prend de cultiver les sciences et les arts : elle seule fournit plus de docteurs, et de grands mandarins, que plusieurs villes ensemble, les bibliothèques y sont plus nombreuses, les boutiques des libraires beaucoup mieux fournies, l’impression plus belle ; le papier qui s’y débite, est le meilleur de tout l’empire.
On ne peut rien voir de plus naturel, que les fleurs artificielles qu’on y fait de la moelle d’un arbrisseau nommé tong tsao. C’est maintenant une espèce de profession particulière, que de travailler à ces sortes de fleurs. Cet art s’est tellement répandu dans la Chine depuis quelques années, qu’il s’y en fait un très grand commerce.
Les satins de Nan king qu’on nomme en Chinois touan tse, soit qu’ils soient unis, soit qu’ils soient semés de fleurs, sont les meilleurs, et les plus estimés à Peking, ou ceux de Canton sont à bien meilleur prix. On y fait même d’assez bons draps de laine, qu’on nomme du nom de la ville nan king chen. Ceux qu’on voit dans quelques autres villes, ne leur sont pas comparables ; ce n’est presque que du feutre fait sans tissure.
L’encre qu’on appelle encre de Nan king vient toute de Hoei tcheou de la même province ; son ressort est plein de gros villages, presque tous peuplés d’ouvriers qui y travaillent, ou de marchands qui la vendent. Ces bâtons d’encre sont souvent ornés de fleurs ou vertes, ou bleues, ou dorées : ils en font de toutes sortes de figures, en forme de livres, décorées de bambou, de lions, etc.
Nan king était autrefois un port admirable à cause de la largeur et de la profondeur du fleuve Yang tse kiang ; le fameux corsaire qui l’assiégea durant les derniers troubles, y passa aisément. Mais à présent les grandes barques, ou plutôt les sommes chinoises, n’y entrent plus, soit que la barre se soit bouchée d’elle-même, soit que la politique des Chinois les ait portés à n’en plus faire usage, pour en ôter peu à peu la connaissance.
Au mois d’avril et de mai, il se fait dans le fleuve, près de la ville, une grande pêche d’excellents poissons : on en envoie pendant tout ce temps-là à la Cour : on les transporte frais sous la glace, dont on les couvre : il y a des barques uniquement destinées a cet usage. Quoiqu’il y ait plus de deux cents grandes lieues jusqu’à Peking, ces barques font tant de diligence, qu’elles y arrivent en huit ou dix jours : elles marchent jour et nuit, sur toute la route il y a des relais, pour les tirer continuellement. Tant que dure la pêche, deux barques partent deux fois la semaine chargées de ces poissons.
Nan king, quoique capitale de toute la province, n’a sous sa juridiction particulière que huit villes du troisième ordre.
de la province Y TONG.
SOU TCHEOU FOU
C’est une des plus belles et des plus agréables villes qu’il y ait à la Chine ; les Européens qui l’ont vue, la comparent à Venise, avec cette différence, que Venise est au milieu de la mer, et que Sou tcheou est dans l’eau douce. On s’y promène dans les rues par eau et par terre : les bras de rivière et les canaux, sont presque partout capables de porter les plus grandes barques ; elles peuvent même traverser la ville, et déjà se rendre à la mer, qui n’en est éloignée que de deux journées au plus.
Elle fait commerce non seulement dans toutes les provinces de l’empire, mais encore avec le Japon, dont sa situation l’approche, n’en étant séparée que par un bras de mer, que les petits vaisseaux marchands traversent quelquefois en deux ou trois jours.
Il n’y a point de pays plus riant pour la situation et pour le climat ; plus peuplé pour la quantité de villes et de bourgades qu’on voit de toutes parts ; plus cultivé, n’y ayant pas un pouce de terre où il n’y ait du fruit, du blé, ou du riz ; plus entrecoupé de rivières, de canaux, de lacs, et sur tout cela grand nombre de barques de toutes les façons, grandes, petites, peintes ou dorées, les unes remplies de personnes qualifiées qui y sont logées plus proprement que dans leurs maisons, les autres chargées de riches marchandises, plusieurs destinées pour des parties de divertissement.
C’est proprement, de même que Hang tcheou de la province de Tche kiang une ville de plaisir ; rien n’y manque de tout ce qui fait les délices de la vie. Aussi trouve-t-on dans les livres chinois un ancien proverbe, qui dit Chang yeou tien tang, Hia yeou fou hang : en haut est le paradis, en bas c’est Sou tcheou et Han tcheou : on peut dire en effet, que ces deux villes sont le paradis terrestre de la Chine.
Dans cette ville, comme dans Hang tcheou et dans quelques autres villes de l’empire, on en peut compter trois ; une dans l’enceinte des murailles, à laquelle on donne plus de quatre lieues de circuit : une autre dans les faubourgs qui s’étendent fort loin sur tous les bords des canaux ; et une troisième dans les barques, qui sont autant de maisons flottantes, arrangées sur l’eau durant plus d’une lieue en plusieurs files. Le corps de plusieurs de ces barques égale nos vaisseaux du troisième rang.
Tout cela forme un spectacle qu’on ne peut pas bien décrire, et qu’il faudrait avoir vu pour juger combien il est agréable. Cette grande ville n’a que six portes par terre, et autant par eau. A voir le mouvement continuel de ce peuple immense, et l’embarras que font de tous côtés, tant ceux qui viennent vendre, que ceux qui viennent acheter, on croirait que toutes les provinces viennent négocier à Sou tcheou. Les broderies et les brocards qu’on y travaille, sont recherchés de tout l’empire, parce que l’ouvrage en est beau, et le prix modique. Elle est la demeure du viceroi de la partie orientale de cette province. Sa juridiction particulière contient huit villes, dont une est du second ordre et les sept autres du troisième toutes ces villes sont fort belles, et ont une lieue et demie ou deux lieues de circuit.
Cette ville est bâtie dans l’eau, et les vaisseaux, ou plutôt les sommes chinoises y entrent de tous côtés, et se rendent à la mer, qui n’en est pas éloignée. La quantité extraordinaire de coton, et de belles toiles de coton de toutes les sortes, dont elle fournit non seulement l’empire, mais encore les pays étrangers, la rendent fort célèbre, et d’un très grand abord. Ces toiles sont d’une si grande finesse, que quand elles sont teintes, on les prend pour la serge la plus fine.
Elle n’a que quatre villes sous sa juridiction, mais elle n’en est pas moins fertile, ni moins riche ; car quoique ces villes soient du troisième ordre, elles sont comparables aux plus belles, par leur grandeur, par l’abord extraordinaire des marchands qui y viennent de toutes parts durant le cours de l’année, et par les différentes sortes de commerce qui s’y fait. Telle est, par exemple la ville de Chang hai hien où il entre continuellement des vaisseaux de Fo kien et d’où il en sort de même pour aller trafiquer au Japon.
C’est une ville célèbre, et d’un grand commerce, qui est située proche du canal par où les barques se rendent de Sou tcheou, dans le fleuve Yang tse kiang. Elle est ornée de plusieurs arcs de triomphe, et les bords du canal qui y conduit, sont revêtus des deux côtés de belles pierres de taille. Elle n’a dans son ressort que cinq villes du troisième ordre, mais la plupart de ces villes, sont très belles et très peuplées. Voussie hien, par exemple, a bien une lieue et demie de circuit, sans y comprendre ses faubourgs, qui ont une demie lieue de longueur ; elle est environnée d’un grand fossé en forme de canal ; ses murailles sont hautes de vingt-cinq pieds, et très bien entretenues. Les eaux dont elle abonde, sont fort bonnes, surtout pour le thé, auquel elles donnent un goût très agréable, qu’il n’a point ailleurs.
Dans une autre ville du même district, on fait des vases de poterie, qui, selon eux, à l’eau dont on se sert pour le thé, ajoute encore une odeur admirable, ce qui fait préférer ces vases aux plus belles porcelaines de King te ching et il s’en fait un grand trafic dans cette ville.
Ce n’est pas une des plus grandes villes de la province ; car elle n’a guère qu’une lieue de tour : mais elle est des plus considérables par sa situation et par son commerce : c’est une clef de l’empire du côté de la mer, et en même temps une place de guerre, où il y a une grosse garnison. Ses murailles sont hautes de plus de trente pieds en plusieurs endroits, et faites de briques épaisses au moins de quatre à cinq pouces. Les rues de la ville et des faubourgs sont pavées de marbre. Elle est située sur les bords du Ta kiang qui en cet endroit est large d’une demie lieue, et à l’orient d’un canal artificiel, qu’on a conduit jusqu’à cette rivière.
A six cents pas de la rive, on voit dans le fleuve une montagne, nommée Kin chan, ou Montagne d’or, à cause de son agréable situation. Sur le sommet est une tour à plusieurs étages. Cette île a bien cinq cents pas de circuit : elle est bordée de temples d’idoles, et de maisons de bonzes. De l’autre côté du fleuve, à une demie lieue de Tchin kiang, est Koua tcheou ; quoique ce lieu n’ait pas le nom de ville, et qu’il ne passe que pour ma teou, ou lieu de commerce, il est aussi considérable que les plus grosses villes.
Les faubourgs de Tchin kiang ont mille pas géométriques de longueur ; ils ne sont pas moins peuplés que la ville même ; des ponts de pierre en font la communication. On voit dans les rues, et principalement sur le port, une si grande affluence de peuple, qu’à peine peut-on s’y ouvrir le passage. Il y a près de la ville des coteaux fort agréables. Sa juridiction est de peu d’étendue, car elle n’a d’autorité que sur trois villes du troisième ordre.
Cette ville, qui est située dans un lieu marécageux, et fermée d’un triple mur, est riche, quoi qu’elle ne soit pas extrêmement peuplée ; on craint d’y être submergé par quelque crue d’eau extraordinaire, car le terrain de la ville est plus bas que celui du canal, qui n’est soutenu en bien des endroits, que par des digues de terre ; mais à deux lieues elle a un bourg de sa dépendance, nommé Tsing kiang pou, qui est comme le port du fleuve Hoang ho, et qui est très étendu, très peuplé, et d’un fracas extraordinaire. C’est là que réside un des grands mandarins, nommé tsong ho, c’est-à-dire intendant général des rivières, ou grand maître des eaux. Ce mandarin a sous lui un grand nombre d’officiers, qui ont chacun leur département, et sont placés dans des lieux convenables.
Au-delà du Hoang ho on trouve sur le canal quelques villes, que les mahométans ont tâché de rendre marchandes, en y attirant le commerce ; mais ils n’y ont pas réussi. Leurs mosquées sont fort élevées, et la structure n’est nullement du goût chinois. Après une si longue suite de générations, ils ne laissent pas d’être regardez comme des gens, dont l’origine est étrangère, et de temps en temps on leur fait des insultes. Il y a peu d’années qu’à Hang keou dans la province de Hou quang, le peuple irrité par quelques mahométans indiscrets, détruisit la mosquée qu’ils y avaient bâtie, sans que le magistrat pût arrêter sa fureur.
Le marbre est fort commun dans le district de cette ville ; les campagnes produisent beaucoup de riz et de froment ; elles sont arrosées de rivières, et de lacs, où l’on pêche toutes sortes de poissons : elle a dans son ressort onze villes, dont deux sont du second ordre, et neuf sont du troisième.
L’air de cette ville est doux et tempéré, le terroir agréable et fertile ; elle est bâtie au bord du canal royal tiré depuis le Ta kiang, en allant vers le nord, jusqu’au fleuve Hoang ho, ou Fleuve Jaune. C’est une ville fort marchande, et il s’y fait un grand commerce de toutes sortes d’ouvrages chinois.
Ce qui la rend très peuplée, c’est surtout le débit et la distribution du sel, qui se fait sur les bords de la mer dans tous les pays de sa dépendance et de son voisinage, et qui est conduit ensuite par de petits canaux faits exprès, lesquels aboutissent au grand canal, dont je viens de parler.
Le reste du canal jusqu’à Peking, n’a aucune ville qui lui soit comparable. Grand nombre de riches marchands transportent ce sel dans les provinces qui sont au cœur de l’empire, et fort éloignées de la mer.
Des canaux d’eau douce coupent et partagent la ville en plusieurs quartiers. Il y a une si grande foule de peuple, et ces canaux sont tellement couverts de barques, qu’il n’y a de libre, que ce qui est absolument nécessaire pour le passage. Il y a garnison tartare.
Vis-à-vis la partie orientale on voit un pont et un gros faubourg. La foule y est si grande en tout temps, que le pont s’est trouvé trop étroit, et on a été obligé d’établir un bac à trente pas plus loin, qui suffit à peine pour passer le monde qui se présente, quoique ce passage ne soit que de vingt pas.
Yang tcheou a deux lieues de circuit, et l’on y compte, tant dans la ville, que dans les faubourgs, deux millions d’âmes. Elle n’a dans son ressort que six villes du troisième ordre. Ses habitants aiment fort le plaisir : ils élèvent avec soin plusieurs jeunes filles, auxquelles ils font apprendre à chanter, à jouer des instruments, à peindre, et tous les exercices qui sont le mérite du sexe, ils les vendent dans la suite bien cher à de grands seigneurs, qui les mettent au rang de leurs concubines, c’est-à-dire, de leurs secondes femmes.
de la province
NGAN KING FOU.
Sa situation est charmante : elle confine avec trois provinces, et quoiqu’elle ne soit éloignée que de cinq journées de la capitale, elle ne laisse pas d’avoir un viceroi particulier. Ce mandarin y tient une grosse garnison dans un fort qui commande le lac Po yang, à l’entrée de la province de Kiang si, et le fleuve Yang tse kiang.
Cette ville est très considérable par ses richesses et par son commerce : c’est le passage de tout ce qu’on fait venir à Nan king : tout le pays qui en dépend est très découvert, très agréable, et très fertile. Elle n’a dans son ressort que six villes du troisième ordre.
C’est la plus méridionale de toute la province, et une des plus riches de l’empire : l’air y est sain et tempéré, bien qu’elle soit environnée de montagnes. Elle n’a sous sa juridiction que six villes du troisième ordre. Ses habitants passent pour être très habiles dans le commerce : il n’y a point de ville, tant soit peu marchande, où il ne se trouve des marchands de Hoei tcheou ; ni de banque, ou de change, où ils ne soient parmi les principaux intéressés.
Le peuple y est ménager, et se contente de peu, mais il est hardi, et entreprenant dans le négoce. Il y a dans les montagnes, des mines d’or, d’argent, et de cuivre et l’on prétend que c’est le pays où croît le meilleur thé.
C’est aussi dans cette ville que se fait la meilleure encre de la Chine, et dont les marchands de Nan king se fournissent. On sait que cette encre n’est pas liquide comme la nôtre, qu’elle se fait en forme de petites masses, sur lesquelles les ouvriers ont soin de graver diverses figures de fleurs, d’animaux, de grotesques, etc.
L’art de faire de l’encre, de même que tous les arts qui ont rapport aux sciences, est honorable à la Chine, où ce n’est que par les sciences qu’on s’élève aux dignités de l’empire. On préfère de même tous les ouvrages de vernis qui se font à Hoei tcheou parce qu’il est plus beau, et qu’on sait mieux l’appliquer que partout ailleurs. Et c’est pareillement de ses confins, qui touchent au district de Iao tcheou de la province de Kiang si, qu’on fait venir en partie à King te tching, la terre qui se met en œuvre pour la porcelaine.
Cette ville est située sur une assez belle rivière, qui va se décharger dans le grand fleuve Yang tse kiang : son terrain est mal uni et raboteux, parce qu’elle est entourée de montagnes : mais ses coteaux sont très agréables à la vue, et ses montagnes, toutes couvertes de bois, fournissent aux herboristes d’excellentes herbes médicinales. Il y a grand nombre de manufactures de papier, qu’on y fait d’une espèce de roseaux. Elle a sous sa juridiction six villes du troisième ordre.
Six villes du troisième ordre dépendent de cette ville : elle est située sur les bords du grand fleuve Yang tse kiang et quoiqu’elle soit environnée de montagnes, son terroir ne laisse pas d’être fertile, et de fournir abondamment tout ce qui est nécessaire à la vie ; quand il lui manquerait quelque chose, elle a une grande ressource dans le Kiang qui porte continuellement sur ses eaux, les richesses de plusieurs provinces.
La situation de cette ville sur le fleuve Yang tse kiang, les deux lacs, et les rivières dont ses campagnes sont arrosées, font aisément connaître combien elle doit être opulente, et avec quelle facilité elle peut faire commerce. On la prendrait en quelque sorte pour une île, car elle est placée au milieu de trois bras de rivières, qui vont se jeter dans le fleuve. Son district ne contient que trois villes, dont Vou hou hien est la plus considérable par ses richesses.
Elle est située sur une montagne assez près du fleuve Jaune, et renferme plusieurs coteaux dans l’enceinte de ses murailles. Son ressort est fort étendu, car il comprend dix-huit villes, dont cinq sont du second ordre, et treize du troisième, sans compter un grand nombre de ma teou ou lieux de commerce, établis sur ses rivières pour la commodité des négociants, et la levée des droits de l’empereur. Cette étendue contient en largeur 80 lieues de l’est à l’ouest, et en longueur environ 60 du nord au sud : c’est plus que n’en ont nos plus grandes provinces d’Europe.
Comme c’était le lieu de la naissance de Hong vou, premier empereur de la dynastie précédente, il prit le dessein de le rendre célèbre, en y bâtissant une ville superbe, pour en faire la capitale de l’empire ; c’est ce qu’il entreprit en l’année 1367.
Après avoir chassé de la Chine les Tartares occidentaux qui s’en étaient emparés, et qui l’avaient gouvernée durant 87 ans, il vint y établir sa cour, et nomma la ville Fong yang, c’est-à-dire, le lieu de la splendeur de l’aigle. Son dessein était de la rendre la plus grande et la plus célèbre de l’empire. Mais l’inégalité de son terrain, la disette d’eau douce, et encore plus la proximité du mausolée de son père, lui firent changer sa résolution. De l’avis unanime de ses principaux officiers, il transféra son trône à Nan king, lieu plus beau et plus commode, qui n’est éloigné de Fong yang que de 32 lieues.
Aussitôt qu’il eut pris son parti, tous les ouvrages cessèrent. Le palais impérial, qui devait avoir une triple enceinte, les murs qui devaient être de neuf lieues de circuit, les canaux qu’on avait projetés, tout cela fut abandonné ; il n’y eut que trois monuments qui furent achevés, et qui subsistent encore. La grandeur et la beauté de ces monuments, donnent à connaître quelle eût été la magnificence de cette ville, si l’empereur eût suivi son premier projet.
Le premier monument qu’on voit encore, est le tombeau du père de Hong vou : il est orné de tout ce que l’industrie chinoise, et la reconnaissance filiale, ont pu inventer de plus beau en ce genre. Il se nomme Hoang lin, ou tombeau royal.
Le second est un donjon bâti au milieu de la ville ; il est de figure carrée oblongue, sa hauteur est de cent pieds distribués en quatre grands étages plantés sur un massif de brique, haut de 40 pieds, long de cent, et large de 60. C’est, dit-on, le plus élevé qui soit à la Chine, aussi l’aperçoit-on de fort loin.
Le troisième est un temple superbe érigé à l’idole Fo : c’était auparavant une petite pagode, où Hong vou ayant perdu ses parents, et se trouvant sans ressource, se retira à l’âge de dix-sept ans, et servit pendant quelques années de valet de cuisine. S’étant ennuyé de cette vie fainéante, il se fit soldat sous un chef de bandits révolté contre les Tartares. Il donna bientôt des preuves de sa valeur, et le chef, dont il s’était acquis l’estime, le choisit pour son gendre : peu après il fut déclaré son successeur par les suffrages unanimes des troupes.
Ce fut alors que se voyant à la tête d’un gros parti, il porta ses vues jusqu’au trône. Sa réputation avait déjà attiré dans son armée un grand nombre de braves gens, à la tête desquels il attaqua brusquement l’armée tartare, la défit entièrement, et s’empara de Nan king, et de plusieurs villes voisines. Il n’en demeura pas là, il ne cessa de poursuivre les Tartares, jusqu’à ce qu’il les eût entièrement chassés de la Chine ; autant de combats qu’il donna, furent autant de victoires, d’où lui est venu le nom de Hong vou, qui signifie, prince d’une valeur qui triomphe de tout.
Aussitôt qu’il fut parvenu à l’empire, plutôt par reconnaissance pour ceux qui l’avaient recueilli dans sa misère, que par sa confiance aux idoles, il fit bâtir en faveur des bonzes, le temple superbe dont je parle. On commença d’abord par une enfilade de cinq grands corps de logis, bâtis à l’impériale, et flanqués de diverses salles, et de logements pour les bonzes ; il leur assigna des revenus, pour entretenir commodément jusqu’à trois cents personnes sous un chef de leur secte, qu’il constitua mandarin, pour les gouverner indépendamment des officiers de la ville.
Cette pagode fut appelée Long hing se, c’est-à-dire, temple d’où le dragon est sorti, parce que l’empereur a un dragon à cinq griffes pour ses armes : il s’est soutenu tant qu’a duré la dynastie précédente : mais dans la suite, et pendant les guerres civiles, il a été presque entièrement ruiné, et on n’y a laissé que cinq corps de logis qui subsistent encore.
La dynastie présente des Tartares orientaux, qui lui a succédé, ne s’est pas mis en peine de rétablir ce temple, en sorte qu’à peine y voit-on aujourd’hui une vingtaine de ces faux prêtres d’idoles, qui sont presque réduits à la mendicité.
À ces trois monuments près, on ne voit rien maintenant dans Fong yang qui mérite quelque attention : elle a été tellement désolée par les guerres, que d’une ville impériale, elle est devenue un vaste village ; elle est assez peuplée, et assez bien bâtie vers le milieu ; mais tout le reste ne consiste qu’en des maisons basses et couvertes de chaume, ou bien en de rases campagnes, où l’on a planté du tabac, qui fait la richesse, et presque le seul commerce du pays.
On trouve dans les montagnes de son voisinage, quantité de talc et d’absinthe rouge, dont les médecins font usage. De belles rivières fertilisent ses campagnes, et entr’autres la grande rivière Hai ho, qui prend sa source dans les montagnes de la province de Ho nan, traverse tout ce pays, et après un long cours, passe par le lac Hong tse, et va se décharger dans le fleuve Hoang ho à 39 lieues environ de son embouchure.
Le pays où cette ville est située, est agréable et très fertile. Le Lac Tsiao au milieu duquel est une montagne qui forme une île, fournit des poissons de toutes les sortes, et arrose si bien les campagnes, qu’elles produisent abondamment toutes sortes de grains et de fruits, et surtout le meilleur thé, et en abondance : c’est principalement par cet endroit que toute cette contrée est célèbre : on y fait de très bon papier.
Ses montagnes, surtout celles qui sont dans le voisinage de Lou kiang hien, sont couvertes de très beaux arbres. On y voit un pont remarquable proche de Lou ngan tcheou. Son ressort est assez étendu, il contient huit villes dont deux sont du second ordre, et six sont du troisième.
Cette île qui est de la province de Kiang nan n’en est séparée à l’ouest que par un bras de mer, lequel n’a pas plus de cinq ou six lieues. On prétend qu’elle s’est formée peu à peu de terres que le Yang tse kiang, grand fleuve qui passe à Nan king, a entraîné de diverses provinces qu’il arrose : c’est pourquoi, outre le nom de Tsong ming qu’on lui donne, on l’appelle communément Kiang che, ce qui signifie, langue du fleuve ; soit qu’en effet étant beaucoup plus longue que large, elle a assez la figure d’une langue, soit parce qu’elle est placée directement à l’embouchure de ce grand fleuve.
Anciennement c’était un pays désert et sablonneux, tout couvert de roseaux ; on y reléguait les bandits et les scélérats dont on voulait purger l’empire. Les premiers qu’on y débarqua, se trouvèrent dans la nécessité, ou de périr par la faim, ou de tirer leurs aliments du sein de la terre. L’envie de vivre les rendit actifs et industrieux : ils défrichèrent cette terre inculte : ils en arrachèrent les plantes inutiles : ils semèrent le peu de grains qu’ils avaient apportés, et ils ne furent pas longtemps sans recueillir le fruit de leurs travaux. Quelques familles chinoises, qui avaient de la peine à subsister dans le continent, eurent la pensée d’aller habiter une terre, dont la culture pouvait les tirer de leur extrême indigence : elles se transplantèrent dans l’île, et partagèrent entr’elles le terrain.
Ces nouveaux venus, ne pouvant défricher toute l’étendue du terroir qu’ils s’étaient donné, appelèrent à leur secours d’autres familles du continent : ils leur cédèrent à perpétuité une partie des terres, à condition qu’elles paieraient tous les ans, en diverses denrées, une rente proportionnée à leur récolte. Le droit qu’exigent les premiers propriétaires, s’appelle quo teou, et subsiste encore maintenant.
L’île de Tsong ming a environ vingt lieues de longueur, et cinq à six lieues de largeur. Il n’y a qu’une ville du troisième ordre, qui a une enceinte de murailles fort hautes, appuyées de bonnes terrasses, et entourées de fossés pleins d’eau. La campagne est coupée d’un nombre infini de canaux bordés de chaussées fort élevées, pour mettre la campagne à couvert des inondations ; car le terrain y est uni, et on n’y voit pas de montagnes. L’air y est sain et tempéré, le pays agréable.
D’espace en espace on voit de gros bourgs, où il y a quantité de boutiques de marchands, bien fournies de tout ce qu’on peut désirer, pour les nécessités, et même pour les délices de la vie. Entre chaque bourg, il y a autant de maisons répandues çà et là dans la campagne, qu’il y a de familles occupées au labour. Il est vrai que ces maisons n’ont rien de magnifique : à la réserve de celles des gens riches qui sont bâties de brique et couvertes de tuiles, toutes celles des gens du commun n’ont qu’un toit de chaume, et sont construites de simples roseaux entrelacés les uns dans les autres. Les arbres plantés de côté et d’autre, le long des fossés pleins d’eau vive qui environnent les maisons, leur donnent un agrément, qu’elles n’ont pas d’elles-mêmes.
Les grands chemins qui sont fort étroits, parce que le terrain y est extrêmement ménagé, sont bordés de petites maisons de marchands qui vendent des rafraîchissements aux voyageurs. On s’imaginerait presque que toute l’île, dans les endroits où elle est mieux cultivée, n’est qu’un seul village d’une étendue immense.
On n’y trouve point de gibier, mais quantité de grosses oies, de canards sauvages et domestiques, de poules, de cochons, et de buffles dont on ne se sert que pour le labour. On y voit peu de fruits, et la terre n’y porte que de gros citrons, de petites oranges aigres propres à assaisonner les viandes, des abricots, de grosses pêches, le fruit nommé se tse, dont je parle ailleurs, de gros melons d’eau, et de toutes sortes d’herbes et de légumes dans toutes les saisons de l’année.
La terre n’est pas la même dans toute l’île : il y en a de trois sortes dont le rapport est bien différent. La première est située vers le nord, et ne se cultive point ; les roseaux qui y croissent naturellement sont d’un revenu très considérable. Comme il n’y a point d’arbres dans toute l’île, on emploie une partie de ces roseaux à bâtir les maisons de la campagne : l’autre partie sert à brûler, et fournit le chauffage non seulement à tout le pays, mais encore à une partie des côtes de la terre ferme.
La seconde espèce de terre, est celle qui depuis la première s’étend jusqu’à la mer du côté du midi. Ces insulaires y font tous les ans deux récoltes : l’une de grains, qui est générale, se fait au mois de mai : l’autre se fait de riz ou de coton ; celle-là au mois de septembre, et celle-ci un peu après. Leurs grains sont le riz, le froment, l’orge, et une espèce de blé barbu, qui bien que semblable au seigle, est pourtant d’une autre nature.
Il y a une troisième sorte de terre, qui est stérile en apparence, et qui cependant est d’un plus grand revenu que toutes les autres. C’est une terre grise répandue par arpents dans divers cantons de l’île du côté du nord. On en tire une si grande quantité de sel, que non seulement toute l’île en fait sa provision, mais qu’on en fournit encore ceux de terre ferme. Il serait assez difficile d’expliquer comment il se peut faire, que certaines portions de terre dispersées dans tout un pays, se trouvent si remplies de sel, qu’elles ne produisent pas un seul brin d’herbe, tandis que d’autres terres qui leur sont contiguës, sont très fertiles en blé et en coton. Il arrive même souvent, que celles-ci se remplissent de sel, tandis que les autres deviennent propres à être ensemencées.
Ce sont là de ces secrets de la nature que l’esprit humain s’efforcerait vainement de pénétrer, et qui doivent servir à lui faire admirer de plus en plus, la grandeur et la puissance de l’auteur même de la nature.
- ↑ Un taël vaut une once d'argent, et cette once à la Chine répond à 7 l. 10 f. de notre monnaie présente.