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Deux amies/3-10

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Victor-Havard (p. 217-224).
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X

Quand après plusieurs nuits de délire où l’on désespérait de la sauver, la malade eut comme un réveil confus de son intelligence longtemps engourdie par la fièvre, lorsque sa tête moins pâle put se dresser sur l’amoncellement des oreillers, il flotta dans ses yeux une stupeur de se voir là, entourée de figures anxieuses qu’elle reconnaissait une à une.

On marchait sur la pointe des pieds, on chuchotait à mi-voix pour ne point la fatiguer par des bruits trop forts et une odeur fade de tisane imprégnait l’atmosphère.

Et peu à peu, comme si encore somnolente, elle sortait d’un rêve très profond, elle se rappela tout ce qui lui était arrivé et l’accident terrible qui avait interrompu en pleine joie sa passion coupable. Cette violente secousse — la bataille avec la mort — l’avait tout assagie et retournée.

Ce qu’elle éprouvait était étrange.

Il lui semblait être au retour d’un interminable voyage pendant lequel on a vieilli beaucoup, on a goûté des choses inconnues, on a couru des dangers et traversé des contrées heureuses, des paradis où l’on oubliait le reste du monde, où l’on demeurait comme emmaillée par d’invisibles liens. Tout cela datant de très loin comme une histoire fabuleuse à présent finie. Il ne lui en restait au cœur ni amertume, ni regret, ni désir. Seulement le bonheur extrême de se rattacher à ce qui avait été sa vie avant ces aventures, d’embrasser du regard l’horizon limité du passé, de reprendre possession du logis abandonné, des amis imprudemment délaissés pour de chimériques tendresses, de se reposer enfin bien paisiblement sans aucune déception.

Et elle rougit prise d’une soudaine pudeur en distinguant dans le clair-obscur de la chambre sur le même plan son mari changé par les veillées successives qu’il avait passées à son chevet avec l’effroi continuel de la perdre, la bonne vieille cousine lasse aussi et boitant plus qu’à l’ordinaire et ayant tant de bonté, tant de tristesse au fond de ses prunelles affaiblies, et entre eux, Eva Moïnoff qui s’était fait une espèce de costume de garde-malade et avec son tablier à bavolets, sa coiffure ajustée au galop ressemblait à quelque petite-maîtresse coquette comme on en voit dans les estampes du siècle dernier. Elle se sentait protégée, comme garée de dangers nouveaux depuis que Jacques était là, depuis qu’elle entendait le son familier de sa voix. Elle aimait son mari plus qu’auparavant et sans s’expliquer pourquoi et comme si rien ne s’était passé entre elle et Mlle Moïnoff, comme si elle eût compris l’inanité des calomnies inventées à plaisir contre l’honnête homme dont elle portait le nom.

Et, le soir, lorsqu’ils furent seuls dans la chambre, tandis que la cousine Eudoxie et Eva se reposaient de leurs fatigues, elle appela doucement M. Thiaucourt et lui ayant pris les deux mains, l’attira contre son lit.

— Enfin te voilà, murmurait-elle d’une voix émue, embrasse-moi donc, embrasse-moi plus fort, cela me guérira plus vite que tous ces mauvais remèdes dont on me sature.

Elle lui mit ses bras autour du cou, et Jacques pleurait de joie en la couvrant de baisers.

— Jure-moi, continua-t-elle haletante, tant son cœur battait — que tu m’as toujours aimée comme tu m’aimes en ce moment, que tout ce qu’on me disait contre toi était faux — ô les vilaines gens qui mentaient, — que tu ne me trompais pas avec d’autres femmes…

— Te tromper, ma chère adorée, interrompit M. Thiaucourt, avec une violence indignée, te tromper toi qui remplis toute ma vie, qui es mon unique pensée, mon unique rêve, qui me rends heureux et triste au gré de ton sourire, que j’aime par-dessus tout, parce que tu es la plus jolie et la meilleure ! Te tromper ! Mais comment de tels soupçons ont-ils pu attrister seulement une seconde ton pauvre cœur, comment ne me l’as-tu pas écrit franchement, comment n’as-tu pas deviné entre les lignes de mes lettres combien je m’ennuyais, combien je souffrais d’être retenu loin de toi comme par un boulet de galérien, d’être privé de ta vue et de tes tendresses ?

Luce le laissa parler, recueillie et pénétrée jusqu’au fond de l’âme par cette protestation passionnée qui lui rendait ses forces atrophiées, qui la régénérait comme un baume salutaire. L’aveu de sa faute lui remontait aux lèvres, et elle se trouvait indigne d’être ainsi aimée, ainsi exaltée, elle qui n’était plus honnête, qui avait foulé aux pieds et souillé d’une tache boueuse son honneur de femme.

— Pardonne-moi si je t’ai fait de la peine, s’écria-t-elle. On ne devrait point douter des absents aimés, et pourtant j’ai douté de toi, j’ai ajouté foi aux odieuses, aux stupides insinuations dont tout le monde ici s’amusait et se délectait. Pardonne-moi d’avoir été ingrate à ce point. J’étais toute seule, inquiète, harcelée par les uns, par les autres. Je ne savais pas ce que tu devenais, pourquoi tu ne quittais pas Paris. Oh ! ne nous quittons plus désormais, serrons-nous bien dans la vie, car il est trop dangereux, trop mauvais d’être séparé de ceux qu’on aime.

Elle répéta plus lentement :

— Nous ne nous séparerons plus, mon Jacques ?

— Je te le promets, mon amour, fit-il.

Il s’assit sur le lit, lui tenant toujours les mains qui brûlaient les siennes. Et Luce reprit d’un ton d’enfant gâtée qui ne souffre aucune objection :

— Écoute, dès que je serai mieux, dès que je pourrai seulement hasarder quelques pas à ton bras, je veux que nous quittions le château, que tu m’emmènes loin d’ici chez notre vieille cousine, où je me rétablirai tout de suite, rien qu’avec elle, toi et bébé. J’ai hâte de partir, de ne plus être mêlée à ce monde-là qui pervertirait un saint, qui a tout fait pour nous désunir à jamais.

Elle attira son visage plus près du sien, et si bas qu’il l’entendait à peine, elle lui confessa — mais sans tout lui dire cependant — dans quelle voie dangereuse Mlle Moïnoff avait tenté de l’entraîner par tous les moyens et toutes les séductions. Elle lui apprit la conduite que menait Mme de Tillenay, la façon habile avec laquelle on l’avait entraînée et initiée aux choses dont auparavant elle ne savait pas le premier mot. Et comme elle le vit désespéré, assombri par ses révélations imprévues, elle arrêta là ses confidences repentantes et lui cacha le reste.

— Tu as bien failli perdre le cœur de ta petite femme, dit-elle seulement, mais il t’appartient encore et plus que jamais !

Alors il eut un élan de reconnaissance qui tortura la pauvre Luce plus que des reproches amers, plus que des paroles de haine et de colère et l’étreignant follement comme pour la reprendre, pour l’envelopper et la préserver tout entière des autres contacts, il lui dit :

— Oh ! oui, nous partirons et nous ne nous séparerons plus, c’est moi qui te le jure, ma chère, ma bien-aimée petite femme !

La cousine Eudoxie les devança avec l’enfant, et la semaine suivante, les mariniers qui descendaient le canal sur leurs chalands, purent apercevoir à l’une des fenêtres de la maison qu’ils connaissaient tous, une jolie tête pâle de convalescente qui souriait dans la mélancolie des derniers soleils à un rêve ignoré, et de temps en temps se retournait pour chercher, pour voir encore derrière elle quelqu’un qu’elle devait bien aimer…

Luce était sauvée.