Description du département de l’Oise/Gerberoy

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P. Didot l’ainé (1p. 67-77).
DE GERBEROY.


L’usage des Romains de cacher, d’anéantir toutes les traces des origines, pour que l’œil ne se portât que sur la capitale de leur empire, l’inconcevable négligence de l’auteur des Commentaires de César, les siècles d’ignorance qui suivirent la conquête des Francs, nous laissent dans une incertitude cruelle sur l’origine des villes de la Gaule ; ce n’est qu’à la fin du neuvième siècle que quelques légendaires nous en parlent ; c’est à cette époque que, faute de mémoires, nous sommes forcés d’en placer l’origine, et de voir reparoître comme de nouvelles créations des cités, qui jadis, avant l’arrivée des Romains, avoient joui peut-être de la plus brillante existence.

Gerberoy ne paroît pas être du nombre de ces anciennes villes, quoique sa position avantageuse sur le sommet d’une montagne soit celle qu’adoptoient ordinairement nos Gaulois. Les incursions des Normands, qui commencèrent à la fin du règne de Louis le Débonnaire, déterminèrent Charles-le-Chauve en 845, pour s’opposer aux ravages de ces barbares qui venoient de brûler Rouen, à faire construire plusieurs forteresses : il paroît que le château de Gerberoy fut fait à cette époque. Un traité de paix entre Louis d’Outremer, roi de France, et Richard I, duc de Normandie, fut signé dans cette ville en 948. C’est dans le dixieme siècle que s’établirent les vidâmes de Gerberoy, qui devinrent héréditaires sous le règne de Hugues Capet ; ils tenoient premièrement à l’evêché de Beauvais, qui ne reprit sa propriété que sous Philippe de Dreux. La justice du vidame de Gerberoy étoit d’une fort grande étendue, plus de cent soixante fiefs et de quatre cents arriere-fiefs en relevoient.

On attribue la fondation de l’église de Gerberoy, sur la fin du dixième siècle, à Francon, l’un de ses vidâmes. Le pape Nicolas V, dans une de ses bulles, la cite comme une des plus belles du royaume. Les armes du vidame étoient trois gerbes de bled d’argent en champ de gueule.

La chartre de la donation du comté de Beauvais nomme Gerberoy castrum (lieu ceint de grosses murailles). Une partie de ses fortifications subsiste encore ; elles sont d’une construction extrêmement solide. C’est à Gerberoy que le roi Louis IV, dit d’Outremer, reconnut Richard I duc de Normandie, et lui céda la Bretagne (qui ne lui appartenoit pas).

Dans les querelles qui s’établirent entre Guillaume le Conquérant et Robert son fils aîné, Robert, impatient de régner sur la Normandie qu’il ne devoit posséder qu’à la mort de son père, prit les armes ; il obtint de Philippe I, roi de France, son cousin, le château de Gerberoy très avantageux et très fort à cause de l’assiette du lieu, de ses murailles, et de ses bastions ; ce sont les paroles d’Hordericus Vitalis, lib. 12, p. 844. Guillaume quitte l’Angleterre, assiege Gerberoy ; dans une des sorties que fit Robert, ne reconnoissant pas son père, il fond sur lui la lance à la main, le blesse au bras et le renverse ; il reconnoît celui qu’il venoit de blesser, et plein de confusion et de remords le fait remonter à cheval et le ramene à Rouen. Guillaume devint valétudinaire depuis cette blessure. On disoit : « La graisse de son corps s’est fondue au siège de Gerberoy ». Quelques historiens soutiennent que Guillaume maudit ce fils rebelle. Mézeray assure qu’il lui pardonna, et repartit pour l’Angleterre en lui cédant le duché de Normandie. Mézeray place cet événement en l’année 1077.

Henri II, duc de Normandie, couronné roi d’Angleterre, fit soutenir un second siege à Gerberoy ; il s’empara de la principale partie de ce château qu’il réduisit en cendres. Un manuscrit de la bibliothèque de S.-Victor à Paris, intitulé, Chron. norman., dit de ce prince : « Destruxit munitissimum castellum Gueberrœ, en 1160. Excepta quadam fermitata, quam ne caperent hominibus regiis ignis et fumus prohibuit, villas multas combussit et destruxit. Depuis la fin du douzième siècle Jean-sans-Terre assiégea Gerberoy à la suite des divisions de Philippe-Auguste et de Richard-Cœur-de-Lion ; cette guerre se termina par la prise de Philippe-Auguste et de l’évêque de Beauvais, en 1197.

Les guerres de Philippe de Valois, roi de France, et d’Édouard III, roi d’Angleterre, forcèrent les chanoines de Gerberoy d’abandonner leur église. Après la bataille d’Azincourt Gerberoy fut pris par les Anglais. En 1418 les Bourguignons entrèrent dans cette ville comme des athées, dit un historien : « Ils fracassèrent les reliques dans l’église ». Les chanoines se sauvèrent ; ils ne rentrèrent qu’en 1423, et passèrent ces cinq années à la Neuville en liez[1]. On trouvoit dans les reliques de Gerberoy une dent de S. Laurent, un des bras de S. Pierre, une tunique de S. François-d’Assise, une côte de S. Fiacre, etc.

En 1443 les troupes anglaises étoient maîtresses de Gerberoy : elles attaquèrent Beauvais, furent vigoureusement repoussées par le sieur de Giengnies qui mourut au milieu de l’action, et par Jean de Lignieres qui les poursuivit jusqu’au-delà de la ville dont il s’empara.

Charles VII fit réparer ses fortifications.

Pothon et Lahire commandoient dans cette place quand le comte Arondel l’attaqua : il y fut défait et blessé d’un coup de coulevrine, dont il mourut peu de temps après. Son nom est demeuré au champ de bataille, qu’on appelle encore aujourd’hui la vallée d’Arondel : j’en ai fait faire le dessin. Xintraille et Lahire se couvrirent de gloire dans cette occasion.

Nouvelle prise de Gerberoy par les Anglais, en 1437.

Reprise de cette forteresse par les Français, en 1439.

Charles, duc de Bourgogne, repoussé de Beauvais qu’il assiégeoit en 1472, avec quatre-vingt mille hommes, brûla Gerberoy et une partie du bourg de Songeons.

Les guerres des Anglais et des Français terminées, les malheureux habitants de la Picardie et de Gerberoy n’en furent pas plus tranquilles : Luther parut, et les guerres de religion firent couler des flots de sang.

Gerberoy fut pris et pillé du temps de la ligue ; il le fut par Fouquerolles en 1580, ; il le fut par le duc de Maïenne, et par le maréchal de Biron.

En 1592, Henri IV entra dans Gerberoy, et la fit démanteler.

La peste en 1597, des incendies en 1611, 1651, 1673, et 1674, ravagerent cette ville infortunée.

En 1667 les rigueurs de l’hiver firent tomber les dernières ruines du château de Gerberoy.

Je ne sais s’il existe une cité qui présente un tableau plus déplorable de malheurs de toute espèce que cet infortuné château de Gerberoy, où la révolution exerça encore ses fureurs, et qui ne jouit d’un moment de repos que depuis le 18 brumaire. Ses murs renversés, son église détruite, ses maisons démolies, inhabitées, ne se relèveront plus probablement : elle ressemble à ces vieillards que le sort a toujours poursuivis, qui n’entrevoient de repos que dans la tombe et le néant.

La ville de Gerberoy est bâtie sur la cime d’une montagne fort élevée. La porte de la ville est flanquée de deux tourelles de pierre coquilliere, comme les restes de l’ancien château. Les murs de ce vieux château sont composés de pierres, de coquilles colorées, de silex ferrugineux réunis par un ciment calcaire extrêmement dur : une grande partie de ces pierres offrent dans leurs cassures des masses crystallisées de carbonate calcaire.

Du pied de l’église la vue descend dans la vallée jusqu’à Songeons : elle s’élève pour contempler l’immense tableau qui se déploie sur la plaine de Gremevillers, de Morvillers, etc. Ce tableau qui n’offre pas de points saillants n’est remarquable que par son étendue et par le bel amphithéâtre qu’il présente.

Les murs de la ville sont encore assez bien fermés pour mettre ses habitants à l’abri d’une surprise ou d’un coup de main.

Du pavillon du chanoine Bonval on découvre le val d’Arondel[2] et le château d’Anvoile[3].

Au bas de la porte S.-Martin on trouve un souterrain qui, dit-on, conduisoit de Gerberoy à Anvoile : son ouverture revêtue de pierres de taille, et de forme gothique, a sept pieds d’élévation sur quatre de large.

Je ne parlerai pas du petit hôtel-de-ville, de la maison d’arrêt, de l’hospice, et d’autres détails utiles à l’administrateur, mais de trop peu d’importance dans une ville aussi délabrée pour qu’on en occupe le public, ni de la jolie promenade qui règne autour des murs de la ville, ni des jeux de tamis, ni des salles de danse, ombragées de grands ormes qui servent de rendez-vous à la jeunesse du voisinage.

On voit encore à Gerberoy la maison dans laquelle Henri IV et Louis XIII ont logé. Cette maison appartient à une demoiselle Delarue, de la plus ancienne famille de la ville ; cette demoiselle Delarue descend des Briequeville et des Briset[4], qui logèrent ces princes.

Henri IV, en revenant du siège de la Fere, s’arrêta à Gerberoy. Satisfait de l’attachement que cette ville lui avoit montré, il lui accorda une sauve-garde en date du 26 novembre 1595. Il étoit si sûr de la fidélité de la ville de Gerberoy, qu’il ne voulut pas que son échanson goûtât le vin qu’on lui présentoit, en disant, Il n’y a rien à craindre ici pour nous.

Le fameux médecin Ducaurroy naquit à Gerberoy : il fut maître de musique de la chapelle des rois de France, Charles IX, Henri III, Henri IV ; chanoine de la Sainte-Chapelle de Paris ; il mourut en 1610 : son épitaphe le nomme Bellovacus.

Quem virum, dit l’épitaphe, nec Iberia, nec Gallia, nec Italia modo, sed omnis Europa, musicorum principem confessa est…… Quem harmoniam ipsam e cœlo devocasse.

Il fut inhumé dans l’église des augustins, à Paris. Quelques musiciens célèbres sont aussi nés dans cette ville.

Maître Guillaume Chaufflart a donné au public les Coutumes locales du vidamé de Gerberoy en 1507.

L’air est très pur à Gerberoy : on y vit vieux. Un chantre du bas-chœur, appelé Pierre Legrand, portoit la chappe et assistoit régulièrement aux offices, quoiqu’âgé de plus de cent ans ; Il mourut en 1707, après quatre-vingt ans de service dans la même église.

Comme à Songeons, la culture s’est fort améliorée dans le canton de Gerberoy, on y forme des prairies artificielles, trefle, bourgogne, mais qu’on ne seme pas dans les meilleures terres ; on les réserve pour les bleds. On distingue dans ce canton trois especes de terre, sablonneuse, marneuse, argilleuse. Les deux premières, les terres marneuses sur-tout, sont d’un rapport médiocre ; le seigle vient assez bien dans les terres sablonneuses ; les terres argilleuses sont d’un rapport plus assuré quand les années ne sont pas trop pluvieuses ; mais elles sont difficiles à cultiver. On récolte dans ce pays des bleds, du seigle, de l’orge, de l’avoine, la vesce, et des pois gris connus sous le nom de bisaille.

Outre les engrais de fumier commun on emploie le parcage des moutons, et l’on répand la marne sur les terres froides.

le canton fournit assez de cidre pour la consommation de ses habitants ; il y est d’une bonne qualité.

La pomme-de-terre y réussit : on ne la cultive que depuis quelques années.

Le terrain est couvert de plusieurs petits bois appartenants à des particuliers. Le bois national de Caumont est de plus de quatre cents arpents.

Point d’étangs, point d’eaux stagnantes, mais beaucoup de fontaines salubres dans les environs de Gerberoy. Il y en a de ferrugineuses dans la commune de Vambez.

Il n’y a point de carrieres dans ses environs ; on y trouve cependant une espèce de pierre grise excellente pour la bâtisse, à la surface de la terre, ou tout au plus à un pied de profondeur. Dans la commune de Buicourt on fait de bonnes tuiles, des briques, et de la chaux.

La nourriture des habitants de la campagne est assez grossiere, comme dans presque tout le département ; ils mangent quelques légumes, du fromage du pays, du lard quelquefois, et de la viande les jours de grandes fêtes. Les hommes et les femmes se couvrent d’une étoffe connue sous le nom d’anvoile.

Gerberoy ne contient que trois cents treize habitants. Dans les onze communes qui en dépendent, comme chef-lieu de canton, on y compte quatre mille deux cents cinquante-quatre individus.


  1. Jean Pillet, chanoine de Gerberoy, dans son Histoire du château et de la ville de Gerberoy, imprimée à Rouen en 1679, in-4o, cite un titre du onzième siecle, dans lequel on parle du libertinage des anciens chanoines et du peuple de cette ville.
  2. On trouve dans la vallée d’Arondel un sable blanc assez fin, et un autre sable d’une couleur rouge violacée, dont on se sert pour les jardins.
  3. Anvoile est renommée par ses fabriques de serge. Le château d’Anvoile est fort ancien : il appartenoit au duc de Fleury. Anvoile s’approvisionne des chaînes de laine nécessaires à sa fabrique dans le village de Crillon.
  4. Quand Louis XIII passa près de Gerberoy, en 1537, il trouva dans la maison du sieur Briset une bonne femme qui prétendit avoir vu quatre rois dans cette ville ; Charles IX, Henri III, Henri IV, et Louis XIII ; elle se nommoit Mariette de l’Argilliere.