Description du département de l’Oise/Songeons

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P. Didot l’ainé (1p. 47-67).
DE SONGEONS.


Il y a cinq lieues de Beauvais à Songeons. La route jusqu’à Troissereux est celle que nous avons décrite sous le titre de route de Calais : elle est moins pittoresque de Troissereux à Milly. Vous n’avez sur la droite qu’une colline découverte qui borne le point de vue ; vous en êtes dédommagés sur la gauche par les riantes prairies qu’arrose le Thérain, par les isles, les moulins, et les fabriques champêtres, sur lesquelles l’œil se repose avec délices. La colline qui borne le paysage à gauche est coupée de vallons et de jolis bocages : plus on s’approche de Songeons, plus les points de vue se resserrent. Des prairies bien soignées, bien arrosées, des bois sur l’une et l’autre rive environnent les terres de Grillon : ces terres appartenoient jadis à la maison de Boufflers ; elles furent érigées en duché sous le titre de duché de Boufflers, en faveur de Louis-François, marquis de Boufflers, maréchal de France, grand-bailli de Beauvais en 1695. En 1640, Louis XIII avoit accordé à la même terre le titre de comté, en faveur de Louis, vicomte de Boufflers, aussi grand-bailli de Beauvais ; elle se nommoit alors le comté de Caigny. C’est dans un bois, presque en face du château, qu’en 1701 le maréchal de Boufflers fit placer la statue équestre de Louis XIV, dont ce prince lui avoit fait présent. Elle avoit été faite pour la place Vendôme ; mais elle fut trouvée trop petite pour ce vaste emplacement. Le comte de Crillon, successeur des Boufflers dans cette propriété, fit don de cette statue à la ville de Beauvais en 1784 ; son inauguration sur la grande place de Beauvais se fit avec pompe le 11 août 1788. Pendant le temps qui sépare ces deux époques elle resta sur la montagne de Villers-S.-Lucien. J’ai pu juger du travail de cette statue par quelques fragments que j’en ai recueillis ; on se convaincroit, en les examinant, de son mérite et de la beauté de ses proportions. Elle fut détruite en 1792.

Le reste de la route jusqu’à Songeons présente peu d’effets pittoresques ; elle donne l’idée du calme, du repos, d’une grande abondance. Les cultivateurs, leurs femmes, descendoient des coteaux, attirés par la curiosité, par les voitures et le cortege qui m’accompagnoient. Une trentaine d’hommes à cheval s’étoient réunis à nous : le grotesque de leur équipement, de leur armure, de leur peu d’aptitude aux mouvements militaires, étoit bien effacé par l’air de respect, d’amour, et d’enthousiasme qu’ils manifestoient au gouvernement en saluant un de ses agents.

En approchant de Songeons nous trouvâmes la garde nationale sous les armes ; elle accompagnoit les trente-deux maires des trois cantons de Songeons, de S.-Germer, et de Gerberoy. Nous nous rendîmes à la maison commune, qu’on avoit ornée de fleurs, de feuillages, et de rubans. Dans une longue séance je fis sur tous les objets d’intérêt public des questions auxquelles on me répondit avec précision. Trois commissaires par cantons, indiqués par les maires, voulurent bien me promettre les renseignements les plus détaillés et les plus exacts dans des mémoires qu’ils se chargèrent de rédiger, en répondant à mes demandes.

J’ai suivi la même marche sur les principaux points du département. Le résultat d’une multitude de mémoires, mes propres observations, et le peu de faits que l’histoire nous a conservés, serviront de base à la description que j’entreprends.

Le bourg de Songeons est situé au pied d’une montagne voisine de la rive gauche du Thérain. Sa population est de mille quarante et un habitants. Les soubassements des maisons qu’on nomme solins sont faits de silex, liés d’un mortier argileux ; les maisons sont de bois garni de mortier ; quelques unes sont bâties en briques : on y voit beaucoup plus de toits couverts de chaume que de tuiles. Ces maisons posent sur un terrain inégal. Toutes les bornes, marches d’escalier, et pierres de taille, employées à Songeons, viennent des carrières de grès coquiller de Fretoy et de Grémévillers. Ces carrières, très abondantes, fournissent des mêmes objets Beauvais et une grande partie du département.

L’industrie qui règne dans Songeons en éloigne la pauvreté ; on n’y voit que deux femmes à l’aumône : mais des mendiants étrangers abondent dans cette commune. Ces malheureux vivoient jadis du commerce de bas et d’étoffes, que la chute des fabriques et la cherté des matières premières leur ont fait abandonner. Le grand commerce de Songeons et des villages voisins est celui de lunettes. Il y a dans les communes d’Héricourt, de Campaux, d’Ernemont, de S.-Samson, de Villers, de Sully, etc., quatre-vingts lunettiers et deux cents cinquante frotteurs de verre ; ils fabriquent environ six mille quatre cents grosses de lunettes. La grosse est composée de douze douzaines, dont le prix actuel est de 15 l., ce qui produit un total de 96006 l. Il faut y joindre une somme de 34000 l. pour quelques objets d’optique, des miroirs à grossir, des miroirs à facette, et des verres non-montés, qui s’envoient à Rouen. Dans ces 130006 liv. sont comprises 41695 l. de matières ; savoir 38920 l. pour achat de verre, et 2775 liv. pour achat de cornes ou de baleines. Les quatre-vingts lunettiers ne gagnent guère au-delà d’une livre par jour, ce qui leur donne pour dix mois de travail à-peu-près 19200 liv. : les deux cents cinquante ouvriers qui frottent gagnent à-peu-près 70 centimes par jour, ce qui fait dans neuf mois de travail une somme de 36105 liv. ; ils s’occupent pendant les trois autres mois aux travaux de la campagne.

Cinq ou six marchands font travailler pour leur compte : on estime que leur bénéfice s’élève à 6000 liv. par année.

Le premier ouvrier qui ait fait des lunettes à Songeons se nommoit Jean Deshayes ; il étoit de Campaux : ce bienfaiteur de son pays est mort en 1774. C’est en 1787 que cette fabrique reçut son principal accroissement, depuis qu’on monte en baleine les lunettes qu’auparavant on garnissoit de cuir ou de laiton.

Les verres de Venise jusqu’en 1789 ont fait tort à ceux de Songeons ; mais depuis qu’on fait des verres de biseau dans le verre commun, les débits de Songeons augmentent : à cette époque aussi l’art de polir le verre s’étoit perfectionné dans nos fabriques. Les machines qu’emploient les Vénitiens pour leurs verres leur donnent un grand avantage sur des hommes qui ne savent en polir qu’un à la fois : je leur ai dernièrement procuré des molettes, à l’aide desquelles ils pourront en polir quatorze en même temps. Nos progrès dans la mécanique et nos recherches multipliées nous conduiront probablement à des résultats qui pourront atteindre ou surpasser ceux des Vénitiens même. On peut d’autant plus se flatter d’obtenir ces avantages sur leurs lunettes que nos glaces à présent l’emportent infiniment sur les leurs.

L’art du lunettier est devenu plus facile depuis que les montures en baleine sont en usage. Quatre ou cinq mois suffisent pour former un ouvrier intelligent : des femmes, des enfants de dix ou douze ans montent des lunettes avec beaucoup d’adresse et d’habileté.

La chûte des fabriques d’etoffes et de bas du voisinage augmente encore le nombre de ces ouvriers. Le reste des habitants de Songeons s’occupe de la culture des terres. Leur sol est entrecoupé de vallons : il est peu fertile en général ; le travail forcé des cultivateurs lui donne quelque valeur. La culture des terres est très dispendieuse ; elles sont fortes et mélangées de pierres calcaires ; il faut quatre chevaux pour les ouvrir : beaucoup de terres sont laissées en pâturages d’un bon rapport, sur-tout sur les bords du Thérain. Les principaux engrais de ce pays sont les fumiers ordinaires, et les cendres de tourbes, qu’on y fait venir de Beauvais et de Bresles, et même d’Amiens ; un préjugé ridicule a persuadé que les cendres de tourbes de cette dernière ville sont préférables à celles de Beauvais. On emploie aussi le plâtre comme engrais dans les prairies artificielles ; on le fait venir de six à sept lieues, des fours situés près de Marmès. On est aussi en usage de marner les terres humides ; mais on n’y connoit pas ces excellents mélanges de terres végétales et de fumier, appelés compost par les Anglais, qui font prospérer leur agriculture d’une manière si avantageuse : on emploie ces mélanges en Normandie sous le nom de tombes. Dans peu la poudrette sera en usage ici, comme dans le reste du département, grâce à des entrepreneurs qui viennent d’obtenir la faculté d’en fabriquer à Beauvais.

On cultive dans ce pays du bled, du seigle, de l’orge, de l’avoine, des pois, des vesces d’hiver et de printemps, des lentilles : le sarrasin y réussirait très bien, mais le cultivateur trouve plus d’avantage à semer de l’orge. L’avoine d’hiver seroit d’un bon rapport comme on s’en est convaincu ; elle vaut un tiers de plus que l’avoine ordinaire : il seroit à souhaiter que les cultivateurs en tirassent la semence du Calvados, ainsi que celle d’une espèce de sainfoin, beaucoup plus vigoureux, beaucoup plus productif que celui qu’on récolte dans le département de l’Oise. On devroit augmenter dans cet arrondissement la culture de la navette, de la camomille, du pavot, du chanvre, du lin, et d’autres graines que la proximité des moulins à huile rendroit d’une facile exploitation. Malgré l’augmentation de la culture, les meules en usage dans tous les pays à bled ne sont point adoptées dans celui-ci. Les habitants ont eu le bon esprit de multiplier leurs granges en raison de leur récolte.

Les instruments aratoires sont la herse de fer, le rouleau, le hérisson, le tararre pour vanner les grains. La charrue pourroit être perfectionnée : il faut espérer que les recherches de la société d’agriculture du département de la Seine, et les travaux constants de François de Neufchâteau, parviendront à donner bientôt à la France le meilleur moyen de fabriquer les charrues adaptées à chaque nature de sol.

Les légumes et les fruits se cultivent avec soin, avec succès depuis quelques années : il seroit également à souhaiter que les fruits rouges s’y multipliassent ; on sait combien leur usage est utile à la santé de l’homme.

On défriche avec des chevaux : quelques laboureurs avoient fait l’essai d’employer les bœufs à leur charrue, ils y ont renonce.

Depuis vingt ans les prairies artificielles, les plantations de pommiers et de poiriers, les vrais principes de l’agriculture, s’établissent dans l’arrondissement de Songeons. On doit cet avantage principalement aux citoyens Floury et Decaux, qui par leur exemple ont entraîné les autres cultivateurs, fécondé des terres jusqu’alors infertiles, ou donné à celles qui étoient naturellement productives toute la valeur que l’insouciance ou l’ignorance ne tentoient même pas de leur procurer. De cette époque le nombre des bestiaux s’est prodigieusement accru. On doit mettre à la tête de ceux qui, par leur exemple et leurs lumières, ont rendu d’importants services à ce pays, le citoyen Personne de Songeons : il est peu d’essais qu’il n’ait tentés, il n’est point de sacrifices qu’il n’ait faits, pour améliorer l’agriculture et perfectionner les troupeaux ; on en peut juger en parcourant avec détail sa belle terre de Songeons. Elle appartenoit jadis au maréchal d’Armantieres : le château fut construit, en 1720, par la marquise d’Armantieres, dame d’honneur de la duchesse de Berri ; il est de briques, orné de cours, d’avant-cours,de basses-cours, d’écuries, de vastes greniers, de grands jardins, de tout ce qui peut embellir, utiliser la maison d’un riche particulier, qui préfère cependant aux agréments de l’homme qui ne veut que jouir les établissements nécessaires d’une grande ferme. Le château de Songeons est bâti dans un fond : les potagers, sur les bords du Thérain, près d’un vaste vivier, au niveau d’une superbe prairie, entourés de bois et des montagnes de Gerberoy, sont productifs, mais trop humides ; les jardins d’agrément sont couverts de fleurs, de tapis de verdure, de bocages, qui ne sont plus de mode aujourd’hui, mais qui frappent encore par leurs dispositions, et par ces amphithéâtres de verdure ornés de statues, que l’art de Lenôtre et de Laquintinie a trop multipliés. Les bois qui terminent le jardin sont percés de grandes allées, bordées d’une longue terrasse, qui laissent appercevoir les eaux tranquilles du Thérain, et la prairie couverte de bestiaux, de poulains, de génisses, et de bêtes à laine perfectionnées par des béliers espagnols. Les bêtes à laine sont moins nombreuses ; ce qu’on attribue au dessolement des terres, à la quantité de trefle et de prairies artificielles en usage dans cet arrondissement ; la diminution des pâturages ne permet plus d’entretenir une aussi grande quantité de moutons : les élevés sont petits. Les particuliers mettent leurs troupeaux en commun ; il n’y a que les gros propriétaires qui aient des troupeaux à part. Le cit. Personne de Songeons a trois à quatre cents bêtes à laine améliorées par des béliers espagnols ; il se promet d’obtenir une excellente race de cochons du mélange de mâles de Java et de la truie cauchoise. Il seroit à souhaiter que le cit. Songeons fût chargé de soigner les haras qu’on pourroit établir dans la partie du pays de Bray voisine de Songeons ; il a les connoissances nécessaires pour diriger avec succès cet établissement indispensable : avec de bons étalons on se procureroit une race aussi belle que celle de la vallée d’Auge en Normandie. Il y avoit autrefois beaucoup de cerfs, de sangliers, de chevreuils, de gibier de toute espèce, cailles, perdrix, dans ce canton : la révolution les avoit presque détruits ; les nouveaux arrêts sur la chasse les font reparoître. La perdrix, la caille, la bécasse, la bécassine, l’alouette, le vannier, la grive, le rossignol, la fauvette, le chardonneret, le moineau, le corbeau, diverses espèces d’oiseaux de proie, sont assez communs dans le pays : le cit. Songeons y avoit naturalisé la perdrix rouge ; on en a trouvé dans les bois. On élevé beaucoup d’abeilles dans le canton : le cit. Letellier d’Anvoile en possède une grande quantité ; il fait un commerce considérable de miel qu’il envoie en Flandres : il y sert à la composition de l’hydromel. Le cit. Songeons nourrit dans sa basse-cour des oies d’Egypte au bec noir ; elles ont le cri moins aigre que les oies de France. Les bois et les forêts voisines sont peuplés de loups, de renards, et d’animaux nuisibles, que le citoyen Songeons, en qualité de louvetier, poursuit avec activité. Les services que cet estimable cultivateur rend à son pays se portent sur tous les objets utiles. Il vient de faire planter deux ou trois mille châtaigniers, qui réussissent très bien dans un canton qu’on ne leur croyoit pas favorable, quoique les anciennes églises et les vieux bâtiments attestent qu’autrefois cet arbre étoit commun dans la contrée : il a naturalisé dans ses terres des sorbiers, des platanes, des peupliers de Hollande et d’Italie. Les arbres qui réussissent le mieux sont l’orme, le frêne, le chêne, le charme, le hêtre, l’érable. Les coupes réglées de taillis et de noisetiers se font tous les dix ans. Dans Ernemont-Boutavent il existe de beaux sapins autour du vieux château.

Quoique la rivière du Thérain fasse tourner, depuis sa source jusqu’à Beauvais, plus de vingt-cinq moulins à bled et à huile, il n’y en a pas assez à foulons pour les manufactures d’Anvoile, de Beauvais, etc. ; les fabricants sont obligés d’aller jusqu’à Aumale quand le commerce est en activité.

La rivière du Thérain prend sa source à Grumesnil, village distant de quatre lieues de Songeons ; elle est grossie par les eaux de superbes fontaines qui sont au bas du bois de Rumilly. Cette jolie rivière étoit autrefois remplie de truites, d’écrevisses, et d’anguilles ; en approchant de Beauvais elle nourrit des perches et des brochets. On remarque que le fond de cette rivière s’exhausse depuis quelques années, et demande des soins, particulièrement depuis sa source jusqu’à Crillon. On flottoit le bois jadis sur la rivière du Thérain, mais les digues et les vannes multipliées privent les marchands de cet avantage.

Le pays, assez bien garni de bois, a, comme toute la France, éprouvé les dégâts tolérés pendant la révolution : on manquera dans peu de temps des arbres nécessaires pour les moulins et les pressoirs. Il faut par-tout arrêter le désordre, et par-tout replanter les bois ; il faut que le gouvernement serve et favorise les plantations, et que ses forêts fournissent les jeunes arbres dont les particuliers ont besoin pour couvrir leurs terres.

Je ne parle pas ici des fermes et des maisons champêtres ; on sait combien en général en France elles sont mal bâties, et combien, dans la Picardie sur-tout, les toits de chaume les exposent à devenir la proie des flammes ; évènement affreux qui malheureusement dans ces contrées n’est pas toujours l’effet de la mal-adresse ou du hasard. On demande depuis long-temps aux architectes, qui copient avec tant de goût et de précision les monuments de Balbec et de l’Italie, une forme de maisons, de granges, et de tous les établissements nécessaires aux fermiers, pour éloigner de leurs demeures la putridité des fumiers, l’insalubrité de leurs cours, etc. Hommage à l’homme qui fera ce présent à la France ! En attendant cet avantage, le gouvernement pourroit, par une défense positive[1] ou par une prime légère, engager ou contraindre tous ceux qui font de nouvelles constructions à les couvrir en tuiles. On fait à Songeons d’assez bon beurre, et des fromages aussi recherchés que ceux de Neufchâtel.

On vante les cidres de ce canton.

Le climat est sain ; on n’y connoît jamais de maladies épidemiques ; beaucoup d’hommes, et de femmes sur-tout, y vivent de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans.

Il est remarquable, après la révolution, que la jeunesse de Songeons conserve encore pour la vieillesse le respect qu’on lui doit par toute la terre.

Tout est en fête le jour de la naissance d’un enfant : le père et ses amis se couvrent de leurs plus riches habits ; et les festins, les chants, et la gaieté, se prolongent fort avant dans la nuit. La même alégresse regne dans le mariage ; aux festins de la noce les nouveaux époux servoient leurs convives : cet usage se renouvelle encore de temps en temps.

Un bon esprit, entretenu sans doute par quelques sages, a conservé dans les inhumations la décence qui doit les accompagner : on voit très fréquemment encore des hommes, des femmes, des enfants, s’agenouiller, prier sur la tombe des morts ; usage sacré, qui semble éterniser l’amitié, l’amour, et la piété filiale ; usage qui lie le présent, le passé, l’avenir, et dont l’influence est si grande sur la vertu, sur la morale, et le bonheur.

Les principes de la philosophie, les déclamations révolutionnaires, ont détruit dans cette commune les préjugés de la noblesse et la superstition ; mais on se rappelle avec la plus douce sensibilité les bienfaiteurs qui suppléoient aux hospices, aux maisons de charité, qui ne se sont point encore établis dans Songeons ; on y prononce les larmes aux yeux le nom des d’Armantieres, des d’Epinay-S.-Luc, des Vieux-Maison, des Lachapelle, pères des pauvres et soutiens des infortunés. On joint au souvenir de ces hommes adorés celui de bons curés, qui consacroient leur vie à l’éducation des enfants, à la surveillance de la jeunesse, à servir d’appui, de consolation aux vieillards jusqu’aux derniers moments d’une vie, qu’ils ne perdoient qu’avec l’espoir de renaître dans un monde plus heureux.

Les statues, les tombes, les armoiries, ont disparu ; mais heureux le pays où les souvenirs de la reconnoissance durent plus que le marbre et l’airain !

Il n’existe dans l’arrondissement qu’un seul officier de santé ; on n’y trouve ni pharmaciens ni femmes de charité.

J’ai remarqué avec peine que le cimetière de Songeons est encore au centre du bourg.

Les édifices publics sont dans le meilleur état de conservation.

La place où se tient le marché ordinaire est un carré d’environ un arpent. Une halle de 80 pieds de long sur 40 de large est occupée par des marchands de draps, de toiles, et de quincailleries ; une autre halle, sur la même place, est employée à la vente des grains : la plus petite sert aux bouchers, aux marchands de poissons et d’autres comestibles.

Le franc marché a lieu le 7 de chaque mois ; c’est un des plus considérables du département. La place où il se tient a deux ou trois arpents d’étendue ; elle est plantée de jeunes ormeaux, environnée d’habitations régulières, toutes couvertes en tuiles ; la façade du midi de cette place est terminée par un bâtiment national de cent pieds de long : l’intendant de la généralité de Paris le fit construire, en 1780, pour servir de caserne à la maréchaussée ; il est présentement occupé par la gendarmerie.

Tous les édifices publics sont en général bien entretenus. Cette commune, d’après mes propres observations et mes notes, paroît avoir le meilleur esprit : il y règne en apparence plus de gaieté que dans les environs de Beauvais ; l’ordre et la regle y semblent bien établis, ce qu’on doit sans doute à la disposition naturelle des habitants, ainsi qu’à la sagesse et à l’intelligence du maire qui les préside.

Deux maîtres d’école y donnent les premiers éléments de l’instruction à plus de cent soixante élevés de l’âge de six à douze ans. J’ai parcouru avec un vrai plaisir tous les environs de Songeons : à peu de distance de ce bourg, sur la route qui conduit à Morvillers,. au milieu d’un bois appartenant au citoyen Songeons, on trouve les ruines d’une ville ou d’un château fort, dont on distingue encore quelques débris ; en abattant un arbre énorme, auquel on ne prêtoit pas moins de quatre ou cinq cents ans, on a découvert des pierres de taille ornées de moulures, et quelques médailles que je n’ai pu me procurer. D’un tertre qui couvre les fondements d’une tour une vue très étendue se déploie sous vos yeux ; on apperçoit sur des monts lointains le vaste château d’Anvoile, des bois et de riches vallées ; plus près la ville de Gerberoy, dont nous allons bientôt parler.

À peu de distance, vers l’ouest de la commune, la tradition place dans une plaine la ville des Muguets[2], dont on ne connoît que le nom. En fouillant ce terrain on trouve des débris d’anciennes habitations : je possède quelques médailles recueillies parmi ces débris, un Posthume, entre autres, médaillon de la plus belle conservation, que je fais graver. Dans quelques fouilles que le cit. Songeons vient d’y faire faire il a recueilli des tronçons de colonnes, des blocs de pierre d’un mètre de longueur, d’un grain très fin, qu’il suppose avoir été tirés des carrières de Senlis ; ils sont ornés de moulures et d’ornements d’un bon style.

Nos géographes ne disent pas un mot de la ville des Muguets, et de tant d’autres cités perdues comme elle. L’antiquité des villes de la Gaule est telle qu’on n’en trouve les restes qu’à de grandes profondeurs, ou qu’ils sont entièrement disparus. Nous regardons comme les plus anciennes habitations du monde celles que quelques cirques, que des débris de temples et de pyramides indiquent encore ; ces monuments ne me prouvent que l’époque rapprochée de leur construction, qui ne s’élève guère qu’à quelques milliers d’années.

Un travail général, dont je joindrai les tableaux à la fin du 2e volume, me dispense de parler du mauvais état des prisons, et du peu de secours qu’on trouve contre les incendies dans la presque totalité du département : ces désordres ne seront réparés que par les ressources de la paix, et par celles d’une active et sage administration.

Morvillers, une des communes dépendantes du canton de Songeons, est au nord de ce bourg. Les habitants de Morvillers sont très laborieux ; ils sont employés par des marchands de bas en gros à la filature de la laine. Une société de mareyeurs fait faire continuellement à ses voitures les voyages de Dieppe à Paris. Un grand nombre de scieurs de long de Morvillers se répand dans les communes voisines, et même dans le département de la Seine. Ce petit pays jouit d’une aisance qu’il doit à son industrie.

En général tous les environs de Songeons sont remplis de faiseurs de bas et de lunettes.

Je ne parle pas d’une multitude de communes qui n’intéressent que par leur population ; elles sont habitées par des hommes paisibles, qui vivent d’une culture de routine, sans qu’aucune industrie, sans que quelque objet remarquable appelle sur eux l’œil de l’observateur : de simples tableaux joints à ces feuilles indiqueront tout ce qu’on peut en savoir.

Saint-Samson, village à l’ouest de Songeons, est composé de quatre-vingt-quatre feux, d’environ trois cents soixante-neuf habitants ; il est célèbre par sa fabrique de creusets et de grosse poterie ; ces creusets se transportent à Paris, à Lille, à Rouen ; la grosse poterie se distribue dans le pays de Bray. On y compte seize fabricants ; un de Plomure. Ils tirent leur terre à creuset de Villers-Vermont, dans un bien communal, à huit ou dix pieds de profondeur. Les terres propres à la poterie se trouvent dans la commune même de Saint-Samson : les creusets sont le principal objet de leur commerce ; ils servent à la fonte des métaux : les orfèvres et l’hôtel des monoies de Paris les emploient. Ces creusets blancs, à cônes tronqués, de onze pouces de haut sur cinq pouces de diamètre, se vendent 11 l. le cent dans le pays, et 15 à 30 livres le cent à Paris, à cause des frais de voiture : on en vend de deux espèces ; ceux de onze pouces sur cinq, dont nous venons de parler, et ceux de cinq pouces sur quatre seulement : on donne deux de ces derniers pour un des autres. Les bois du pays sont insuffisants pour la manufacture de ces poteries ; leurs propriétaires s’approvisionnent ordinairement dans les forêts de Gaille-Fontaine. Le mauvais état des chemins et l’éloignement de ces forêts rendent le transport des bois extrêmement dispendieux. C’est la cherté de cette denrée qui s’oppose à l’établissement des manufactures de faïence et même de porcelaine qu’on pourroit y faire ; car les terres de Saint-Samson et de ses environs sont extrêmement fines et de nature variée.

Saint-Samson, situé sur une montagne dans le meilleur air, étoit autrefois le but d’une espèce de pèlerinage : le bras de sainte Radegonde y guérissoit les galeux. L’église située sur les bords du Thérain, au pied de la montagne, renfermoit un caveau rempli d’eau dans lequel on se baignoit pour se guérir ; l’image et le bras de la sainte présidoient à cette opération. Si ce n’étoit pas le moyen de guérir la gale, c’étoit au moins celui de la faire rentrer ou de la propager.

L’aspect général des environs de Songeons est très agréable ; c’est un mélange de monticules, de collines, de vastes tapis de culture ; mais rien n’est plus riant, plus frais, que les rivages du Thérain.

Dans la commune d’Héricourt, dont le commerce de lunettes et de marchandises d’optique occupe une grande partie des habitants, il existe une petite maison de campagne dans une position délicieuse ; elle est située sur le penchant d’une colline d’où l’œil embrasse toute la vallée du Thérain, depuis Saint-Samson jusqu’à Escames. Le citoyen Lamarck, si célèbre par ses connoissances en histoire naturelle et ses observations météorologiques, en est le propriétaire actuel.


  1. Une ordonnance, homologuée au parlement de Paris en 1786, obligeoit de couvrir en tuiles toutes les maisons neuves.
  2. La tradition sur cette ancienne ville n’existe pas seulement dans la tête d’érudits, auxquels la manie du merveilleux pourroit donner l’idée de favoriser une rêverie ; il n’est pas un vieillard qui n’ait entendu parler de cette ville à ses ancêtres, et qui n’en parle à ses enfants : c’est ainsi que dans le Bray tout le monde vous entretient des sept villes bleues, sans qu’on puisse indiquer une des places qu’elles occupoient ; c’est ainsi que les Bretons parlent de leur ville d’Is, etc., etc.