Description du royaume Thai ou Siam/Tome 1/Chapitre 7

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La mission de Siam (1p. 199-258).


CHAPITRE SEPTIÈME.

MŒURS ET COUTUMES DES THAI.



MŒURS

Les Siamois appartiennent à la variété de l’espèce humaine que les ethnographes désignent par le nom de race mongole ; leur taille moyenne est d’environ cinq pieds deux pouces ; ils ont les membres inférieurs forts et bien proportionnés, le corps long, les épaules larges et les membres de la poitrine bien développés, le cou court et la tête bien proportionnée ; enfin, les mains grandes et le teint olivâtre : la partie supérieure du front est étroite ; le visage, entre les pommettes, large, et le menton étroit à son tour ; les yeux sont noirs et bien fendus ; le blanc en est d’une teinte jaunâtre ; le nez un peu écrasé, les narines larges, les lèvres s’avancent un peu ; les cheveux sont d’un noir de jais et rudes ; ils les gardent en touffe sur le haut de la tête ; le reste de la chevelure est rasé. Ils épilent les quelques poils de barbe qui leur viennent au menton et à la lèvre supérieure. Les femmes gardent aussi une touffe de cheveux sur leur tête, mais moins haute, et toujours pommadée et bien peignée.

Quant aux enfants, dans leur bas âge, on leur rase souvent la tête ; à trois ou quatre ans, on leur garde un toupet rond au sommet de la tête, mais un peu en avant. Les petits garçons et les petites filles conservent jusqu’à l’âge de douze à treize ans ce toupet de cheveux bien peigné, pommadé, artistement noué et retenu par une belle épingle en or ou en argent, que les pauvres remplacent par un piquant de porc-épic. Les personnes riches tiennent à honneur d’avoir les ongles bien longs ; les filles et les jeunes gens se les rougissent avec le suc d’une certaine plante. Tout le monde tient à avoir les dents noires, car, selon eux, c’est un point essentiel pour être beau. C’est pourquoi, dès l’enfance, on se frotte les dents avec une poudre noire, de composition chinoise ; l’usage du


Costume et pose d’un homme du peuple à Siam.
Costume et pose d’un homme du peuple à Siam.
Costume et pose d’un homme du peuple à Siam.

tabac, et surtout du bétel, contribue encore à leur faire acquérir cette sorte de beauté.

Le costume des Siamois est très-simple : ils vont nu-pieds et nu-tête ; ils ont pour tout habit une pièce d’indienne peinte qu’ils attachent à leur ceinture, en relevant les deux bouts par derrière (c’est ce qu’on appelle le langouti). Cette manière de s’habiller est commune aux deux sexes. Les jeunes filles et les femmes mettent en outre une écharpe de soie en sautoir, de manière à ce qu’une des extrémités retombe sur l’épaule en arrière ; tandis que les hommes se contentent d’un morceau d’étoffe blanche, dont ils se servent tantôt comme ceinture, tantôt comme mouchoir, pour essuyer la sueur, et quelquefois en guise de turban pour se protéger des ardeurs du soleil. Les personnes de condition médiocre se servent rarement de parasol ; les grands, au contraire, en ont toujours un. Les personnes du peuple, hommes et femmes, se servent, en guise de chapeaux, d’une sorte de corbeille très-légère, faite de feuilles de palmier. Lorsque les inférieurs vont trouver leur supérieur, ils doivent avoir une ceinture de soie autour des reins. Le roi et les princes ne se distinguent nullement de leurs sujets par la forme, mais seulement par la richesse du costume, et portent ordinairement des sandales chinoises. Depuis le milieu d’octobre jusqu’au mois de février, tout le monde, hommes et femmes, porte une veste étroite, dont la forme est différente pour les deux sexes ; mais les riches et les grands revêtent alors la veste japonaise, qui ressemble à une blouse ample et longue, confectionnée avec des soieries de Chine, toutes en couleurs éclatantes. S’il fait froid, on s’enveloppe en outre d’un manteau en soie ou en drap.

Les Siamois ont une passion pour les bijoux d’or et d’argent ; si vous en exceptez les esclaves, il n’y a pas de famille, quelque pauvre qu’elle soit, qui n’en possède une certaine quantité. Les personnes pauvres mettent à leurs enfants des bracelets d’argent aux pieds et aux mains, et à leurs femmes, des boucles d’oreille, avec une sorte de collier en sautoir à grains d’argent. Mais les riches ornent leurs enfants et leurs femmes de plusieurs couples de bracelets, de colliers, de médaillons, de bagues et autres bijoux, tous en or pur. Dans les jours de fête, il n’est pas rare de voir des enfants chargés de bijoux en or du poids d’une ou deux livres.


Costume et pose d’une jeune siamoise de 14 ans.
Costume et pose d’une jeune siamoise de 14 ans.
Costume et pose d’une jeune siamoise de 14 ans.

Les petites filles, dès leur bas âge, jusqu’à douze ou treize ans, portent un ornement d’or ou d’argent qui a la forme d’un cœur, pour voiler les parties naturelles. On remarque aussi au cou des enfants des deux sexes une tablette de métal, appelé bai-séma, sur laquelle sont gravés des caractères superstitieux. La plupart des filles portent en sautoir sept gros grains d’or ou d’argent, comme préservatif de leur personne ; les hommes portent également autour des reins une balle métallique, à laquelle ils attribuent la vertu de rendre invulnérable.

Après avoir parlé du costume des Siamois, je veux dire un mot de la nudité qui est en usage dans ce pays. C’est la coutume de laisser absolument nus les enfants de l’un et de l’autre sexe, jusqu’à l’âge où ils seront capables de nouer eux-mêmes leur langouti ; les jeunes filles ne se couvrent la poitrine que lorsqu’elles sont parvenues à l’âge de puberté, et les jeunes femmes, après un an ou deux de mariage, quittent le voile dans leur ménage, usage révoltant pour des Européens, mais qui, chez eux, ne fait pas la moindre impression.

Les Thai sont d’un caractère doux, léger, irréfléchi, timide et gai ; ils n’aiment point les disputes ni rien qui sente la colère ou l’impatience ; ils seraient scandalisés d’entendre un prêtre parler avec zèle et véhémence dans son prône. Ils sont paresseux, inconstants, distraits et surtout grands demandeurs. Quand ils voient quelque chose de curieux entre les mains d’un étranger, ils désirent l’avoir ; mais aussi, quand ils ont reçu, ils sont très-empressés d’offrir des petits cadeaux pour montrer leur reconnaissance. Ils ont l’esprit aumônier et ne laissent jamais partir un pauvre sans lui donner des cauries, du riz ou des fruits. Le roi lui-même distribue ou fait distribuer tous les jours des comestibles à plusieurs centaines de pauvres. À l’extérieur, les Thai sont très-réservés en ce qui concerne les rapports avec les femmes, et leurs lois sont très-sévères sur cet article. La moindre caresse faite à une femme donne souvent lieu à un procès, et celui qui est convaincu d’avoir pris quelque liberté avec la fille ou la femme d’un autre, court quelquefois risque de se voir vendre comme un vil esclave. Les Thai sont très-amateurs des jeux et des divertissements, et on peut dire qu’ils passent presque la moitié de leur temps à s’amuser. Ils sont spirituels et intelligents, et ils imitent fort bien certains objets d’art qui viennent d’Europe. La plupart désireraient beaucoup s’exercer dans les métiers et les arts industriels ; mais comme le roi prend à son service tous ceux qui réussissent dans quelque profession, ils n’osent pas produire leurs talents, et ne travaillent, pour ainsi dire, qu’en cachette.

Cette nation est remarquable par sa douceur et son humanité ; dans la capitale qui est très-populeuse, il y a rarement des disputes sérieuses ; un meurtre est regardé comme un accident très-extraordinaire, et quelquefois l’année entière se passe sans qu’il y en ait eu un seul. Les Thai reçoivent les étrangers avec bienveillance ; ils sont très-zélés pour procurer le bien-être aux voyageurs ; les particuliers font, à leurs frais, des sentiers en briques et des ponts en planches ; ils bâtissent, de distance en distance, le long des rivières, des salles d’asile où les voyageurs peuvent s’abriter, faire la cuisine et passer commodément la nuit. Les femmes poussent l’attention jusqu’à puiser tous les jours de l’eau dont elles remplissent une grande jarre, placée le long de la route, pour étancher la soif du voyageur. Ce n’est pas seulement envers les hommes que les Thai exercent leur humanité, mais encore envers les animaux ; ils auraient scrupule de tuer un animal quelconque, même une fourmi ou le moustique qui leur suce le sang. Une fois, je voulais exiger de mon jardinier qu’il tuât les scorpions ou les serpents qu’il rencontrerait en piochant la terre « Si cela est ainsi, me dit-il, je m’en vais chercher un autre ouvrier ; je ne peux pas me rendre coupable de meurtre pour un méchant salaire. » À certaines époques de l’année, les personnes riches achètent des barques toutes pleines de poissons, qu’elles font ensuite jeter à la rivière, par le seul motif de commisération envers les animaux ; c’est par le même motif que le roi défend la chasse et la pêche tous les huitième et quinzième jours du mois.

Les Siamois sont très-obéissants et témoignent un respect extraordinaire pour l’autorité. Sans parler de la vénération qu’ils ont pour le roi, auquel ils rendent des honneurs presque divins, ils témoignent aux princes, aux mandarins et en général à tous leurs supérieurs, un respect profond et une obéissance parfaite. La vieillesse est très en honneur parmi eux ; les enfants se montrent pleins d’égards, de respect et d’attention envers leurs père et mère, et il n’y a pas d’affront auquel ils soient plus sensibles qu’à une injure envers les auteurs de leurs jours.

Les Siamois estiment beaucoup la franchise et la sincérité ; ce n’est pas à dire pour cela que le mensonge leur soit inconnu ; au contraire, il leur arrive souvent de mentir, mais rarement à leurs égaux ; c’est presque toujours aux supérieurs qu’ils mentent, en vue de s’excuser ou d’échapper à une punition qui les menace.

On peut dire généralement que les Siamois ont horreur du vol, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de voleurs parmi eux ; car les princes et les mandarins s’appliquent continuellement à extorquer l’argent de leurs subordonnés ; les grands chefs volent les chefs subalternes, et ceux-ci volent le pauvre peuple. Il y a, en outre, dans le pays, une foule de vagabonds, d’esclaves fugitifs, de joueurs, d’ivrognes et de polissons qui cherchent, saisissent toutes les occasions de voler les fruits des jardins, les barques attachées près des maisons et les effets des marchands ambulants. Quant aux brigands, ils n’osent pas se présenter dans le cœur du royaume, ils se contentent d’exercer leurs rapines dans les forêts et de voler les bœufs ou les buffles des petits hameaux situés dans le désert. Du reste, les brigands sont très-rares, parce que le gouvernement met beaucoup de zèle à s’emparer de leurs personnes, et les gouverneurs sont responsables de tous les forfaits que les malfaiteurs pourraient commettre dans leurs provinces.

Le suicide, qui est très-commun parmi les Chinois, est extrêmement rare chez les Siamois. On cite deux ou trois histoires de fanatiques qui, par une criminelle ostentation, s’enduisirent le corps d’huile et de résine et se firent brûler pour s’offrir, disaient-ils, en sacrifice à Buddha. Il y a une vingtaine d’années, un malheureux annonça qu’il se brûlerait publiquement. Il monta en effet sur le bûcher ; mais à peine se vit-il enveloppé de flammes, qu’il sauta en bas et alla se jeter dans la rivière.

Les habitations des Thai sont très-propres, très-saines et bien appropriées au climat, parce qu’elles donnent passage à un air rafraîchissant. Celles des pauvres sont extrêmement simples ; elles sont de plain-pied, les colonnes sont en bambous ainsi que les parois, et le toit est composé de feuilles de palmier nain entrelacées et liées à une charpente également de bambou. Dans la chambre à coucher il y a toujours un plancher à la hauteur d’un mètre environ ; la plupart du temps, ces maisonnettes ont un étage, auquel on monte par une échelle de bambou, et qui est divisé en trois petites chambres, séparées par des cloisons de feuilles ou de lattes entrelacées. Le dessous sert d’entrepôt pour le riz, l’eau et les ustensiles de ménage. Les personnes qui sont à l’aise emploient des colonnes de bois de fer, et ils font la charpente et le plancher en bois de tek. Les marchands aiment à se tenir sur l’eau et habitent une boutique toute en planches, laquelle flotte sur un radeau de bambous.

Les riches ont de belles maisons en planches, couvertes en tuiles, et, comme leur famille est toujours très-considérable, à cause de leurs femmes et d’une troupe d’esclaves, il leur faut trois ou quatre bâtiments : un pour les femmes, un pour les esclaves, le troisième pour la cuisine et le quatrième pour recevoir les visites. Chaque bâtiment est divisé en trois ou quatre compartiments ou chambres, plus ou moins grandes. Le bas de la maison n’est jamais habité ; il sert de magasins et de greniers. Les négociants, les mandarins et les princes se bâtissent ordinairement des maisons en briques, dont l’architecture est ordinairement à la manière des Chinois ; ces sortes d’habitations sont fort élégantes à l’extérieur ; mais à l’intérieur, elles sont obscures, n’ayant que des petites fenêtres en planches, excepté les salles de réception, qui n’ont pour parois que des treillis ou balustrades. Il y a près d’un quart de la population qui demeure dans des barques de toute forme et de toute grosseur ; ce sont des familles de petits marchands qui restent en station dans la capitale ou qui font le commerce d’un lieu à un autre ; ils sont tellement accoutumés à rester jour et nuit dans leur barque, qu’il leur faut un cas extraordinaire pour les faire monter à terre. Les habitations des talapoins sont en général plus belles, plus propres et plus commodes que celles des laïques de quelque condition qu’ils soient. Comme la plupart des maisons de la capitale sont en bois, les incendies sont très-fréquents et consument quelquefois jusqu’à mille ou quinze cents maisons. Quand cette calamité arrive, le tumulte et le désordre sont extrêmes ; la foule est immense, on n’entend de toutes parts que des pleurs et des cris confus, mêlés au fracas des maisons qui s’écroulent et de l’incendie qui dévore. Parmi la foule, les uns fuient avec ce qu’ils ont pu sauver, les autres accourent afin d’emporter ce qui tombe sous leurs mains. Dans ces tristes conjonctures, plusieurs périssent victimes de leur curiosité ou de leur cupidité. Quand l’incendie est considérable, les princes et les mandarins se transportent en personne sur les lieux avec leurs satellites ; on amène les éléphants pour renverser les maisons que les flammes n’ont pas encore atteintes et en disperser au loin les débris pour arrêter l’incendie, en lui ôtant la matière nécessaire à son entretien.

Les meubles qu’on rencontre dans les maisons des Thai sont : des nattes de jonc ou de rotin plus ou moins fines et délicates, selon la condition ; ensuite une estrade en planches, qui ordinairement sert de lit. Ajoutez à cela quelques bancs, des corbeilles, des paniers, quelques bassins et vases de cuivre, un arc, des couteaux de différentes formes, des coussins, une moustiquaire, des cruches de terre et quelques vases de porcelaine grossière, voilà tout ce qui compose l’ameublement des gens du peuple. Dans les villages, les nattes sont généralement remplacées par des peaux de buffles, de cerfs ou d’autres animaux. Quant aux riches, ils ont en outre des lits sculptés, des tapis, des matelas, des rideaux, des meubles en marqueterie de nacre, des lances, des fusils et d’autres armes ; des petites tables chinoises, des malles, des petites tables de cuivre pour poser les comestibles, et de plus, des crachoirs, des pots, des tasses et des assiettes de porcelaine de Chine. Chez les grands, on trouve en outre des canapés, des fauteuils, des miroirs, des horloges et quantité de vases en verre ou en cristal, sans compter la vaisselle d’or ou d’argent. Comme les Siamois font eux-mêmes leurs maisons et emploient leurs esclaves à toute sorte d’ouvrages, ils ont besoin de divers instruments ; ainsi, dans presque toutes les maisons, vous trouverez de gros marteaux, des couperets, une scie, des ciseaux, un rabot, un vilebrequin, une pioche, une bêche, une hache, etc. Voici l’énumération de leur vaisselle et ustensiles de cuisine : un petit foyer en terre cuite, une poêle, une marmite de terre pour cuire le riz, une marmite de terre pour les ragoûts, un grand bassin de cuivre jaune, un petit bassin, une grosse cuiller de cuivre jaune, une cuiller de nacre, une cuiller de coco, un bassin de coco, un plateau de cuivre, un plateau de bois, un bâtonnet pour manger le riz, une grosse jatte de porcelaine, un pot-à-eau en métal, des assiettes et des tasses de porcelaine. Pour le service du thé, il faut : une bouilloire en cuivre ou en grès, un plateau à rebords, une théière, des petites tasses et une boîte à thé en plomb. Pour le service de l’arec et du bétel, ils ont un plateau à rebords en cuivre qui contient des ciseaux de forme particulière pour couper l’arec ; un petit pot de métal muni d’une spatule pour la chaux rouge, une boîte à tabac, un petit vase de pommade pour se frotter les lèvres, un autre contenant des noix d’arec, une coupe à mettre les feuilles de bétel, un flacon de camphre et deux petites coupes pour le cardamome, les clous de girofle et le cachou, dont plusieurs personnes font usage avec le bétel.

La nourriture ordinaire des Thai consiste en riz, poissons, légumes et fruits ; ils ne font pas de pain ; cependant on y apporte de la bonne farine de froment dont ils font des gâteaux. L’usage du pain ne convient point à ce pays chaud et finirait par occasionner la dyssenterie. Les Chinois et les riches mangent beaucoup de viande de porc, qui est très-digeste et plus saine qu’en Europe. On fait en outre, à Siam, une grande consommation de volailles, de viande de cerf, d’oiseaux aquatiques, de chair de buffle ou de bœuf séchée au soleil, de tortues et de poissons de mer. On y mange des grenouilles, des vers-à-soie, des chauves-souris, des gros rats, du crocodile, du serpent boa et même des œufs d’une espèce de fourmi. Les habitants de la campagne sont d’une grande sobriété ; la plupart ne vivent que de riz, de poisson sec, de bananes, de pousses tendres des arbres, de cresson et autres plantes aquatiques qu’ils trempent dans une sauce piquante appelée nam-phrik.

L’usage de cette sauce est général dans tout le pays ; depuis le roi jusqu’au dernier des esclaves, tous en font leurs délices. Voici la composition la plus commune du nam-phrik : on broie une poignée de poivre-long sec dans un mortier de pierre, on y ajoute du kapi, du poivre ordinaire, de l’ail et de l’oignon. Quand toutes ces substances sont réduites en pâte homogène, on y ajoute un peu de saumure et du jus de citron. Les gourmets modifient cette sauce à leur goût en y mettant du gingembre, du tamarin et des semences de courge. Cette sauce, ainsi préparée, est extrêmement forte, piquante et savoureuse ; elle est excellente pour exciter l’appétit dans ce climat où la chaleur énerve et émousse les sens.

Un mets qui est fort du goût des Siamois, c’est du poisson à demi pourri qu’ils préparent de la manière suivante : ils attendent que le poisson sente mauvais, puis ils l’entassent dans une cruche de terre qu’ils finissent de remplir d’eau salée ; quand on cuit ce poisson, il se résout en pâte liquide, qu’ils mangent alors en y trempant des gousses de poivre-long, des sommités de menthe, des quartiers de melongène cru ou des pousses tendres de manguier, d’oranger et d’autres arbres. Ils ont une méthode excellente pour saler les œufs de canard ; avec des cendres, du sel et un peu d’eau, ils font une pâte dont ils recouvrent les œufs. Au bout de dix à quinze jours, ces œufs sont salés et peuvent se garder plusieurs mois ; plus ils sont vieux, meilleurs ils sont. Ces œufs salés sont une grande ressource pour les voyages, et je ne doute pas qu’ils ne fussent bien appréciés par les Européens pour l’usage de leurs navires, s’ils employaient la méthode dont je viens de parler.

Deux sortes de cuisine sont en usage dans le pays : la cuisine chinoise et la cuisine siamoise. Les Chinois préparent tous leurs mets presque sans sel et sans épices ; souvent même ils mettent un peu de sucre dans leurs mets, de sorte qu’ils sont doux, gras et souvent fades, si l’on en excepte les poissons, les cancres et les légumes salés, que les Chinois font toujours entrer dans leurs repas. La cuisine siamoise, au contraire, est toujours forte et piquante ; leur sauce favorite est le carry. Voici une recette de carry qui est la plus usitée ; on commence par frire du poisson ou de la viande quelconque dans une poêle avec une petite quantité de graisse de porc ; pendant ce temps-là, on broie, dans un mortier en pierre, du piment rouge, du poivre, du gingembre, du sel, de l’ail, de l’ognon, du kapi, du tamarin avec de la poudre de curcuma ; quand le tout est réduit en pâte, qu’on rend un peu liquide par addition de saumure, on met cette pâte dans la poêle et, après l’avoir agitée un instant, on y verse une quantité d’eau convenable. Cette sauce de carry est très-appétissante et favorise la digestion. Il y a bien des manières de modifier le carry ; la plus ordinaire, c’est d’y ajouter du lait de coco qui, par une courte cuisson, se convertit en huile douce et parfumée.

Nos Chinois de Siam et un certain nombre des habitants qui veulent les imiter, prennent leur repas accroupis en cercle autour d’un gros plateau en cuivre et à rebord où sont placés les mets tout découpés par bouchées dans sept ou huit tasses de porcelaine ; chacun tient une écuelle de riz de la main gauche ; la main droite est armée de deux bâtonnets ; les convives apposent l’écuelle à leurs lèvres, et au moyen des bâtonnets font dégringoler le riz dans la bouche, puis avec ces mêmes bâtonnets saisissent adroitement une bouchée de poisson ou de viande, et continuent ainsi, ayant soin, de temps en temps, de boire une cuillerée de sauce avec une cuiller de nacre qui est commune pour tous. Quand ils sont rassasiés, ils boivent une grande tasse de thé, et puis une toute petite tasse d’arak, après quoi ils se mettent à fumer.

Les Thai prennent leur repas assis sur une natte ou un tapis ; les plats sont renfermés dans de grands vases d’airain surmontés d’un couvercle de forme conique garni d’étoffe rouge ; les mets sont découpés en petits morceaux, et le riz est placé à part, et à droite, dans une grande écuelle évasée ; à gauche est un grand bassin d’eau où flotte un autre petit bassin pour boire. Les convives n’ont ni cuillers, ni fourchettes, ni couteaux, ils se servent seulement d’une cuiller de nacre pour prendre dans les plats ; les doigts leur suffisent pour tout le reste ; ce n’est que quand ils sont rassasiés qu’ils boivent de l’eau pure ou bien une tasse de thé.

Boire tour à tour la sauce qui est dans le plat commun, boire dans la même tasse ou dans le même bassin, n’a rien de choquant pour eux. Parmi les personnes riches, le mari mange ordinairement avant sa femme qui le sert à table ; les princes et le roi ne se distinguent de leurs sujets que par la richesse de la vaisselle et la variété des mets. Un officier, qui est en faveur, fait sceller les plats, et les accompagne jusque dans la salle à manger ; le roi seul rompt les sceaux, et avant de toucher au plat, il fait goûter de tous les mets qu’on lui a servis. Le temps du repas est pour ainsi dire sacré pour les Thai ; on ne dérange jamais quelqu’un qui est à manger, les maîtres eux-mêmes se garderont bien d’interrompre les repas de leurs esclaves. Le temps du repas est aussi un temps de silence ; serait-on dix et même vingt personnes à manger ensemble, à peine y aura-t-il quelques mots échappés à l’un ou à l’autre, tant ils sont à leur affaire ! aussi leurs repas ne durent-ils qu’un quart d’heure environ. Il est aussi à remarquer qu’ils ne boivent jamais avant et pendant, mais seulement après leur repas.

La boisson générale, après l’eau pure, c’est le thé, car les Chinois en apportent tous les ans des quantités considérables. Voici la meilleure manière de faire le thé : on fait bouillir de l’eau de pluie dans un pot de grès non vernissé (le métal communique toujours une partie de son odeur à l’eau qu’il contient) ; on rince d’abord avec de l’eau bouillante la théière qui doit être d’argile rouge, puis on y met une bonne pincée de thé ; enfin on la remplit d’eau bouillante. Une ou deux minutes après on distribue l’infusion de thé dans les tasses de porcelaine de manière à ne les remplir qu’à demi ; on remplit de nouveau la théière d’eau bouillante, et deux ou trois minutes après on répartit cette seconde infusion dans la première qui était trop chargée. On fait rarement usage du sucre avec le thé ; le thé sans sucre étanche mieux la soif. L’usage du café commence à se répandre à Siam depuis que le roi et les grands en ont fait des plantations considérables ; les Malais surtout en font une grande consommation, et le préfèrent au meilleur thé.

J’ai déjà exposé comment on faisait l’eau-de-vie de riz qu’on appelle arak ; cette boisson pernicieuse, dont les Chinois ont le monopole, cause de grands ravages dans le pays. Il est vrai que le plus grand nombre des habitants s’abstient de ce breuvage et même de toute liqueur fermentée ; mais ceux qui se sont adonnés une fois à l’arak courent rapidement à leur ruine. En effet, comme le dit Ovide :

Quo plus sunt potæ, plus sitiuntur aquæ.

Ceux qui ont pris goût à l’arak en conçoivent une soif insatiable ; il paraît que cette liqueur perfide a dans sa composition quelque chose qui stimule la soif sans jamais l’étancher. Aussi, voit-on des malheureux qui ne gagnent qu’une vingtaine de sous par jour dépenser tout en arak ; la femme est obligée d’emprunter pour nourrir la famille, et au bout de deux ou trois ans le buveur se trouve dans la nécessité de vendre femme et enfants. Quelquefois même, et le cas n’est pas très-rare, on voit de ces ivrognes perdre la vie par suite d’une profonde ivresse qui coagule leur sang, et en arrête la circulation. En distillant l’arak avec des semences d’anis étoilé, les Chinois font une anisette très-forte, agréable, et qui n’a pas les inconvénients de l’eau-de-vie de riz toute seule.

Depuis une trentaine d’années l’opium, qui était inconnu à Siam, s’y est introduit malgré les efforts du gouvernement. Le nouveau roi s’est vu obligé d’en laisser le monopole aux Chinois, en portant toutefois des lois très-sévères contre les Siamois qui en feraient usage ; ainsi il est statué que les Thai qui s’adonneront à l’opium, seront condamnés à porter la queue chinoise, et soumis à une contribution annuelle d’une trentaine de francs ; que s’ils refusent de se faire Chinois, ou de renoncer à l’opium, ils seront condamnés à mort. On ne se fait pas une idée des malheureux effets de l’opium. Pour se procurer cette funeste drogue, qui se vend au poids de l’argent, on se ruine, on vend sa femme et ses enfants ; l’usage de ce poison lent énerve et prive absolument des forces physiques, au point qu’on n’est plus bon à rien. Le besoin de l’opium devenant tous les jours de plus en plus impérieux, on s’abandonne au vol pour pouvoir s’en procurer ; on finit par aller languir et mourir en prison, ou bien l’abstinence forcée de ce poison engendre une lente dyssenterie qui fait toujours périr misérablement. Tout le monde sait que l’opium est le suc ou extrait d’une espèce de pavot de l’Inde, où les Anglais le font cultiver sur une vaste échelle ; de là ils le répandent en Chine et dans tous les pays voisins. Pour faire usage de l’opium, on en dissout quelques grammes dans une petite quantité d’eau bouillante, de manière à ce qu’il ait une consistance sirupeuse ; on y mêle du tabac très-fin, et les amateurs mollement étendus sur des coussins, le fument avec des petites pipes chinoises. Des effets d’une douce ivresse ne tardent pas à se faire sentir ; on se trouve comme transporté dans un pays magique ; on éprouve un demi-sommeil avec des rêves enchanteurs et voluptueux ; et voilà ce qui inspire tant de goût pour l’usage d’une substance si funeste.

Quelques-uns parmi les Thai plantent du chanvre, en cueillent les feuilles et les fument en guise de tabac. Cette plante a des effets un peu analogues à ceux de l’opium, car elle enivre et procure des rêves fantastisques ; il paraît que c’est l’impossibilité de se procurer l’opium qui fait recourir ces gens-là aux feuilles de chanvre, lesquelles, heureusement, n’ont pas des résultats aussi funestes.

L’usage du tabac est général à Siam. Les petits garçons se mettent à fumer dès l’âge de cinq à six ans ; les filles et les femmes ne fument pas, mais mâchent le tabac avec l’arec. Les cigares dont on fait usage sont du tabac très-fin, roulé dans des feuilles de bananier ou dans la pellicule mince des feuilles de palmier. La majeure partie des gens de distinction fument dans une petite pipe métallique à long tuyau. La plupart des Chinois et bon nombre de Thai font usage du tabac rouge découpé extrêmement fin et préparé avec de l’huile de pistache de terre qui lui donne un goût plus doux et parfumé.

Les Thai prennent des bains deux ou trois fois par jour ; tantôt ils se plongent dans l’eau, tantôt ils s’arrosent le corps en commençant par la tête. Ces ablutions fréquentes sont très-salutaires et entretiennent chez eux une grande propreté. Ils changent tous les jours de langouti et exposent régulièrement leurs habits au soleil. Les poux et les puces sont inconnus chez eux ; dès l’âge de puberté ils s’épilent la barbe ; ils pommadent leur chevelure et soignent si bien leurs dents, qu’on ne trouve personne parmi eux qui ait l’haleine fétide. En un mot, on peut dire qu’ils sont très-propres dans leurs maisons, dans leurs habits et dans leur personne.

Quand une femme est près d’accoucher, on l’établit dans une chambre, à part, où elle se couche à côté d’un feu ardent. Dès qu’elle a enfanté, le nouveau-né est lavé avec soin et la mère ne quitte pas le feu pendant deux ou trois semaines ; si vous demandez : Où est donc madame une telle ? on vous répond : Elle est au feu. Il est difficile de s’expliquer cette singulière coutume dans un pays où il fait si chaud ; cependant tout le monde est persuadé qu’elle est indispensable, et il faut passer par là. Les femmes allaitent leurs enfants non pas cinq à six mois, comme en Europe, mais jusqu’à deux ans et même trois ans, tout en leur donnant à manger du riz et des bananes. Dès l’âge de trois ans, les enfants savent nager ; on les rase presque tous les mois pour fortifier leurs cheveux ; quand ils sont parvenus à l’âge de quatre ou cinq ans, on leur garde sur le haut de la tête un toupet rond et long, qui ne se rase qu’à l’âge de puberté chez les filles comme chez les garçons. Jusqu’à cette époque, les enfants des deux sexes n’ont d’autres occupations que de s’amuser et se divertir avec leurs camarades. Quand le temps est venu de raser le toupet à un enfant, c’est une grande fête dans la famille ; on envoie des présents en fruits et gâteaux à tous les parents et connaissances qui sont conviés pour la fête. Ce jour-là, l’heure favorable s’annonce par un coup de fusil ; les talapoins récitent des prières sur l’enfant et lui lavent la tête d’eau lustrale ; les plus proches parents rasent le toupet à l’enfant qui est décoré de tous les ornements et bijoux qu’on a pu se procurer ; l’orchestre joue des airs joyeux ; tous les conviés arrivent, font leurs félicitations au jeune tondu, et chacun dépose


Symboles divers avec étoile flamboyante
Symboles divers avec étoile flamboyante
Joseph Xom et François Këô, jeunes Siamois amenés en France
par monseigneur Pallegoix, en 1852.

pour lui une offrande en argent dans un grand bassin d’or ou de cuivre. Cette collecte, qui monte quelquefois à plusieurs milliers de francs, devient le profit des parents et sert à remonter leurs affaires. Ce jour-là il y a table ouverte dans la famille ; on mange, on boit, ou fume, on mâche le bétel, on joue aux cartes ou aux dés. Les riches font en outre jouer la comédie et prolongent la fête deux ou trois jours. Quand le roi fait cette cérémonie pour son fils, il fait élever une montagne factice, avec un sentier pour parvenir au sommet où l’on dresse un pavillon. Au jour fixé, on organise une procession composée de mandarins, de soldats et de plusieurs centaines d’enfants de toutes les nations qui sont à Siam, dans un brillant costume et tenant en main des fleurs de nymphæa. Le jeune prince, chargé de colliers et de bracelets d’or, est porté sur sa chaise au son des instruments. Le cortége étant arrivé devant les appartements du roi, le prince va se prosterner aux pieds de son père, qui le prend par la main et le conduit dans le temple où sont déposées les cendres de leurs ancêtres. Le jeune prince se prosterne et les adore ; ce qu’il répète trois jours

consécutifs. Le quatrième jour, on lui coupe le toupet dans le temple des ancêtres ; il revêt un langouti blanc au lieu du rouge qu’il portait ; après quoi la procession se dirige vers la montagne factice ; le prince s’y lave dans un bassin qui est au bas, puis il monte au pavillon avec quatre grands seigneurs pour y accomplir quelque cérémonie superstitieuse dont on garde le secret.

C’est après et quelquefois avant la cérémonie de la coupe des cheveux que les parents envoient leurs garçons à la pagode pour apprendre à lire et à écrire. Là, ces enfants servent de rameurs et de domestiques aux talapoins qui, en retour, leur partagent les aliments qu’on leur offre, et leur donnent chaque jour une ou deux petites leçons de lecture ; tout le reste du temps est employé à se promener, à badiner et à s’amuser. Il est de fait que sur cent enfants qui ont passé huit ou dix ans à la pagode, il n’y en a pas vingt qui sachent lire et dix qui sachent écrire quand ils sortent de ces monastères diaboliques. L’éducation qu’ils y ont reçue consiste surtout à avoir appris la paresse, la corruption des mœurs et mille fables absurdes. Ce n’est pas assez d’avoir été domestiques des talapoins, la religion bouddhiste exige que ces enfants se fassent ordonner bonzes, au moins pour quelque temps, afin, dit-on, de payer la dette de reconnaissance aux pères et mères. Ils supposent que le mérite acquis par cette ordination est assez puissant pour tirer les parents de l’enfer s’ils viennent à y tomber. C’est pourquoi personne n’est exempt ; les fils du roi, eux-mêmes, doivent passer par la pagode et se faire ordonner talapoins pour quelques mois ; du reste, libre à chacun de défroquer quand il veut. Ceux qui craignent d’être employés aux corvées publiques ne se pressent pas de quitter l’habit jaune ; d’autres attendent qu’ils aient amassé un petit bien-être, au moyen des offrandes des fidèles et du prix de leurs sermons, pour sortir du monastère et aller se marier ; un très-petit nombre se fixe dans les pagodes par goût de l’étude et surtout pour y jouir des agréments qu’on y trouve.

L'éducation des filles consiste à savoir faire la cuisine et la sauce piquante, à faire des gâteaux, enrouler les cigares et les feuilles de bétel. Très peu savent coudre, ce qui n’est pas étonnant dans un pays où les vêtements sont tout simplement des pièces d’étoffe sans coutures. Elles vont chercher le bois ; elles cueillent les légumes et les fruits, puisent l’eau, battent le riz et aident leur mère dans les soins du ménage. Tous les matins, assises respectueusement devant la porte, elles distribuent l’aumône aux talapoins qui passent trois ou quatre fois par mois, elles vont offrir des fleurs à l’idole, des présents aux bonzes ; et, rassemblées dans une grande salle ouverte, elles entendent le sermon en répétant : Satu ! satu ! (C’est très-bien ! bravo !) Les filles du peuple sont de bonnes ouvrières ; elles aident leur parents dans la culture des champs ou des jardins, et font le commerce avec une petite barque qu’elles mènent très-habilement.

Les enfants ont beaucoup de respect pour leurs parents, ce qui vient peut-être de ce que les père et mère ont un pouvoir absolu sur leurs enfants jusqu’à ce qu’ils soient établis ; ils peuvent les battre, les mettre aux fers et même les vendre comme de vils esclaves. Dès qu’une famille a des dettes qu’elle ne peut payer, elle vend un ou plusieurs de ses enfants pour se libérer ; voilà pourquoi plus on a d’enfants et plus on se croit riche. Dans la classe pauvre, la plupart des filles sont vendues à ceux qui les demandent en mariage ; elles ne sont pas regardées comme esclaves pour cela, mais bien comme épouses légitimes.

La nature étant très-précoce dans les pays chauds, on marie les enfants de bonne heure, ordinairement de quinze à dix-sept ans ; cette mesure est très-sage, car si l’on diffère trop, les jeunes filles se laissent débaucher par les jeunes gens et s’enfuient loin du toit paternel avec leur amant. Après avoir vécu ensemble un mois ou environ, le couple fugitif revient et se fait reconduire au logis par des personnes de considération ; la fille demande pardon à ses père et mère ; le jeune homme, muni des présents ordonnés par les lois, à savoir : des langoutis, des bassins, des cierges et des fleurs, se fait présenter aux parents de la fille, se prosterne trois fois en demandant pardon, et les personnages qui l’ont introduit entrent en pourparlers, offrent telle ou telle somme ; bientôt le mariage est conclu. Si les parents refusent, il faut avoir recours à la justice qui arrange elle-même le mariage. Ces échappées de filles, avec leurs amants, sont chose très-commune et ont pour cause la cupidité des parents qui voudraient attendre des occasions plus avantageuses de marier leurs enfants.

Quand le père et la mère songent à établir un de leurs garçons, il faut qu’ils envoient un ou deux personnages faire la demande aux parents de la fille. S’ils sont mal reçus, l’affaire est manquée, on n’y songe plus. Si les parents disent qu’ils verront, qu’ils consulteront l’inclination de leur fille, la demande se renouvelle encore deux fois, à des époques différentes, après quoi on procède aux fiançailles, qu’ils appellent khan mak. Sur une grande barque, bien pavoisée, on dispose des langoutis précieux, des écharpes de soie, des vases d’or ou d’argent, contenant des fruits, de l’arec et du bétel ; au milieu de la barque sont placés, par étage, des gâteaux de forme pyramidale, teints des plus belles couleurs. On organise une sorte de procession sur la rivière au son des instruments ; le prétendu, accompagné de ses parents et de ses amis, va porter ces présens chez son futur beau-père, où les parents de part et d’autre étant rassemblés, on conclut le mariage ; on compte la dot de l’épouse, on règle tout et on fixe le jour de la noce. Avant cette époque, le fiancé est tenu de se faire bâtir, sur le terrain de son beau-père, une petite maison qu’il habitera un mois ou deux avant de pouvoir emmener sa femme où il voudra. La noce se célèbre chez le père et la mère de la fille ; il y a musique, comédie, jeux divers et surtout grand festin qui dure jour et nuit. Il n’y a pas de danse, car elle est inconnue à Siam. La plupart du temps le mariage se fait sans aucune cérémonie religieuse ; cependant, quelquefois, avant que la fête ne commence, on invite les talapoins à venir faire des prières et arroser le couple d’eau lustrale.

Les personnes riches et les grands prennent plusieurs femmes ; mais la première, avec laquelle ils ont fait la cérémonie du khan mak, est toujours regardée comme la seule épouse légitime. Ils l’appellent la grande femme, tandis que les autres ont la dénomination de petites femmes. C’est la vraie maîtresse de la maison : elle et ses enfants héritent de tous les biens du mari, tandis que les petites femmes et leurs enfants n’ont droit à rien autre chose qu’à ce que le mari leur a donné de la main à la main, ou à ce que l’héritier veut bien leur donner. Pusieurs personnes riches ont deux femmes : les mandarins en ont jusqu’à douze, les princes jusqu’à vingt, trente, quarante et au-delà ; le roi les compte par centaines. Du reste, la plupart de ces femmes sont entretenues dans les palais plutôt pour le faste que pour la débauche, et mériteraient plutôt le nom d’esclaves ou servantes, puisqu’elles sont soumises à la grande femme.

Le mariage n’est défendu que dans le premier degré de parenté ; les princes s’unissent très-souvent à leurs proches parentes pour ne pas s’allier à des familles d’un rang inférieur. En général, les ménages sont assez heureux ; cependant le divorce n’est pas une chose rare, surtout parmi le peuple. Quand la femme exige un écrit de divorce, le mari ne le refuse guère, parce qu’il serait presque toujours forcé par les juges à le donner ; alors il rend sa dot à sa femme et ils se partagent les enfants en cette manière : la mère a le premier, le troisième et tous les autres en rang impair ; le mari a le second, le quatrième et les autres en rang pair. S’il n’y a qu’un enfant, c’est pour la mère.

Un mari a droit de vendre une femme qu’il a achetée, mais non pas celle qui aurait apporté une dot. Si le mari contracte des dettes avec le consentement de sa femme, celle-ci en répond sur sa liberté ; dans ce cas, le mari peut la vendre pour se libérer. Au contraire, si la femme n’a pas connu les dettes du mari ou si elle n’y a pas consenti, elle n’est pas responsable. En général, les femmes siamoises sont bien traitées par leurs époux, elles ont beaucoup d’ascendant dans le gouvernement de la famille, elles sont honorées, elles jouissent d’une grande liberté et ne sont pas reléguées dans de sombres réduits comme en Chine ; elles paraissent en public, elles vont au marché, font le commerce, rendent et reçoivent des visites, se promènent aux pagodes, en ville, à la campagne, et n’ont rien à redouter de la jalousie de leur mari. Il n’y a de malheureuses parmi elles que celles qui tombent dans l’esclavage.

Pour comprendre ce que c’est que l’esclavage à Siam, il faut savoir que le taux légal du prêt à intérêt s’élève à environ trente pour cent ; une famille qui est dans le besoin est obligée d’emprunter à usure, et comme ordinairement elle ne trouve pas de quoi payer les intérêts, dans peu de temps la dette double, triple, et le créancier, en vertu de la loi, prend la femme et les enfants pour esclaves. Leurs services sont réputés tenant lieu des intérêts de la somme due ; si le mari ou des parents viennent payer la dette, le maître est obligé de recevoir la rançon et de lâcher ses esclaves. Ceux qui ne se plaisent pas chez leur maître, ont la faculté d’aller prendre de l’argent chez un autre et de changer de maître en payant leur rançon au premier. Du reste, les esclaves sont en général traités avec beaucoup d’humanité et leur sort peut se comparer à celui des domestiques en Europe. Les maîtres emploient leurs esclaves aux services domestiques, à ramer, à cultiver des jardins ou des champs, et quelquefois à faire un petit commerce dont le gain revient au maître. Les esclaves sont la principale richesse des maisons riches ; les unes en ont de cinq à dix, d’autres de dix à vingt ; quelques-unes en possèdent jusqu’à quarante, cinquante et au-delà. Terme moyen, le prix de chaque esclave est de 100 ticaux ou 300 francs. Il arrive souvent que les esclaves prennent la fuite ; quand ils ont une caution, le maître met la main sur le répondant ; mais s’il n’y en a pas, il faut faire bien des voyages et des recherches pour rattraper les fugitifs qui, une fois repris, sont mis à la chaîne sans miséricorde. Voici un spécimen de contrat de vente d’esclave : « Le mercredi, sixième mois, vingt-cinquième jour de la lune de l’ère 1211, la première année du Coq, moi, monsieur mi le mari, madame kôt l’épouse, nous amenons notre fille ma pour la vendre à monsieur luáng si pour 80 ticaux, pour qu’il la prenne à son service en place des intérêts. Si notre fille ma vient à s’enfuir, que le maître me prenne et exige que je lui trouve la jeune ma. Moi, monsieur mi, j’ai apposé ma signature comme marqué. »

Je ne crois pas exagérer en disant que les esclaves font au moins le quart de la population de Siam ; les Chinois sont presque tous ou marchands ou planteurs ; un petit nombre d’entre eux sont pêcheurs ou batteurs de fer. Quant aux Thai proprement dits, les uns sont employés du gouvernement, les autres s’adonnent au commerce, mais le plus grand nombre cultive les jardins et les champs de riz. Ces laboureurs sont robustes, endurcis à la fatigue ; ils ont beaucoup à souffrir pendant les cinq à six mois de leurs travaux, mais aussi ils se dédommagent bien et emploient les six autres mois de l’année aux jeux, aux fêtes et à toutes sortes de divertissements. Le commun du peuple est pauvre, sans cependant être réduit à l’indigence ; car, à Siam, on ne voit personne demander l’aumône, si ce n’est quelques familles lao amenées en captivité. La plupart des Chinois qui, tous les ans, arrivent par milliers, parviennent à acquérir une petite fortune ; les uns retournent en Chine et les autres s'établissent à Siam. On ne voit pas de fortune colossale ; on appelle riche celui qui possède un hab ou quintal d’argent (4,000 ticaux ou 12,000 francs). La plus haute fortune du pays (le roi excepté) n’atteint pas le chiffre d’un million de francs. D’ordinaire, les gens riches deviennent gros et gras, ce qui vient probablement de l’abondante nourriture et de la vie molle qu’ils mènent, étant presque toujours assis ou étendus sur leurs tapis et leurs coussins ; aussi le peuple regarde-t-il l’obésité comme un signe de mérite et mesure le mérite des personnages à la grosseur de leur ventre.

Chez un peuple à demi civilisé comme les Thai, on ne croirait pas rencontrer tant de politesse et de civilité ; ils ne passeront jamais devant quelqu’un sans s’incliner et lui demander excuse ; entre égaux ils s’appellent toujours mon frère aîné, ma sœur aînée s’ils parlent à des personnes âgées, ils les appellent mon père, ma mère, mon oncle, ma tante, mon grand-père, ma grand’mère ; ce serait une grande impolitesse d’appeler quelqu’un tout simplement par son nom ; au lieu de dire : moi, je, ils disent : votre serviteur, le serviteur de monsieur ; s’ils adressent la parole à des supérieurs, ils emploient ces expressions : moi qui ne suis qu’un cheveu, moi animal, moi votre esclave. Tutoyer quelqu’un serait regardé comme un grand affront ; on ne tutoie que quand on est en colère ou qu’on parle aux esclaves. La politesse exige aussi que les égaux se saluent en joignant les deux mains jusqu’à la bouche ; mais, pour saluer les supérieurs, il faut au moins s’accroupir sur les talons, joindre les mains et les élever jusqu’au dessus de la tête en disant : Votre esclave vous salue, le cheveu vous salue, ou bien l’animal vous salue.

Le respect pour l’autorité est excessif ; quand on va voir un supérieur, dès qu’on est arrivé à la porte et en vue de la personne, il faut se prosterner et adorer en levant les mains jointes jusqu’au dessus de la tête, puis on s’avance, ayant le corps tout courbé, et on converse assis, les jambes repliées en arrière. Mais si c’est un grand mandarin ou un prince qu’on va voir, dès qu’on est en vue, il faut adorer trois fois ; après quoi on s’avance en rampant sur les genoux et les coudes on se tient prosterné, les mains jointes et la tête baissée, qu’on ne relève que de temps en temps en élevant aussi les mains jointes pour dire khórab, seigneur, je reçois vos ordres. Voici les expressions qu’on emploie avec les supérieurs : quand on s’adresse aux petits mandarins, on les appelle bienfaiteur, père bienfaiteur ; aux grands mandarins on dit : seigneur bienfaiteur, seigneur sous les pieds de qui je suis, monseigneur ; aux princes, il faut dire moi, poussière de vos pieds augustes, prince, qui protégez ma tête, moi qui suis la plante de vos pieds. En parlant au roi, on s’exprime ainsi : puissant et auguste seigneur, divine miséricorde, moi qui suis un grain de poussière de vos pieds sacrés, je reçois vos ordres, divin seigneur. En parlant du roi, on l’appelle : l’ordre divin, le maître de la vie, le maître de la terre, le chef suprême, le grand roi, le divin seigneur qui est à la tête, etc.

Quand on va voir un supérieur, il est du bon ton de lui porter des présents en fruits, en gâteaux, sucre, thé, chair de porc, poissons ou autres comestibles ; ces présents sont placés sur de grandes coupes de cuivre munies d’un pied et d’un couvercle conique revêtu d’étoffe de couleur écarlate. Le nombre des coupes est proportionné à la dignité par exemple, pour aller se présenter devant un chef ordinaire, il faut deux ou trois coupes de présents ; pour un grand mandarin, il en faut cinq ou six ; pour un grand prince une douzaine, et pour le roi une vingtaine.

Quand on reçoit une visite, il est de règle qu’on invite le visiteur à mâcher l’arec et le bétel, puis à fumer un cigare. Dans les bonnes maisons, après l’arec, on vous sert le thé à la chinoise, c’est-à-dire, dans de très-petites tasses et sans sucre. Si la visite a lieu au moment du repas, le maître ou la maîtresse de la maison vous font de vives instances pour manger avec eux ; mais on n’invite jamais à des repas de famille, si ce n’est pour des grandes fêtes comme un mariage, la coupe des cheveux ou la plantation d’une maison. Quand une famille veut bâtir une nouvelle maison, elle se procure tous les matériaux nécessaires, puis elle invite tous ses parents et amis ; au jour fixé, la foule arrive, munie de pioches, serpes, de couteaux, haches, scies et ciseaux ; les uns creusent les trous des colonnes, les autres fendent les bambous ; ceux-ci préparent les colonnes, ceux-là la charpente ; c’est fort divertissant de voir une centaine d’ouvriers qui s’égaient et s’animent mutuellement. La famille pour qui on travaille est toute occupée à faire la cuisine, à préparer les cigares, l’arec et le bétel, à servir le thé, les gâteaux et l’arak ; tous les ouvriers, accroupis ou assis sur des nattes, mangent ensemble, mais en formant plusieurs groupes joyeux et turbulents ; après quoi ils se remettent au travail et, avant la fin du jour, la maison se trouve plantée comme par enchantement.

Les magistrats et tous ceux qui sont constitués en dignité se placent sur une estrade et à une certaine distance de leurs inférieurs ; ils ont toujours des coussins ou carreaux pour s’appuyer ; tantôt ils s’asseyent, tantôt ils se couchent, selon leur bon plaisir. Leur posture la plus ordinaire consiste à mettre la jambe droite sur le genou gauche et à tenir la jambe avec la main. Le roi, dans ses audiences journalières, se place sur une haute estrade dorée les assistants sont prosternés sur un riche tapis qui s’étend dans toute la salle. Qu’on juge de la gêne où doivent se trouver cette foule de mandarins, qui restent des heures entières prosternés sur leurs coudes ! Les Européens admis à l’audience du roi ne se prosternent pas, mais s’asseyent comme les tailleurs et saluent le roi en joignant les mains. Il faut dire, à la louange du roi actuel, qu’il n’astreint pas les Européens aux anciennes étiquettes ; il les reçoit presque à l’européenne, leur prend la main et leur fait donner des chaises pour s’asseoir.

Les Thai sont un peuple léger, gai, ami des jeux et des divertissements. Les enfants ont une foule de jeux dont la plupart ne diffèrent presque pas de ceux des enfants d’Europe : ils jouent au palet, à la cachette, aux barres, au saute-mouton, au colinmaillard et à la toupie ; ils jouent aux cauries ou coquilles en guise de billes ; une grosse caurie plombée leur sert de palet ; ils aiment beaucoup faire abattre les fourmilions, les grillons et surtout deux espèces de petits poissons très-courageux qui se livrent des assauts fort amusants.

Les jeux des grandes personnes sont le jeu d’échecs chinois ; le tric-trac, les cartes chinoises et les dés. On voit tous les jours des gens si passionnés pour le jeu, qu’après avoir perdu tout ce qu’ils ont, ils finissent par jouer même le langouti qu’ils portent sur eux. Depuis quelques années, les Chinois ont établi une sorte de loterie dont ils ont le monopole ; elle se compose d’une trentaine de figures diverses sur lesquelles on place l’argent qu’on veut, et si la figure sur laquelle on a placé vient à sortir, on gagne trente fois son argent. Cette loterie fait fureur et cause un grand dommage au pauvre peuple, qui s’y fait gruger au profit du roi et des Chinois. En France, le cerf-volant est l’amusement des enfants ; mais à Siam il n’en est pas ainsi : à une certaine époque où règne un fort vent régulier du sud, on voit une foule de gros cerfs-volants qui se battent dans les airs ; de nombreux groupes de jeunes gens et d’hommes faits parient les uns contre les autres, et suivent des yeux tous les mouvements des cerfs-volants, en poussant des hourra qui font retentir la ville.

De tous les amusements ceux qui les divertissent le plus sont les comédiessiamoises, appelées laiton, et les ngiu ou comédies chinoises. Qu’on se figure une vaste salle ouverte à tous les vents ; au milieu de cette salle, des acteurs et des actrices dont touf le corps est frotté d’une poudre blanche, ayant un long bonnet pointu, de longues oreilles postiches, avec des bracelets et des colliers de clinquant, chantent à tour de rôle et en mesure, au son des cliquettes, l’histoire fabuleuse des anciens héros, tout en exécutant une sorte de pantomimebizarre. De temps en temps une musique bruyante se fait entendre ; une foule compacte se presse autour de la salle pour voir ce spectacle, qui dure ordinairement un jour et une nuit. Quelquefois les acteurs mettent des masques grotesques ; souvent aussi, ils entremêlentla pièce de sales bouffonneries, et c’est probablement la raison qui attire tant de monde à ce théâtre burlesque. Les ngiu ou comédies chinoises, s’exécutentsur des tréteaux, et tous les spectateurs sont en bas ; ce sont de jeunes Chinois qui se déguisent en rois, en vieux guerriers barbus et en soldats ; leur costume est fort joli ; ils tiennent des épées, des lances, des hallebardes, des massues et autres armes et, tout en chantant, accompagnés des instruments, ils simulent une guerre, ils se poursuivent, se battent et se tuent (d’une manière feinte), ce qui amuse beaucoup les badauds.

Les Thai ont une sorte de fureur pour les combats de coqs, malgréîa’défense du roi et l’amende portée contre les délinquants. Quand il y a combat de coqs quelque part, la foule s’y porte avec empressement ; les uns parient contre les autres, de sorte que tout le monde est intéressé à la partie, qui finit souvent par des disputes ; de sorte qu’après avoir vu battre les coqs, on finit par voir battre les hommes. Les combats de buffles ou d’éléphants sont aussi très-goûtés, mais n’ont lieu que rarement. À certaines époques il y a les courses de ballons ou barques qui sont fort amusantes. La lutte, le pugilat, les danses sur la corde, les feux d’artifices et les pièces appelées nan et autres divertissements, accompagnent toujours les grandes funérrailles. Toutes les nuits, dans la capitale, on fait jouer les marionnettes ou les ombres chinoises, mais c’est plutôt pour amuser les enfants que les grandes personnes.

Le tempérament des Thai n’est pas très-robuste ; peut-être cela vient-il de la nourriture légère dont le plus grand nombre font usage ; car, tous ceux qui sont éloignés de la capitale mangent peu de poisson et rarement de la viande. Il y a beaucoup de maladies qui ruinent la santé, et cependant on rencontre fréquemment des vieillards de quatre-vingts ans ; j’ai même vu plusieurs centenaires (si toutefois on peut les croire, car bien des gens ne savent pas leur âge ou l’ont oublié). Il paraît que la population n’augmente que par l’arrivée annuelle des Chinois ; peut-être même est-elle stationnaire, et la cause en est facile à saisir cela vient de l’esclavage et de la polygamie ; une foule d’esclaves ne peuvent pas avoir de femmes, et une foule de femmes ne peuvent pas avoir d’enfants.

Quand un Thai est sur le point de mourir, on fait venir les talapoins qui l’aspergent d’eau lustrale, récitent des passages de leurs livres sacrés où il est question de la vanité des choses de ce monde ; et enfin, ils crient et répètent aux oreilles du mourant : arahang ! arahang ! (qui veut dire : soyez exempt de concupiscence, comme Buddha). Dès qu’il a rendu le dernier soupir, la famille entière se met à pousser des cris déchirants et à faire des lamentations en s’adressant au défunt : Ô père bienfaiteur ! pourquoi nous quittez-vous ? qu’avons-nous fait pour vous fâcher ? pourquoi partez-vous ainsi tout seul ? c’est votre faute ; pourquoi avez-vous mangé tel fruit qui vous a donné la dyssenterie ? nous l’avions bien dit ; pourquoi n’avez-vous pas voulu nous écouter ? Ô malheur ! ô désolation ! ô inconstance des choses humaines ! On se jette aux pieds du défunt, on pleure, on crie, on le salue, on lui fait mille reproches d’amitié, et au bout d’un quart d’heure la douleur a épuisé ses accents lamentables ; on lave le corps, on l’enveloppe de toile blanche ; on le met dans un cercueil qu’on couvre de papier doré et de fleurs découpées de clinquant ; on prépare un dais qu’on orne de dentelles en papier, de guirlandes de fleurs, de ciselures en clinquant et d’une multitude de petits cierges. Un ou deux jours après, on enlève le cercueil et, au lieu de le faire passer par la porte, on le descend dans la rue par une ouverture pratiquée au mur ; on lui fait faire trois fois le tour de la maison en courant pour que le mort oublie le chemin par où il a passé et qu’il ne revienne pas tourmenter les vivants ; puis on dépose le cercueil dans une grande barque, sur une estrade surmontée du dais et au son lugubre des clarinettes ; les parents et les amis accompagnent le convoi dans plusieurs petits ballons, processionnent le défunt jusqu’à la pagode où il doit être brûlé. Alors, les parents découvrent le cercueil et remettent le corps entre les mains de celui qui, par office, est chargé de le brûler moyennant un tical qu’on a eu soin de mettre dans la bouche du défunt. Le brûleur lui lave d’abord le visage avec de l’eau de coco, et si le défunt a ordonné avant sa mort qu’il serait mangé par les vautours et les corbeaux, il le dépèce et jette sa chair à ces oiseaux de proie qui ne quittent pas les pagodes. Le cadavre étant mis sur le bûcher, on allume le feu ; les nerfs étant contractés, le mort semble s’agiter et se rouler au milieu des flammes, c’est un spectacle horrible à voir. Quand la combustion est terminée, les parents viennent recueillir les principaux ossements qu’ils mettent dans une urne et les emportent à la maison. Le deuil consiste à avoir des habits blancs et la tête rasée. Les personnes riches font des funérailles qui durent trois jours et même plus ; il y a feux d’artifices, sermon des talapoins, comédies nocturnes où figurent des monstres, animaux à têtes d’hommes et hommes à têtes d’animaux ; on élève des tentes sur le terrain des pagodes ; on y célèbre même des jeux et des festins.

Quand le roi de Siam est mort, on lui fait avaler une grande quantité de vif-argent ; on lui met un masque d’or et on l’établit, solidement assis, sur un trône percé, au dessous duquel est un grand vase d’or ; le vif-argent le dessèche promptement ; tous les jours ou va en grande cérémonie vider dans le fleuve la pourriture qui est tombée dans le vase d’or, et, lorsqu’il est bien desséché, on le place accroupi et les mains jointes, dans une grande urne d’or où on le garde environ un an, pendant qu’on fait les préparatifs de ses funérailles. On envoie couper dans les forêts les plus grands arbres qu’on puisse trouver ; tout le peuple est mis en réquisition pour la construction d’un catafalque colossal et pyramidal, de trois cents pieds de haut, qu’on élève au milieu d’une grande place située au milieu de la ville. Les colonnes, la charpente et le toit de cet immense pavillon sont recouverts de lames de plomb, d’argent et d’or ; tout autour de l’édifice sont disposées des représentations (en bois et en carton) de géants, d’anges, d’animaux fabuleux, de monstres, de montagnes, etc. Tout autour de la place, on élève des tentes pour le roi, ses mandarins et les talapoins. Au temps fixé, on processionne en grande pompe, sur un char doré, l’urne qui renferme le corps du roi défunt, on la place sur une haute estrade. Alors commencent les jeux publics, qui durent sept jours ; il y a comédies, lutte, pugilat, danse sur les cordes et toutes sortes de divertissements le nouveau roi lance des billets et des limons qui renferment de la monnaie d’or et d’argent. Ces billets représentent la valeur d’un jardin, d’une maison, d’une barque, etc., etc. ; ceux qui ont pu les ramasser vont les présenter au trésor royal et sont payés à l’instant. Le soir, il y a brillant feu d’artifice, suivi de comédies funèbres. Enfin, le dernier jour, le roi, lui-même, met le feu au bûcher, composé de sandal et autres bois odoriférants. On ne se sert pas d’un feu ordinaire pour cette cérémonie, mais d’un feu allumé par un coup de foudre, que l’on entretient soigneusement. Les os que le feu n’a pas consumés sont recueillis et réduits en poudre ; on les mêle avec un peu d’argile et on en forme de petites statues qu’on place dans un temple destiné pour cela. Les funérailles terminées, on détruit tous ces ouvrages qui avaient coûté tant de peine au pauvre peuple, et la place se trouve vide comme auparavant.

Les Thai observent tous les huitièmes et quinzièmes jours de la lune croissante, aussi bien que de la décroissante ; ces jours-là, ils s’abstiennent des grands travaux ; il vont à la pagode adorer l’idole, offrir des comestibles aux talapoins et entendre le sermon dans une grande salle ouverte. Dans ces jours-là, qu’ils appellent jours saints, la pêche et la chasse sont sévèrement défendues. On ne trouve ni chair, ni poissons frais au bazar ; les contrevenants sont condamnés à l’amende et reçoivent du rotin par dessus le marché. Ils ont en outre, durant le cours de l’année, plusieurs jours de fêtes civiles ou religieuses, qu’ils célèbrent avec grande pompe : 1o Songkran ; c’est leur nouvel an, qui tombe ordinairement dans leur cinquième mois ; on le célèbre pendant trois jours ; ce n’est qu’à cette époque que le peuple apprend des astrologues, si l’ange de l’année monte un tigre, un bœuf, un ours, un cheval, une chèvre, un dragon ou quelque autre animal. 2o Visakhabuxa, le quinzième du sixième mois ; le roi envoie en grande pompe aux talapoins des comestibles et autres offrandes, parmi lesquelles se distinguent des fleurs de nympheea et des petits paquets de bois odoriférant, pour curer et nettoyer leurs dents. 3o Rëkna, le sixième de la lune du sixième mois ; on nomme un roi précaire, qui jouit pendant trois jours des prérogatives royales (le véritable roi reste enfermé dans son palais). Il envoie de tous côtés ses nombreux satellites, qui font main basse sur tout ce qu’ils rencontrent ; tout ce qui se trouve au bazar ou dans les boutiques non fermées est confisqué ; même les navires et les jonques, qui arrivent dans ces trois jours, appartiennent à ce roi précaire et il faut les racheter. Il va dans un champ, situé au milieu de la ville, et trace quelques sillons avec une charrue dorée ; puis, va s’appuyer contre un tronc d’arbre, place son pied droit sur le genou gauche et se tient debout sur un seul pied, ce qui lui a fait donner le nom de roi cloche-pied. Pendant ce temps-là, on étale du riz, des haricots, des patates et autres légumes, puis on amène une vache et on examine quelle est la chose que la vache mangera d’abord ; cette chose-là sera chère et tout le monde se tient pour averti. 4o Khào-vasá, le seizième du huitième mois ; c’est le commencement de la saison des pluies ; tous les talapoins vagabonds doivent rentrer dans leur pagode respective et s’adonner à la prédication ; c’est comme le carême des Thai, 5o Sat, le dernier jour du dixième mois : c’est à cette époque qu’on fait des gâteaux avec du riz nouveau. 6o Kathin, le seizième jour du onzième mois : pendant huit jours, le roi fait des processions solennelles aux pagodes royales, pour offrir des habits neu& aux talapoins ; le cortége du roi se compose d’une multitude de barques magnifiques, montées chacune par un prince ou un mandarin et menées par huit ou dix mille rameurs, Le peuple ne commence ses processions que quand celles du roi sont terminées. 7o Loi-Ka-thong, le quinzième jour du douzième mois : offrandes expiatoires à l’ange du fleuve pour lui demander pardon de s’être, lavé et d’avoir fait ou jeté des ordures dans ses eaux. Ces offrandes consistent en petits radeaux de bananier garnis de cierges allumés et ornés de fleurs avec des petits étendarts : on les fait flotter la nuit et ils vont se perdre en mer. 8o Phàpa, au commencement du douzième mois : processions nocturnes aux pagodes ; une foule de garçons et de filles portent des gâteaux et des fruits aux talapoins endormis. Quand ils ont déposé les offrandes devant les portes, ils lancent des briques contre les cellules, les talapoins se lèvent comme en colère ; la troupe joyeuse s’enfuit tumultueusement et revient chez soi, en s’amusant et chantant des couplets amoureux. 9o Jing-atana, à la fin du quatrième mois, on fait une corde avec de l’herbe chiendent, on la fait bénir par les talapoins on entoure les murailles de la ville avec cette ficelle sacrée, et, au signal donné par les astrologues, on tire les canons qui sont autour de la ville ; des milliers de coups de canon retentissent toute la nuit, et cela pour effrayer les géants et les démons de la peste, qu’on suppose venir attaquer la ville précisément cette nuit-là. 10o Tout, fin du quatrième mois, trois jours de réjouissances pour célébrer la fin de l’année par des comédies, des jeux et la bonne chère.

Les Thai ont deux ères ; l’ère religieuse ou ère de Buddha, qui remonte à la mort de Somana-khôdom, et compte aujourd’hui 2397 ans (on s’accorde assez à placer la mort de Buddha à la 543e année avant Jésus-Christ). L’ère civile tire son origine d’un ancien roi siamois qui régnait à Sangkahlôk ; elle compte aujourd’hui 1216 ans, et commence l’an 638 de l’ère chrétienne.

L’année est composée de douze mois lunaires qui ont vingt-neuf et trente jours alternativement. C’est pourquoi tous les trois ans on ajoute un mois intercalaire : c’est le huitième mois qu’on double à cet effet. Les mois n’ont pas de noms particuliers ; on dit le premier mois, le second mois et ainsi de suite. Le premier mois commence ordinairement en décembre. Il y a deux cycles, le petit et le grand. Le petit cycle comprend les douze années dont voici les noms : l’année du Rat, l’année du Bœuf, l’année du Tigre, l’année du Lièvre, l’année du grand Dragon, l’année du petit Dragon, l’année du Cheval, l’année de la Chèvre, l’année du Singe, l’année du Coq, l’année du Chien et l’année du Cochon. Le grand cycle comprend soixante ans ; il est composé du petit cycle répété cinq fois, les années disposées par décades, comme on le voit dans le tableau qui suit :


Première Décade.
1re année, du Rat.     16e année, du petit Dragon.
2e     du Bœuf. 17e     du Cheval.
3e     du Tigre. 18e     de la Chèvre.
4e     du Lièvre. 19e     du Singe.
5e     du grand Dragon. 10e     du Coq.

Deuxième Décade.
1re année, du Chien.     16e année, du Lièvre.
2e     du Cochon. 17e     du grand Dragon.
3e     du Rat. 18e     du petit Dragon.
4e     du Bœuf. 19e     du Cheval.
5e     du Tigre. 10e     de la Chèvre.

Troisième Décade.
1re année, du Singe.     16e année, du Bœuf.
2e     du Coq. 17e     du Tigre.
3e     du Chien. 18e     du Lièvre.
4e     du Cochon. 19e     du grand Dragon.
5e     du Rat. 10e     du petit Dragon.

Quatrième Décade.
1re année, du Cheval.     16e année, du Cochon.
2e     de la Chèvre. 17e     du Rat.
3e     du Singe. 18e     du Bœuf.
4e     du Coq. 19e     du Tigre.
5e     du Chien. 10e     du Lièvre.

Cinquième Décade.
1re année, du grand Dragon.     16e année, du Coq.
2e     du petit Dragon. 17e     du Chien.
3e     du Cheval. 18e     du Cochon.
4e     de la Chèvre. 19e     du Rat.
5e     du Singe. 10e     du Bœuf.

Sixième Décade.
1re année, du Tigre.     16e année, de la Chèvre.
2e     du Lièvre. 17e     du Singe.
3e     du grand Dragon. 18e     du Coq.
4e     du petit Dragon. 19e     du Chien.
5e     du Cheval. 10e     du Cochon.

On voit par ce tableau qu’au bout de soixante ans le cycle doit recommencer de la même manière, l’année du Rat étant la première du cycle ; mais je me suis aperçu que la manière actuelle de compter les années n’est pas tout à fait d’accord avec le tableau ci-dessus ; d’où je conclus que probablement ce cycle aura été modifié en partie.

Les Thai ne comptent pas par jours mais par nuits quelle nuit est-ce aujourd’hui ? combien faut-il de nuits pour aller à telle ville ? Ils comptent quinze nuits de la lune croissante, et quatorze ou quinze de la lune décroissante. Les noms des jours sont absolument les mêmes qu’en latin : le jour du Soleil, le jour de la Lune, le jour de Mars, de Mercure, de Jupiter, de Vénus et de Saturne. Cependant les noms de ces planètes sont tout différents et d’origine sanscrite. Voici comme on compte les heures du jour et de la nuit : depuis le lever du soleil jusqu’à midi on compte six heures ; depuis midi jusqu’au coucher du soleil on recompte encore six heures ; depuis le coucher du soleil jusqu’à neuf heures, c’est la première veille ; depuis neuf heures jusqu’à minuit, c’est la seconde veille ; depuis minuit jusqu’à trois heures du matin, troisième veille ; et depuis trois heures jusqu’au lever du soleil, quatrième veille. Chaque veille est composée de trois heures, l’heure est divisée en dix bat, le bat en six nathi ou minutes.

Il y a de la monnaie d’or ; mais elle n’a pas cours la monnaie d’argent est ronde presque comme une balle, et munie de deux poinçons ou sceaux du roi la plus grosse pièce pèse et vaut 6 francs ; la suivante, appelée bat, 3 francs la troisième, appelée sóng-salúng, 30 sous ; la quatrième, appelée salùng, quinze sous ; la cinquième, appelée fûang, sept sous et demi ; douze cent cauries ou petites coquilles équivalent à un fûang. Ces cauries (dont la valeur n’est pas fixe), tout embarrassantes qu’elles sont à compter, à porter dans un panier, ont cependant leur avantage ; car avec douze cents cauries, la personne qui va au bazar peut acheter en menu cinquante ou soixante espèces de comestibles, ce qui serait impossible avec nos sous et même nos liards. Quatre ticaux font douze francs ou une once siamoise ; vingt onces ou quatre-vingts ticaux font une livre d’argent ou 240 francs, cinquante livres d’argent valent 12,000 francs. Dans les provinces éloignées de la capitale, le roi permet de faire des monnaies en cuivre, et même en matières vitreuses ou en émail de diverses couteurs.

Le plus petit poids s’appelle hân, il pèse quarante-cinq centigrammes ; c’est la cinquième partie du fuâng, qui pèse deux grammes et vingt-cinq centigrammes ; le salûng pèse quatre grammes et cinquante centigrammes, le bat dix-huit grammes ; le xang quatorze cent quarante grammes ; le cati ou livre chinoise, qui est aussi fort en usage, ne pèse que la moitié de la livre siamoise, et par conséquent sept cent vingt grammes ; le hab ou quintal pèse soixante-douze kilogrammes ou cent livres chinoises ou cinquante livres siamoises.

La toise appelée va, équivaut juste à deux mètres, elle se divise en quatre coudées ; chaque coudée égale cinquante centimètres, et se divise en deux empans ; l’empan se divise en douze pouces, le pouce en quatre kabiet. Vingt toises ou va font un sèn (quarante mètres) ; cent sèn font quatre mille mètres, environ une lieue d’Europe ; quatre cent sèn font un jôt ou lieue siamoise de seize mille mètres. Les mesures de capacité sont le khanan ou coco légalisé qui équivaut à un fort demi-litre. Vingt khanan font un thang ou petit boisseau ; vingt-cinq khanan font un sat ou grand boisseau ; quatre-vingts sat ou cent thang font un kien ou un char. La plupart du temps ces mesures, n’étant pas étalonnées, favorisent la fraude et sont une source intarissable de disputes entre les acheteurs et les vendeurs.



Trois casques et deux papillons
Trois casques et deux papillons