Description de la Chine (La Haye)/De la secte de Fo ou Foë

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Scheuerlee (3p. 22-34).


De la secte de Fo ou Foë.


Il y avait deux cent soixante-dix ans que les empereurs de la dynastie des Han occupaient le trône impérial, et l’on comptait la soixante-cinquième année depuis la naissance de Jésus-Christ, lorsque l’empereur Ming ti introduisit à la Chine une nouvelle secte, encore plus dangereuse que la première, et qui a fait des progrès beaucoup plus rapides.

A l’occasion d’un songe qu’eût ce prince, il se ressouvint de ce mot que Confucius répétait souvent ; savoir, que c’était dans l’occident qu’on trouverait le saint. Il envoya des ambassadeurs aux Indes, pour découvrir quel était ce saint, et pour y chercher la véritable loi qu’il y enseignait. Les ambassadeurs crurent l’avoir trouvé parmi les adorateurs d’une idole nommée Fo ou Foë. Ils transportèrent à la Chine cette idole, et avec elle les fables dont les livres indiens étaient remplis, les superstitions, la métempsycose, et l’athéisme.

Cette contagion, qui commença par la cour, gagna bientôt les provinces, et se répandit dans tout l’empire, où la magie et l’impiété n’avaient déjà fait que trop de ravages.

On ne peut pas bien dire en quel endroit de l’Inde parut cette idole. Si les choses extraordinaires que ses disciples en racontent, ne sont pas autant de fables qu’ils aient inventées, on serait porté à croire avec saint François Xavier, que ce fut plutôt un spectre, qu’un homme ordinaire.

Ils rapportent qu’il naquit dans cette partie de l’Inde, que les Chinois appellent Chung tien cho ; qu’il eût pour père le roi de cette contrée, et que sa mère s’appelait Mo yé ; que sa mère le mit au monde par le côté droit, et qu’elle mourut peu après lui avoir donné la vie ; que lorsqu’elle conçut, elle rêva pendant son sommeil qu’elle avalait un éléphant ; que c’est là la source des honneurs que les rois des Indes rendent aux éléphants blancs, et qu’ils se sont fait souvent de sanglantes guerres, pour avoir cette sorte d’animal. Il fut d’abord nommé Che kia, ou Cha ka, comme les Japonais l’appellent.

A peine, disent-ils, ce monstre fût-il sorti des flancs de sa mère, qu’il se tint debout. Il fit sept pas, montrant d’une main le ciel, et de l’autre la terre. Il parla même, et prononça clairement les mots suivants : Il n’y a que moi dans le ciel et sur la terre qui mérite d’être honoré.

A dix-sept ans il épousa trois femmes : il eût un fils que les Chinois nomment Mo heou lo. A dix-neuf ans il abandonna ses femmes, son fils et tous les soins terrestres, pour se retirer dans la solitude, et se mettre sous la conduite de quatre philosophes, que les Indiens appellent Ioghi. A trente ans il fut tout à coup pénétré de la divinité, et devint Fo ou Pagode, comme l’appellent les Indiens. Se voyant Dieu, il ne songea plus qu’à répandre sa doctrine.

Le démon ne lui manqua pas au besoin. Ce fut par son secours qu’il fit les choses les plus étonnantes, et que par la nouveauté de ses prodiges il jeta la terreur parmi les peuples, et s’attira en même temps leur vénération. Les Chinois ont décrit ces prodiges dans de grands volumes, et les ont représentés dans diverses estampes.

Il n’est pas croyable combien ce Dieu chimérique se fit de disciples : on en compte quatre-vingt mille qui lui servirent à infecter tout l’orient de ses dogmes impies. Les Chinois les appellent Ho chang ; les Tartares Lamas ; les Siamois Talapoins ; les Japonais, ou plutôt les Européens, Bonzes. Parmi ce grand nombre de disciples, il y en eût dix des plus distingués par leur rang, et par leur dignité, qui publièrent cinq mille volumes en l’honneur de leur maître.

Cependant ce nouveau Dieu comprit qu’il était mortel comme le reste des hommes. Il avait atteint la soixante-dix-neuvième année de son âge : la défaillance de ses forces lui fit sentir qu’il était prêt de sa fin ; et ce fut alors, que mettant le comble à l’impiété, il vomit de son sein tout le venin de l’athéisme.

Il déclara à ses disciples, que jusqu’à ce moment il ne s’était servi avec eux que de paraboles ; que ses discours avaient été autant d’énigmes ; et que pendant plus de quarante ans il leur avait caché la vérité sous des expressions figurées et métaphoriques ; mais qu’étant sur le point de les quitter, il voulait leur communiquer ses véritables sentiments, et leur révéler le mystère de sa doctrine. Apprenez donc, leur dit-il, qu’il n’y a point d’autre principe de toutes choses, que le vide et le néant ; c’est du néant que tout est sorti ; c’est au néant que tout doit retourner ; c’est là qu’aboutissent toutes nos espérances. Mais ses disciples s’en tinrent à ses premières paroles, et leur doctrine est entièrement opposée à l’athéisme.

Cependant ces dernières paroles de l’imposteur donnèrent lieu à cette célèbre distinction, qui s’est faite de sa doctrine, en extérieure, et en intérieure, dont je parlerai dans la suite. Ses disciples ne manquèrent pas de répandre une infinité de fables après sa mort : ils persuadèrent sans peine à un peuple simple et crédule, que leur maître était né huit mille fois ; qu’il avait passé successivement en différents animaux, et qu’il avait paru sous la figure de singe, de dragon, d’éléphant, etc.

C’était apparemment à dessein d’établir le culte de cette fausse divinité sous la figure d’une infinité de bêtes : aussi ces différentes bêtes, où, disait-on, l’âme de Fo avait passé, furent-elles adorées en plusieurs endroits. Le peuple chinois éleva de même plusieurs temples à toutes sortes d’idoles, et elles se multiplièrent à l’infini dans tout l’empire.

Parmi le grand nombre de disciples que se fit ce Dieu chimérique, il s’en trouva un qui lui était plus cher que tous les autres, à qui il confia ses plus intimes secrets, et qu’il chargea plus particulièrement d’étendre sa doctrine. On l’appelle Moo kia ye. Il lui ordonna de ne point s’amuser à appuyer ses dogmes de preuves, et de longs raisonnements, mais de mettre simplement à la tête des ouvrages qu’il publierait, ces paroles : C’est ainsi que je l’ai appris.

Ce même Fo parle dans un de ses livres, d’un maître encore plus ancien que lui, que les Chinois nomment O mi to, et que les Japonais, par corruption de langage, ont nommé Amida. C’est dans le royaume de Bengale que parût cet autre monstre. Les bonzes prétendent qu’il parvint à une si haute sainteté, et qu’il acquit tant de mérites, qu’il suffit maintenant de l’invoquer, pour obtenir le pardon de tous ses crimes. C’est ce qui fait que l’on entend continuellement les Chinois de sa secte prononcer ces deux noms O mi to, Fo. Ils croient que l’invocation de ces deux prétendues divinités les purifie de telle sorte, qu’ils peuvent ensuite lâcher impunément la bride à toutes leurs passions ; persuadés qu’il ne leur en coûtera qu’une invocation si facile, pour expier les crimes les plus énormes.

Les dernières paroles de ce Fo mourant, donnèrent naissance à une secte particulière d’athées, qui s’éleva parmi quelques bonzes ; les autres bonzes ayant de la peine à se dépouiller des préjugés de leur éducation, persévérèrent dans les premières erreurs que leur maître leur avait enseignées.

Il y en eut plusieurs qui tâchèrent d’accorder les uns et les autres par la distinction de deux doctrines, l’une extérieure, et l’autre intérieure. La première, qui était à la portée du peuple, préparait les esprits à recevoir la seconde, qui ne convenait qu’aux esprits plus élevés : et pour faire mieux comprendre leur pensée, ils se servaient de cet exemple.

La doctrine extérieure, disaient-ils, est par rapport à la doctrine intérieure, ce qu’est le cintre à l’égard de la voûte qu’on bâtit. Cet assemblage de charpente n’est nécessaire que pour soutenir les pierres, qui servent à construire la voûte ; aussitôt qu’elle est achevée, la charpente devient inutile, et on la renverse. De même il n’est plus question de doctrine extérieure, dès qu’on a embrassé la doctrine intérieure. Or voici quelle est la doctrine extérieure qui renferme les principes de la morale des bonzes, et qu’ils ont grand soin de débiter. Ils disent qu’il y a une grande différence entre le bien et le mal ; qu’après la mort il y a des récompenses pour ceux qui ont pratiqué le bien, et des supplices, dont on punit ceux qui ont fait le mal ; qu’il y a des lieux destinés pour les âmes des uns et des autres, où elles sont placées selon leur mérite ; que le Dieu Fo est né pour sauver les hommes, et remettre dans la voie du salut ceux qui s’en écartent ; que c’est lui qui expie leurs péchés, et qui leur procure une heureuse renaissance dans l’autre monde ; qu’il y a cinq préceptes à observer : le premier défend de tuer aucune créature vivante ; le second, de prendre le bien d’autrui ; le troisième, de se souiller par l’impureté ; le quatrième, de mentir ; et le cinquième, de boire du vin.

Mais surtout il ne faut pas manquer de pratiquer certaines œuvres de miséricorde qu’ils prescrivent. Traitez bien les bonzes, disent-ils, et fournissez-leur tout ce qui est nécessaire à leur subsistance : bâtissez-leur des monastères et des temples, afin que par leurs prières, et par les pénitences qu’ils s’imposent pour l’expiation de vos péchés, ils vous délivrent des peines auxquelles vous seriez sujets. Aux obsèques de vos parents, brûlez des papiers dorés et argentés, des habits et des étoffes de soie : tout cela dans l’autre monde se change en or, en argent, en véritables habits. Par ce moyen vos parents défunts ne manquent point des choses qui leur sont nécessaires, et ils ont de quoi se concilier les dix-huit gardiens des enfers, qui, sans ce secours, seraient inexorables, et leur feraient sentir tout le poids d’une rigueur inflexible. Que si vous négligez l’observation de ces commandements, songez qu’après votre mort vous serez en proie aux plus cruels tourments ; et que votre âme, par une longue suite de métempsycoses, passera dans le corps des plus vils animaux : vous renaîtrez sous la forme d’un mulet, d’un cheval, d’un chien, d’un rat, ou de quelque autre bête encore plus méprisable.

Il n’est pas aisé de dire jusqu’où va la crainte et l’effroi que ces chimères jettent dans l’esprit crédule et superstitieux des Chinois. Une seule histoire le fera connaître : c’est le père le Comte qui la rapporte, comme étant arrivée à lui-même, lorsqu’il demeurait dans la province de Chen si.

« On m’appela, dit-il, un jour, pour donner le baptême à un malade : c’était un vieillard de soixante-dix ans, qui vivait d’une petite pension, dont l’empereur l’avait gratifié. Dès que j’entrai en sa chambre : Que je vous suis obligé, mon Père, me dit-il, vous m’allez délivrer de bien de peines. Non seulement, lui répondis-je, le baptême délivre de l’enfer, mais il conduit encore à une vie bienheureuse. Quel bonheur pour vous d’aller au ciel jouir éternellement de Dieu ! Je n’entends pas bien, répartit le malade, ce que vous me dites, et peut-être aussi ne me suis-je pas bien expliqué : vous saurez, mon Père, que je vis depuis longtemps des bienfaits de l’empereur. Les bonzes, parfaitement bien instruits de ce qui se passe en l’autre monde, m’assurent que par reconnaissance je serai obligé après ma mort de le servir ; et qu’infailliblement mon âme passera dans l’un de ses chevaux de poste, pour porter dans les provinces les dépêches de la cour. C’est pour cela qu’ils m’exhortent à bien faire mon devoir, dès que j’aurai pris ce nouvel état ; à ne point broncher, à ne point ruer, à ne point mordre, à ne blesser personne : courez bien, me disent-ils, mangez peu, soyez patient, par là vous attirerez la compassion des dieux, qui souvent d’une bonne bête, font à la fin, un homme de qualité, et un mandarin considérable. Je vous avoue, mon Père, que cette pensée me fait frémir, et je n’y songe jamais sans trembler : j’y songe néanmoins toutes les nuits, et il me semble quelquefois durant le sommeil que je suis déjà sous le harnois, prêt à courir au premier coup de fouet du postillon. Je me réveille tout en eau, et à demi troublé, ne sachant plus si je suis encore homme, ou si je suis devenu cheval. Mais, hélas ! que deviendrai-je, quand ce ne sera plus un songe ?

« Voici donc, mon Père, le parti que j’ai pris. On m’a dit que ceux de votre religion ne sont point sujets à ces misères ; que les hommes y sont toujours hommes, et qu’ils se trouvent tels en l’autre monde, qu’ils étaient en celui-ci. Je vous supplie de me recevoir parmi vous. Je sais bien que votre religion est difficile à observer ; mais fût-elle encore plus rude, je suis prêt de l’embrasser ; et quoi qu’il m’en coûte, j’aime encore mieux être chrétien que de devenir bête. » Ce discours, et l’état présent du malade, me firent compassion ; mais faisant ensuite réflexion que Dieu se sert même de la simplicité et de l’ignorance, pour conduire les hommes à la vérité, je pris de là occasion de le détromper de ses erreurs, et de le mettre dans la voie du salut. Je l’instruisis longtemps : il crut enfin ; et j’eus la consolation de le voir mourir, non seulement avec des sentiments plus raisonnables, mais encore avec toutes les marques d’un bon chrétien.

On voit que si les Chinois sont les dupes d’une doctrine aussi absurde et aussi ridicule, que celle de la métempsycose, les bonzes, qui ont tant de zèle à la répandre, n’en retirent pas un petit avantage. Elle sert merveilleusement à toutes les fourberies qu’ils emploient pour arracher des aumônes, et grossir leurs revenus : tirés de la lie du peuple, et entretenus dès leur enfance dans une profession oisive, ils trouvent dans la métempsycose de quoi autoriser les ruses et les artifices qu’ils mettent en œuvre, pour intéresser la libéralité des peuples. On en peut juger par le trait suivant. C’est le même Père le Comte qui le rapporte.

« Deux de ces bonzes, dit-il, voyant un jour dans la cour d’un riche paysan deux ou trois gros canards, se prosternèrent devant la porte, et se prirent à gémir et à pleurer amèrement. La bonne femme, qui les aperçut de sa chambre, sortit pour apprendre le sujet de leur douleur. Nous savons, lui dirent-ils, que les âmes de nos pères ont passé dans le corps de ces animaux ; et la crainte où nous sommes, que vous ne les fassiez mourir, nous fera assurément mourir nous-mêmes de douleur. Il est vrai, dit la paysanne, que nous avions résolu de les vendre : mais puisque ce sont vos pères, je vous promets de les conserver.

« Ce n’est pas ce que les bonzes prétendaient. Peut-être, dirent-ils, que votre mari n’aura pas la même charité ; et vous pouvez compter que nous perdrons la vie, s’il leur arrive quelque accident.

« Enfin après un long entretien, cette bonne paysanne fut si touchée de leur douleur apparente, qu’elle leur donna les canards à nourrir durant quelque temps pour leur consolation. Ils les prirent avec respect, après s’être vingt fois prosternés devant eux : mais dès le soir même ils en firent un festin à leur petite communauté, et s’en nourrirent eux-mêmes. »

Au reste ces bonzes sont répandus par tout l’empire. Ce sont des gens du pays, qu’on élève dans ce métier dès leur plus tendre jeunesse. Ces scélérats, pour perpétuer leur secte, achètent de jeunes enfants de sept à huit ans, dont ils font de petits bonzes, qu’ils instruisent pendant quinze ou vingt ans pour leur succéder. Ils sont presque tous très ignorants, et il y en a peu qui sachent les principes de la doctrine de leur secte.

Tous les bonzes ne sont pas également célèbres : il y en a, pour ainsi dire, de tout étage : les uns ont l’emploi de quêter : les autres, en très petit nombre, qui ont acquis la connaissance des livres, et qui parlent poliment, sont chargés de visiter les lettrés, et de s’insinuer chez les mandarins. Il y a parmi eux des vieillards vénérables ; ce sont ceux-là qui président aux assemblées des femmes. Ces assemblées sont néanmoins très rares, et ne se pratiquent pas partout.

De plus, bien que les bonzes n’aient pas une hiérarchie parfaite, ils ont cependant des supérieurs qu’ils appellent Ta ho chang, c’est-à-dire, Grands bonzes ; et ce rang où on les élève, ajoute beaucoup à la réputation que leur âge, leur extérieur grave et modeste, et leur hypocrisie leur avait acquise. On trouve partout des monastères de ces bonzes ; mais tous ne sont pas également fréquentés par le concours des peuples.

Il y a dans chaque province certaines montagnes, où se trouvent des temples d’idoles, plus accrédités que tous les autres. On va de fort loin en pèlerinage à ces temples. Ces pèlerins, dès qu’ils sont au bas de la montagne, s’agenouillent, et se prosternent à chaque pas qu’ils font pour y monter. Ceux qui ne peuvent faire le pèlerinage, chargent quelques-uns de leurs amis de leur acheter une grande feuille imprimée, et marquée à un certain coin par les bonzes. Au milieu de la feuille est la figure du Dieu Fo. Sur l’habit de Fo, et tout autour de sa figure sont une infinité de petits cercles. Les dévots, et les dévotes au Dieu Fo, ont pendu au col, ou autour du bras une sorte de chapelet, composé de cent grains médiocres, et de huit plus gros ; à la tête se trouve un gros grain de la figure de ces petites tabatières faites en forme de calebasse. C’est en roulant ces grains entre leurs doigts, qu’ils prononcent ces paroles mystérieuses O mi to fo, auxquelles eux-mêmes ne comprennent rien. Ils font de plus cent génuflexions ; après quoi ils marquent d’un trait rouge un de ces cercles, dont la figure est toute couverte.

De temps en temps on invite les bonzes à venir à la maison pour y faire des prières, et pour sceller et authentiquer le nombre des cercles qui en ont été remplis. On les porte en pompe aux funérailles dans un petit coffre bien scellé par les bonzes : c’est ce qu’ils appellent lou in, c’est-à-dire, passeport pour le voyage de cette vie en l’autre. Ce passeport ne s’accorde point, qu’il n’en coûte quelques taëls : mais, disent-ils, on ne doit point plaindre cette dépense, puisqu’on est assuré d’un voyage heureux.

Parmi ces temples de faux dieux, on en voit plusieurs de célèbres par la beauté et la grandeur des bâtiments, et par les figures bizarres des idoles. Il y en a de si monstrueuses, que les pauvres Chinois en les voyant, se prosternent quelquefois incontinent à terre, et la battent du front à plusieurs reprises, tant ils sont saisis de frayeur.

Comme ces bonzes n’ont d’autre vue que d’amasser de l’argent, et que d’ailleurs, quelque réputation qu’ils se soient faite, ils ne sont qu’un amas de la canaille de l’empire, ils savent à merveille l’art de ramper devant tout le monde. Ils affectent une douceur, une complaisance, une humilité, et une modestie, qui éblouit d’abord. Les Chinois, qui ne pénètrent pas plus avant, les prennent pour autant de saints ; surtout lorsqu’à cet extérieur ils joignent un jeûne rigoureux, qu’ils se relèvent plusieurs fois la nuit pour adorer Fo, et qu’ils paraissent se sacrifier en quelque sorte pour le bien public.

Dans le dessein de se faire un mérite auprès des peuples, et de s’attirer une compassion qui excite leurs libéralités, ils se donnent en spectacle par de rudes pénitences qu’ils font dans les rues, et au milieu des places publiques. Il y en a à qui on a attaché au col et aux pieds de grosses chaînes longues de plus de trente pieds, qu’ils traînent dans les rues avec beaucoup de peine. Ils s’arrêtent aux portes de chaque maison. Vous voyez, disent-ils, ce qu’il nous en coûte pour expier vos fautes ; pouvez-vous ne pas nous accorder quelque légère aumône ?

On en voit d’autres dans les carrefours et dans les lieux les plus fréquentés, qui se mettent en sang, en se frappant la tête de toute leur force avec une grosse pierre. Mais parmi ces sortes de pénitences, il n’y en a guère de plus surprenante que celle d’un jeune bonze, dont le père le Comte fut témoin. Voici comme il la rapporte.

« Je rencontrai un jour au milieu d’un village un jeune bonze débonnaire, doux, modeste, et tout propre à demander l’aumône, et à l’obtenir. Il était debout dans une chaise bien fermée, et hérissée en dedans de longues pointes de clous fort pressés les uns auprès des autres, de manière qu’il ne lui était pas permis de s’appuyer sans se blesser. Deux hommes gagés le portaient fort lentement dans les maisons, où il priait les gens d’avoir compassion de lui.

« Je me suis, disait-il, enfermé dans cette chaise pour le bien de vos âmes, résolu de n’en sortir jamais, jusqu’à ce que l’on ait acheté tous ces clous (il y en avait plus de deux mille)  ; chaque clou vaut dix sols ; mais il n’y en a aucun qui ne soit une source de bénédictions dans vos maisons. Si vous en achetez, vous pratiquerez un acte de vertu héroïque, et ce sera une aumône que vous donnerez, non aux bonzes, à qui vous pouvez d’ailleurs faire vos charités, mais au Dieu Fo, à l’honneur duquel nous bâtissons un temple.

« Je passais alors par ce chemin : ce bonze me vit, et me fit, comme aux autres, le même compliment. Je lui dis qu’il était bien malheureux de se tourmenter ainsi inutilement en ce monde ; et je lui conseillai de sortir de sa prison, pour aller au temple du vrai Dieu se faire instruire des vérités célestes, et se soumettre à une pénitence moins rude et plus salutaire.

« Il me répondit avec beaucoup de douceur et de sang froid, qu’il m’était bien obligé de mes avis ; mais qu’il me le serait encore davantage, si je voulais acheter une douzaine de ces clous, qui me porteraient assurément bonheur dans mon voyage.

« Tenez, dit-il, en se tournant d’un côté, prenez ceux-ci ; foi de bonze, ce sont les meilleurs de ma chaise, parce qu’ils m’incommodent plus que les autres, cependant ils sont tous de même prix. Il proféra ces paroles d’un air, et avec une action, qui en toute autre occasion m’aurait fait rire ; mais pour lors son aveuglement me faisait pitié, et je fus pénétré de douleur à la vue de ce misérable captif du démon, qui souffrait plus pour se perdre, qu’un chrétien n’est obligé de souffrir pour se sauver. »

C’est le même motif de se procurer des aumônes, qui porte les bonzes à se transporter à l’instant dans toutes les maisons, où on les appelle, chez le pauvre comme chez le riche Ils y vont en tel nombre qu’on le souhaite ; ils y demeurent tant qu’on veut ; et quand il y a quelque assemblée de femmes, ce qui est rare, et ne se pratique, comme j’ai dit ci-dessus, qu’en quelques endroits, ils amènent quelquefois avec eux un bonze, qui est distingué des autres par la place qu’il prend, par le respect que les autres bonzes lui rendent, et par ses habits de cérémonie, qui ne peuvent être portés que par des bonzes de son rang.

Ces assemblées de dames sont d’un bon revenu pour les bonzes. Il y a dans chaque ville plusieurs sociétés de dix, quinze, vingt femmes, plus ou moins. Elles sont la plupart de bonne famille et sur l’âge, ou bien veuves, et ont par conséquent quelque argent, dont elles peuvent disposer. On les fait supérieures de la communauté tour à tour, chacune pendant un an. C’est ordinairement chez la supérieure, que se tiennent les assemblées : et afin que les choses s’y passent dans l’ordre, toutes les autres contribuent une certaine somme d’argent pour la dépense commune.

Le jour qu’on tient l’assemblée, vient un bonze déjà sur l’âge, qui y préside, et qui entonne les antiennes de Fo. Les dévotes entrent dans le chœur ; et après qu’on a bien crié, O mi to fo, et bien battu de petits chaudrons, on se met à table, et l’on se régale : mais ce n’est là que la cérémonie ordinaire.

Aux jours plus solennels, on pare la maison de plusieurs idoles, que les bonzes placent en cérémonie, et de plusieurs peintures grotesques, qui représentent en cent façons les peines qu’on souffre dans l’enfer. Les prières et les festins durent sept jours. Le grand bonze est soutenu de plusieurs autres bonzes, qui fortifient le chœur.

Pendant ces sept jours un des principaux soins est de préparer, et de consacrer les trésors pour l’autre monde. Pour cela, on bâtit un corps de logis de papier peint et doré : c’est un ouvrage fort propre, et où il ne manque pas la moindre pièce d’une maison parfaite. On remplit ce petit palais d’un grand nombre de boîtes de carton peintes et vernissées : c’est dans ces boîtes que sont les lingots d’or et d’argent, c’est-à-dire, de papier doré. Il y en a plusieurs centaines qui servent à se rédimer des supplices terribles qu’Yen vang, c’est-à-dire, le roi d’enfer fait souffrir à ceux qui n’ont rien à lui donner. On en met à part une vingtaine, pour gagner les gens du tribunal de ce roi des ombres. Le reste, aussi bien que la maison, c’est pour se loger, pour vivre, et pour acheter quelque charge en l’autre vie. On ferme toutes ces petites boîtes avec des cadenas de papier : puis on ferme le logis, et l’on en garde soigneusement les clefs.

Quand la personne, qui a fait tous ces frais, vient à mourir, on brûle le tout avec un grand sérieux ; puis on brûle les clefs de la maison et des petits coffres, afin qu’elle puisse les ouvrir, et en tirer son or et son argent, qui n’est plus alors de simple papier, mais qui s’est changé en argent fin, et en or excellent. Yen vang n’est point à l’épreuve de ce doux métal, rien n’est plus aisé que de le corrompre.

Cette espérance, jointe à tout cet extérieur, qui donne dans les yeux, fait une telle impression sur l’esprit des pauvres Chinois, qu’il n’y a qu’un miracle extraordinaire de la grâce qui puisse les détromper. Au reste, cet exercice de religion est parfaitement libre : on célèbre ces sortes de fêtes, quand la fantaisie en prend ; et l’on n’a jamais que de bonnes paroles de tous ces charlatans de bonzes, qui vous promettent une longue vie, de grands honneurs pour vos enfants, l’abondance des biens en ce monde, et par-dessus tout un grand bonheur dans l’autre.

Telles sont les extravagances, dont ces imposteurs amusent la crédulité des peuples. Ils se sont acquis tant d’autorité sur les esprits, qu’on voit partout des idoles que les aveugles chinois invoquent sans cesse, surtout dans le temps de leurs maladies, lorsqu’ils entreprennent quelque voyage, ou lorsqu’ils se trouvent en péril. <bowiki />

Dans le voyage que le père de Fontaney fît de Siam à la Chine, sur une somme chinoise, il fut témoin de toutes leurs cérémonies, aussi ridicules que superstitieuses. Ils avaient, dit-il, à la poupe de leur vaisseau une petite idole toute noire de la fumée d’une lampe, qui brûlait continuellement en son honneur ; avant que de se mettre à table, ils lui offraient les viandes préparées pour le repas ; deux fois le jour ils jetaient de petites gondoles de ce même papier, afin que s’occupant à renverser ces petits vaisseaux, elle épargnât le leur.

Que si non obstant ces présents et ces offrandes, les flots de la mer venaient à être agités extraordinairement par l’esprit, qui, selon eux, les gouverne, ils mettaient au feu beaucoup de plumes, dont la fumée et la mauvaise odeur empestaient l’air ; et ils prétendaient par là conjurer la tempête, et écarter bien loin ce mauvais démon. Mais ce fut à la vue d’une montagne, qu’on découvre en passant le canal de la Cochinchine, et où l’on a bâti un temple d’idoles, qu’ils se surpassèrent eux-mêmes dans leurs superstitions.

Après avoir offert des viandes, allumé des cierges, brûlé des parfums, jeté diverses figures de papier doré dans la mer, et s’être prosternés une infinité de fois, les matelots préparèrent un petit vaisseau fait de planches, et long d’environ quatre pieds : il avait ses mâts, ses cordages, ses voiles, et ses banderoles, sa boussole, son gouvernail, sa chaloupe, son canon, ses vivres, ses marchandises, et même son livre de compte. On avait disposé à la poupe, à la proue, et sur les cordages, autant de petites figures de papier peint, qu’il y avait d’hommes sur le vaisseau. On posa cette machine sur un brancard, on la leva avec cérémonie, on la promena par le vaisseau au bruit d’un tambour et d’un bassin d’airain. Un matelot habillé en bonze, conduisait la marche, et s’escrimait d’un long bâton, en poussant de grands cris. Enfin elle fut descendue lentement dans la mer, et on la suivit des yeux, aussi loin qu’il fut possible. Le prétendu bonze monta sur la dunette, où il continua ses acclamations, en lui souhaitant un heureux voyage.

Comme il y a des assemblées de femmes où président les bonzes, il y a aussi des assemblées d’hommes qu’on appelle les Jeûneurs, Tchang tchai. Chaque assemblée a son supérieur, qui est comme le maître des autres, et qui a sous lui bon nombre de disciples qu’on appelle Tou ti. Ils lui donnent le nom de Sseë fou, qui veut dire Docteur-père.

Lorsqu’on a de l’industrie, ou qu’on s’est fait quelque réputation, on parvient aisément à cette charge. On conserve dans une famille quelque vieux livre écrit à la main, qui a passé de père en fils depuis plusieurs années. Ce livre est rempli de prières impies que personne n’entend ; il n’y a que le chef de la famille qui sache les réciter. Quelquefois ces prières sont suivies d’effets surprenants ; il n’en faut pas davantage pour élever un homme à la qualité de Sseë fou, et pour lui gagner quantité de disciples.

Les jours que doit se tenir l’assemblée, tous les disciples sont avertis de s’y rendre, et nul n’oserait y manquer. Le supérieur est assis dans le fond de la salle et au milieu ; chacun vient se prosterner devant lui, et va ensuite se ranger modestement à droite et à gauche sur deux lignes. Quand le temps est venu, on récite ces prières secrètes et impies, et l’on finit par se mettre à table, et se plonger dans la débauche : car ce sont de plaisants jeûneurs, que les Jeûneurs de la Chine. A la vérité ils s’interdisent pour toute la vie l’usage de la viande, du poisson, du vin, des oignons, de l’ail, et de tout ce qui échauffe ; mais ils savent bien s’en dédommager par d’autres mets qu’ils se procurent, et surtout par la liberté qu’ils ont de manger autant de fois qu’ils veulent, à toutes les heures du jour.

Il ne faut pas croire non plus que cette sorte d’abstinence, coûte beaucoup à un Chinois : on en voit une infinité, qui, sans être Jeûneurs de profession, se contentent de riz et d’herbes pour leur nourriture, faute d’avoir de quoi acheter de la viande. On ne doit pas de même s’étonner que ceux de cette secte soient si fort attachés à cette abstinence, que rien ne puisse la leur faire rompre. C’est pour eux un métier facile, dont ils retirent d’assez bons revenus.

Quand on est une fois parvenu au degré de Sseë fou, et qu’on a su se faire un grand nombre de disciples, le tribut que chaque disciple est obligé de payer aux jours qu’on s’assemble, monte dans une année à une somme assez considérable : outre que le métier de jeûneur est un excellent vernis qu’on passe sur tous les désordres d’une vie infâme et libertine, et qu’on se met dans une réputation de sainteté, qui s’acquiert à très peu de frais.

Enfin il n’y a point de stratagèmes, ni de ridicules inventions, auxquelles ces ministres de Satan n’aient recours, pour maintenir leurs dévots et dévotes dans l’attachement qu’ils ont au culte du Dieu Fo, et pour les aliéner des prédicateurs de l’Évangile. Tantôt ils leur font accroire que ces Européens, qui se sont introduits depuis plus d’un siècle dans l’empire, ne cherchent qu’à se fortifier par le nombre de leurs disciples, pour exécuter des desseins pernicieux à l’État ; qu’ils se font des disciples à force d’argent ; et que l’argent ne leur manque pas, parce qu’ils ont le secret de le contrefaire ; tantôt qu’ils arrachent les yeux de leurs disciples, pour en faire des lunettes et observer les astres ; d’autre fois que leur dessein, en venant à la Chine, est de faire des recrues d’âmes, dont il y a disette en Europe ; que quand on meurt, après s’être une fois livré à eux, on ne peut plus leur échapper ; et que par le moyen de certains sorts qu’ils jettent sur les âmes, ils les forcent de passer en Europe. Voyez, ajoutent-ils, à quoi l’on s’expose.

Ces extravagances débitées avec une certaine confiance, et avec un ton d’autorité, ne laissent pas d’imposer à des esprits crédules. Cependant il faut avouer qu’elles ne font pas beaucoup d’impression sur les honnêtes gens : quelque apparence de piété qu’affectent les bonzes, on connaît leur vie, et on sait que la plupart d’entr’eux sont perdus de débauches : ils n’ont pas même beaucoup d’accès auprès d’un certain peuple, qui ne pense qu’à vivre, et dont toute la religion ne consiste qu’en des superstitions bizarres, que chacun se forme à sa fantaisie.

Quoi qu’il en soit, ce n’est encore jusqu’ici que la doctrine extérieure de Fo, enseignée par les bonzes, et ajustée aux ruses et aux artifices qui leur servent à tromper la crédulité des peuples. Il n’est pas donné à tout le monde d’entrer dans les mystères de la doctrine intérieure ; le peuple grossier, et le commun des bonzes n’en est pas capable. Il faut, pour y être initié, avoir un esprit sublime, et propre à acquérir la plus haute perfection.

Cette doctrine intérieure est celle que Fo enseigna dans les derniers instants de sa vie, et que ses disciples, en qui il avait le plus de confiance, ont pris soin d’expliquer et de répandre. Il ne faut qu’exposer ce ridicule système, pour faire connaître jusqu’à quel excès de folie et d’extravagance peut conduire la bizarrerie de l’esprit humain.

Voici donc quelle est cette doctrine, que les maîtres de la secte prétendent être la seule qui soit véritable et solide. Ils enseignent que le principe et la fin de toutes choses, c’est le vide, ou le néant ; que c’est du néant que nos premiers parents ont tiré leur origine, et que c’est au néant qu’ils sont retournés après leur mort ; que le vide est ce qui constitue notre être et notre substance ; que c’est de ce néant, et du mélange des éléments que sont sorties toutes les productions, et qu’elles y retournent dans la suite ; que tous les êtres ne diffèrent les uns des autres, que par leurs figures et leurs qualités ; de même, qu’il n’y a que les qualités diverses qui mettent de la différence entre la neige, la glace, et la grêle ; de même encore que du même métal on fait un homme, un lion, ou quelqu’autre animal ; et qu’après avoir fait fondre tous ces êtres, ils perdent aussitôt leurs figures et leurs qualités, et ne sont plus qu’une même substance.

Ainsi, disent-ils, tous les êtres, soit animés, soit inanimés, quoique différents par leurs qualités et leurs figures, ne sont tous qu’une même chose, indistincte du même principe ; ce principe est quelque chose d’admirable ; il est très pur, exempt de toute altération, très subtil, très simple, et, par sa simplicité, la perfection de tous les êtres ; enfin il est très parfait, et dans un continuel repos, sans avoir ni vertu, ni puissance, ni intelligence ; bien plus, son essence consiste à être sans intelligence, sans action, sans désirs ; pour vivre heureux, il faut s’efforcer par de continuelles méditations, et par de fréquentes victoires remportées sur soi-même, de devenir semblable à ce principe, et pour cela s’accoutumer à ne faire rien, à ne vouloir rien, à ne sentir rien, à ne penser à rien ; il n’est plus question de vices ou de vertus, de peines ou de récompenses, de providence et d’immortalité des âmes ; toute la sainteté consiste à cesser d’être, et à se confondre avec le néant ; plus on approche de la nature de la pierre ou d’un tronc d’arbre, plus on se perfectionne ; enfin c’est dans l’indolence et l’inaction, dans la cessation de tous désirs, dans la privation des mouvements du corps, dans l’anéantissement de toutes les facultés de l’âme, et dans la suspension générale de tous sentiments, que consiste la vertu et le bonheur ; quand un homme est une fois parvenu à ce bienheureux état, il n’y a plus pour lui de vicissitude et de transmigration à craindre, parce qu’à proprement parler, il n’est rien, ou s’il est quelque chose, il est heureux, et, pour tout dire en un mot, il est parfaitement semblable au Dieu Fo.

Cette doctrine ne laissa pas de trouver des partisans, même à la cour, où quelques Grands l’embrassèrent. L’empereur Kao tsong en fut si fort entêté, qu’il remit le gouvernement de l’empire à son fils adoptif, pour se livrer entièrement à ces folles et stupides méditations.

Cependant la plupart des lettrés s’élevèrent contre cette secte de faux contemplatifs, et entr’autres un colao célèbre, nommé Poei guei, zélé disciple de Confucius : ils la combattirent de toutes leurs forces, en faisant voir que cette apathie, ou plutôt cette monstrueuse stupidité qu’on s’efforce d’acquérir, en ne faisant rien, en ne pensant à rien, est le renversement de la morale, et de la société civile ; que l’homme n’est élevé au-dessus des autres êtres, que parce qu’il pense, qu’il raisonne, qu’il s’applique à connaître la vertu, et à la pratiquer ; que d’aspirer à cette folle inaction, c’est renoncer aux devoirs les plus essentiels, c’est anéantir les rapports nécessaires, qui sont entre le père et les enfants, le mari et la femme, le prince et les sujets ; qu’enfin si cette doctrine était suivie, elle réduirait tous les membres de l’État à une condition beaucoup inférieure à celle des bêtes.

C’est ainsi que la Chine se vit en proie à toutes sortes d’opinions ridicules et extravagantes. Quoique les lettrés combattent ces diverses sectes, qu’ils les traitent même d’hérésies, qu’ils aient fait naître plusieurs fois à la cour la pensée de les abolir dans toute l’étendue de l’empire, on les a toujours tolérées jusqu’ici, soit par la crainte d’exciter des troubles parmi le peuple, qui est fort entêté de ses idoles, soit qu’elles aient des protecteurs secrets parmi les savants, dont plusieurs, qui ont été tirés de la lie du peuple, ont de la peine à se déprendre des superstitions, dans lesquelles ils sont nés, et qu’ils ont sucées avec le lait. On se contente de les condamner en général comme des hérésies ; et c’est ce qui se pratique tous les ans à Péking.

C’est cet amas monstrueux de superstitions, de magie, d’idolâtrie, et d’athéisme, qui ayant infecté de bonne heure l’esprit de plusieurs lettrés a enfanté parmi eux une secte, qui tient lieu de religion ou de philosophie ; car on ne sait pas bien ce qu’on en doit penser, et il est à croire qu’ils ne le savent pas eux-mêmes.