Description de la Chine (La Haye)/De quelle manière il faut se comporter avec des gens

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Scheuerlee (3p. 218-222).


De quelle manière il faut se comporter avec des gens de différents caractères.


Quand il s’agit de soi-même, si l’on ne découvre point de défauts dans sa conduite, il faut s’examiner avec plus d’attention, et se bien persuader qu’il y en a sans doute qui nous échappent : c’est là le moyen de croître non seulement en vertu, mais encore d’éviter beaucoup de fautes. Quand il s’agit des autres, si leurs défauts sont visibles, il faut faire beaucoup plus d’attention aux bonnes qualités qu’ils ont : c’est là non seulement une marque d’un cœur bien fait ; mais c’est encore un moyen sûr de prévenir les inimitiés.

Si vous assistez un pauvre, ne vous informez point comment il est tombé dans l’indigence : cette connaissance pourrait vous indigner contre lui, et étouffer les premiers sentiments de votre compassion. Si vous admirez une bonne œuvre, ne soyez pas curieux de savoir par quel motif elle a été faite : il pourrait vous venir des soupçons, qui feraient évanouir l’envie que vous auriez d’en faire une semblable.

Un homme m’a obligation, et il me donne toutes les marques d’un mauvais cœur. Voilà l’occasion de pratiquer la vertu, et quoique mon cœur, bien différent du sien, souffre avec peine cette ingratitude, la pensée ne me viendra pas même de l’en punir.

Si un malin esprit me tend un piège dont j’ai su me garantir, le piège une fois découvert, je ne fais que rire de sa mauvaise volonté ; et c’est toute la vengeance que j’en tire.

Si vous êtes dans une haute fortune, et qu’un pauvre parent vienne vous visiter, prenez garde que dans l’entretien qu’il aura avec vous, il n’aperçoive de la fierté ou du mépris. Lorsqu’il vient à prendre congé, ne manquez pas de l’accompagner jusqu’à la rue ; c’est là faire le personnage d’un honnête homme, et le moyen de rendre sa fortune durable.

Quand vous traitez avec des personnes d’un rang beaucoup supérieur, il n’y a pas à craindre que vous leur manquiez de respect : vous devez être seulement sur vos gardes, pour ne point vous avilir. Quand de pauvres gens ont à vous entretenir d’une affaire, il vous est aisé de leur accorder une grâce ; mais il n’est pas tout à fait si facile de remplir à leur égard les devoirs de la civilité : c’est ce qui demande votre attention.

Ne contentez jamais tout à fait un désir et une inclination ; vous y trouverez plus de goût, et le plaisir sera plus piquant. Quand vous marquez de l’amitié à une personne, ne vous épuisez pas d’abord en démonstrations de bienveillance : laissez-en attendre de nouvelles qui puissent encore plaire.

Quand vous rendez un service, qu’on s’aperçoive que vous vous réservez à en rendre d’autres. Ce premier service sera reçu avec plus d’agrément et de reconnaissance. Si vous avez affaire à un fourbe, n’opposez à ses artifices que votre droiture et votre bonne foi : sa fraude et ses ruses retomberont sur lui-même.

Je ne demeure avec un homme sans vertu, que lorsque je ne puis pas m’en dispenser ; alors je lui fais bon visage : mais je n’en veille pas moins à la garde de mon cœur. Pourquoi forcer les autres à se conduire par nos vues, lorsqu’ils en ont de contraires auxquelles ils sont attachés ? Tout ce qui est violent ne saurait durer.

Si vous êtes modeste, on aura pour vous plus d’égard et de considération. Si vous vantez à tout propos votre mérite, c’est assez pour en faire douter.

Un ami me charge d’une affaire qui le touche, je ne dois rien oublier pour y réussir : si le succès ne répond pas à mes soins, il verra que je ne lui ai pas manqué dans le besoin.

Celui qui se porte à secourir les affligés, et à assister les pauvres à peu près avec autant de charité qu’il servirait un malade, sera bien éloigné de ne leur donner que de belles paroles et peu de secours. Ceux-même qui se sont rendus malheureux par leur faute, doivent avoir part à nos libéralités. Pour ce qui est du temps et de la manière de les faire, je dois avoir soin par rapport à moi, que le bienfait ne perde rien de son prix ; et par rapport au prochain, qu’il ait pour lui tout l’avantage qu’il en attend.

On dit communément que quand on se charge d’une affaire pour faire plaisir à un ami, on contracte l’obligation de s’y employer de toutes ses forces. Cette obligation est plus ou moins étroite, à proportion que l’affaire est plus ou moins importante.

Un parent, un ami, sur le point de mourir, voit une jeune femme délicate et un petit enfant fondre en pleurs, le prendre par ses habits, comme pour l’arrêter. Dans ces derniers adieux, où les entrailles sont déchirées, et où le cœur se fend de douleur, toute la ressource d’un pauvre moribond, c’est de recourir à celui de ses parents ou de ses amis, en qui il a reconnu un plus grand attachement pour sa personne, et de lui confier le soin de sa famille. La femme, les enfants qui sont autour du lit, se jettent aux pieds de ce parent, et implorent sa protection ; le moribond baigne son chevet d’un torrent de larmes ; sa langue voudrait parler ; mais ce qu’il aurait à dire est trop affligeant ; il la retient ; ses yeux voudraient encore jeter un regard ; mais il coûterait trop à son cœur ; il se l’interdit. Enfin après bien des combats intérieurs, d’une voix entrecoupée de sanglots, il déclare à ce parent ses dernières volontés, et lui confie ce qu’il a de plus cher. On ne peut être témoin d’un pareil spectacle, sans en avoir le cœur percé.

Ce parent commence d’abord à s’acquitter de son emploi de tuteur avec zèle : mais dans la suite il se néglige. S’il fait étudier les enfants, il ne veille pas à leur avancement dans les lettres : s’il les destine au commerce, il les laisse errer ça et là comme des vagabonds. C’est ainsi qu’il se refroidit de jour en jour : il ne songe point à marier avantageusement ces pauvres pupilles ; s’ils viennent à tomber malades, ou à souffrir du froid, de la faim, et des autres incommodités, son cœur y est insensible : enfin il oublie entièrement et les recommandations de son ami mourant, et les protestations qu’il lui fit, lorsque cet ami expira entre ses bras. Il porte souvent bien plus loin l’inhumanité. Il profite de la qualité de tuteur, pour inventer mille chicanes qui l’aident à usurper le bien de ses pupilles. Des gens de ce caractère méritent que la terre les engloutisse tous vivants : son devoir était de veiller à l’éducation et à l’établissement de ces pauvres orphelins qui lui avaient été confiés, comme s’ils eussent été ses propres enfants : la plume et la langue ne peuvent exprimer les obligations qu’impose une pareille confiance.

Si votre voisin vient de perdre son père, et qu’il se prépare à faire ses obsèques, ce n’est point le temps de vous régaler : si l’on entendait alors chanter dans votre maison, on se persuaderait que vous insultez à son affliction.

Il y a des gens qui se trouvant réduits à une extrême pauvreté, n’osent ou par timidité ou par honte, faire connaître leur misère. Quand je serais moi-même réduit à vivre du travail de mes mains, je dois, autant qu’il m’est possible, secourir ces pauvres honteux. Au regard de ceux qui contrefont les pauvres, et qui veulent vivre de ce métier, à la bonne heure, n’en ayez pas de compassion : il n’est pas juste que vous vous incommodiez pour entretenir leur fainéantise.

Lorsque vous combattez les défauts d’un autre, ne le faites pas d’un air trop sévère, c’est le moyen qu’il se rende docile. Lorsque vous l’exhortez à la vertu, ne lui proposez rien de trop difficile, et vos exhortations lui seront utiles.

Quand vous êtes sur le point d’entreprendre une affaire, examinez-la d’abord par rapport à vous, et ensuite par rapport au prochain ; s’il y a de l’utilité de deux côtés, ou si elle vous est avantageuse, sans être nuisible à autrui, entreprenez-la. Si de dix parts il y en a neuf à votre profit, et une au désavantage d’un autre, ne vous hâtez pas de l’entreprendre ; pensez-y encore. Si le bien qui vous en reviendra est égal au mal qui en arrivera à un autre, gardez-vous bien de suivre votre projet. A combien plus forte raison devez-vous y renoncer, si vous n’y trouvez un grand avantage qu’en faisant un tort considérable aux autres. Mais ce qui serait la marque d’une grande âme, et qui vous élèverait au-dessus du reste des hommes, c’est si vous ne craignez point de vous incommoder vous-même, pour rendre les autres heureux.

Si quelqu’un se trouve embarrassé dans une mauvaise affaire, dont personne n’a connaissance, et que vous travailliez à le tirer de ce mauvais pas, vous devez être bien déterminé à ne jamais parler du service que vous lui aurez rendu. Si un autre est dans l’indigence, et que vous songiez à le tirer de misère, il faut en le soulageant éviter avec soin jusqu’aux moindres lignes de fierté et d’orgueil.

Il y a deux sortes d’hommes, qu’il n’est pas facile d’approfondir : les uns qui sont véritablement humbles et modestes, qui parlent peu, qui s’observent, qui en usent bien avec tout le monde, qui ne se plaignent de rien, qui sont d’un discernement auquel rien n’échappe, qui ont des manières douces et franches, qui agissent uniment et sans façon, qui ne font pas valoir leurs talents : ce sont là des vertus du premier ordre.

Les autres encore plus impénétrables sont ceux qui savent se taire, qui se possèdent, qui sont artificieux, et aussi habiles à cacher leurs ruses, qu’ils sont hardis à avancer et à soutenir un mensonge, dont toutes les démarches sont autant de mystères, et dont les paroles sont comme un glaive à deux tranchants. C’est là le caractère d’un fourbe.

Quelque différence qu’il y ait entre ces deux sortes d’esprits, ils ne laissent pas d’avoir des traits de ressemblance : pour ne pas s’y laisser surprendre, il ne faut pas juger des hommes par les premières apparences, et par de simples dehors : il faut bien les connaître avant que de leur donner sa confiance. Je donne sujet à un homme de se mettre en colère, et il ne s’y met point : marque certaine ou d’une grande âme qui est maîtresse de ses passions, ou d’un cœur élevé qui médite une vengeance sérieuse.

Ne vous associez point à un homme intéressé ou défiant. Il est également dangereux d’avoir à vivre avec un fourbe, ou avec un fanfaron : le fourbe qui a les apparences de l’honnête homme, vous trompera par ses artifices. Le fanfaron qui est attaché à ses idées, cherchera à vous maîtriser. C’est pourquoi il est important de bien étudier le caractère des personnes avec qui on a à vivre.

Pour bien connaître une personne, je m’informe de quelle manière il en use avec ses proches, avec ses parents, avec ses voisins, à quoi il s’applique, quelle est sa conduite. Alors je puis dire que je le connais. Si j’attends pour en juger, qu’il ait eu quelque rapport avec moi, je m’y prends trop tard.